Alois Nebel, des Sudètes aux étals des librairies françaises

Photo: Presque lune

Genre peu populaire en République tchèque, la bande-dessinée trouve toutefois le moyen de s’y faire une place. Elle y parvient grâce à des œuvres ambitieuses et créatives telles que la trilogie Alois Nebel, au début des années 2000, scénarisée par l’écrivain Jaroslav Rudiš et dessinée par Jaromír Švejdík, lequel est connu sous le pseudonyme de Jaromír 99. Cette histoire d’un cheminot d’une petite gare de la région des Sudètes, en pleine chute du communisme, qui reste tourmenté par son passé, s’était déjà faufilée jusqu’en France en 2012, grâce à son adaptation cinématographique, saluée par la critique. Les lecteurs français ont à leur tour la possibilité de découvrir la bande dessinée dans leur langue. Les trois tomes de l’œuvre ont été compilés et publiés en un volume grâce à la maison d’édition Presque Lune, dont Alois Nebel vient ainsi agrémenter la collection de romans graphiques. Ivan Apostolo est derrière ce projet d’adaptation et Christine Laferrière a pris en charge la traduction du tchèque vers le français. Ils ont tous deux évoqué leur travail au micro de Radio Prague.

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Jaroslav Rudiš s’est inspiré de son grand-père cheminot, Alois Rudiš, pour écrire l’histoire d’Alois Nebel. Chef de gare d’une petite localité des Jeseníky, une région montagneuse à la frontière avec la Pologne, cet homme regarde passer les trains. Alors que le régime communiste s’effrite en cette fin de décennie 1980, lui ne peut se défaire des images du passé, de ses souvenirs de l’après-guerre, quand les décrets Beneš exproprièrent et expulsèrent les Allemands des Sudètes.

Bande-dessinée parmi les plus évocatrices de ces dernières années en République tchèque, Alois Nebel va connaître une nouvelle vie en France, depuis la Bretagne et plus particulièrement Rennes, où est basée la maison d’édition Presque Lune. Rennes, une ville que l’on peut qualifier de « tchécophile ». Jumelée avec la ville morave de Brno depuis 1965, c’est aussi la terre d’exil de l’écrivain Milan Kundera. Pourtant ce ne sont pas ces liens qui conduisent Ivan Apostolo, des éditions Presque Lune, à prendre la décision de publier Alois Nebel. Il raconte :

« Alois Nebel est venu un peu par hasard. Ce n’est pas le premier roman graphique que nous avons trouvé. On en a trouvé par différents moyens, que ce soit pour Les aventures d’Ultra-Chômeur ou Kit de survie jusqu’à 18 ans. En fait, ce qui s’est passé avec Alois Nebel, c’est que j’ai vu le film au cinéma et il m’a beaucoup plu. Après je l’ai oublié, enfin j’ai continué à travailler. Et puis un jour, je suis tombé dans Books sur un article qui parlait d’Alois Nebel et qui disait que le livre n’avait pas été traduit. Et plus tard, j’ai vu une émission sur les European Film Awards, qui ont récompensé le film du premier prix des films d’animation. Donc, cela m’a interpelé encore plus. J’ai contacté Labyrint, l’éditeur, qui m’a confirmé qu’effectivement les droits étaient libres. »

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En 2013, la maison Presque Lune lance une collection de romans graphiques. Alois Nebel y aura sa place. Mais pour Ivan Apostolo, il reste à trouver un traducteur ou une traductrice. A la recherche d’une personne expérimentée, son choix se porte sur Christine Laferrière, qui connaissait auparavant la bande-dessinée Alois Nebel, et qui l’avait déjà appréciée :

« J’avais trouvé cela superbe, absolument superbe, quels que soient les objets et personnages dessinés. Et puis j’aime beaucoup les trains ! Et également le fait que c’est historique, donc j’avais passé un très bon moment de lecture qui était assez inoubliable. J’avais été amenée à apprendre par hasard qu’il y avait eu un film. C’est pour cela que j’ai repéré assez vite au descriptif du projet de quoi il s’agissait. »

Alois Nebel a déjà été adapté en anglais et en allemand mais avec la version tchèque, c’est évidemment le dessin qui attire l’œil d’Ivan Apostolo. Le style de Jaromír 99, en noir et blanc, installe une atmosphère brumeuse et inquiétante tandis que son trait est « cru et brutal », selon les mots mêmes de son acolyte Jaroslav Rudiš. Ivan Apostolo développe :

« Déjà, le dessin donne un aperçu de l’ambiance, de l’atmosphère du livre, donc ça c’est très intéressant. Après, il y a une dimension très importante, celle de l’écriture. Jaroslav Rudis est un écrivain qui commence à être traduit en France, donc j’ai un peu suivi ce qu’il a fait. Mais on ne le connait pas, tout comme Jaromír. Mais pour le coup, il était difficile d’avoir un aperçu donc j’ai demandé à Christine Laferrière de me faire un essai d’une trentaine de pages et j’ai là senti tout de suite un style, un style particulier, étonnant, qui a un univers propre. C’est vraiment intéressant, car, non seulement le dessin donne une atmosphère noire, un peu étonnante, qu’on retrouve souvent dans les pays de l’Est ou à Berlin, mais, avec le texte, cela donnait encore plus une dimension étrange, étonnante, du livre. »

La traduction d’une bande-dessinée implique certaines difficultés spécifiques, surtout quand on passe du tchèque au français, la langue de Franquin réclamant généralement plus d’espace que celle de Jaroslav Rudiš. Christine Laferrière explique comment elle est venue à bout de cette équation complexe :

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« Par bonheur, il existe des logiciels formidables. Donc, au niveau de la maison d’édition, ce n’est pas moi qui m’en suis chargée, il était possible d’agrandir un tout petit peu les bulles lorsque cela était nécessaire car le texte français était parfois un petit peu long. C’est comme cela, ce sont les contraintes de la langue française. Et il est vrai qu’il faut quand même énormément respecter le style un peu percutant. Il faut savoir en dire beaucoup par peu de mots. Très souvent, dans Alois Nebel, il y a aussi des personnages qui parlent peu donc il faut faire en sorte qu’ils soient le plus laconiques possibles. Cela faisait partie des contraintes.

Je dois dire quand même que ces contraintes sont beaucoup moins rigides que lorsqu’on sous-titre un film par exemple, parce que, dans ce cas, il y a un nombre de caractères que nous ne pouvons pas dépasser, tout simplement parce que les logiciels ne le permettent pas. Donc, j’ai tout de même eu la chance d’avoir affaire à un genre et à une technologie, qui permettaient une relative souplesse. »

Passées ces considérations techniques, il convient donc de retranscrire le style et l’esprit d’Alois Nebel. Pour cela, Christine Laferrière s’est appliquée à « épuiser les ressources de la langue » pour parvenir à la traduction la plus juste. Et puis, elle ajoute :

« Il faut rester très tchèque…

Qu’est-ce que cela signifie « rester très tchèque » ?

Quelque chose qui est typique, en tout cas à mes yeux de Française, c’est qu’il y a un sens historique évidemment écrasant, il y a une évocation sous divers aspects des mille blessures du vingtième siècle. Il y a également un sens de l’autodérision qui est très fort et qui, à mon avis, est très prononcé dans cette littérature. »

Les transferts massifs de populations dans les régions des Sudètes, dont font partie les Jeseníky, sont à ranger au nombre de ces mille blessures du vingtième siècle, qui, même près de soixante-dix ans plus tard, peinent à cicatriser. Alois Nebel raconte l’histoire de ces blessures, que certains essaient péniblement d’oublier, quand d’autres veulent venger le mal subi. Pour retranscrire ce « sens historique écrasant », Christine Laferrière s’est plongée dans d’importantes recherches :

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« Des recherches historiques, il y en a forcément eues, des recherches aussi sur le vocabulaire pointu des chemins de fer, pour me rendre compte ensuite que je ne pouvais pas l’utiliser car il ne permettait pas de rendre les jeux de mots. Les termes sur lesquels je finissais par tomber à l'issue de longues recherches m’amenaient à des éléments inutilisables.

Pour ce qui est de l’histoire, malheureusement nous n’avons pas en France forcément des sources très fiables concernant, si j’ose dire, l’histoire des plus petits pays d’Europe centrale. Il faut dire aussi qu’à la même période, je pense que la France a eu un passé suffisamment douloureux pour s’en tenir aujourd’hui à ces souvenirs. J’ai fait des recherches énormes, plus en bibliothèques que sur la toile, et je me suis rendue compte que là-aussi j’avais encore des éléments qui étaient inexacts. Donc je n’ai pas été en contact avec l’auteur mais il est vrai que ma traduction a été relue par quelqu’un de la maison d’édition que je salue chaleureusement, qui s’appelle Ondřej Kavalír, et qui m’a permis de préciser certaines choses sur lesquelles je ne disposais que d’informations erronées. »

Alois Nebel est une bande-dessinée pour adultes, qui témoigne du passé douloureux d’une région d’Europe centrale, carrefour entre les peuples et les armées. En ce sens, elle correspond bien à la ligne éditoriale de la maison d’édition Presque Lune pour sa collection de romans graphiques :

« Jusqu’à maintenant, nous faisions de la littérature donc nous avons six ouvrages, six titres et ce qui m’a amené à la bande dessinée, puisqu’on peut l’appeler comme cela aussi, c’est effectivement des livres comme Persépolis de Marjane Satrapi. Moi, je cherchais de la bd littéraire, de la bd d’adulte, qui parle un peu du monde, parfois décalé, parfois engagé artistiquement. Jusqu’à récemment, il y a dix ans environ, le roman graphique n’existait presque pas et il y avait très peu de formats différents. »

Aujourd’hui, c’est pourtant cette forme de bande-dessinée qui, en sens inverse, arrive le plus facilement sur les étals des librairies tchèques, qu’on pense à la bande-dessinée Le Photographe d’Emmanuel Guibert, Frédéric Lemercier et Didier Lefèvre, aux chroniques autobiographiques de Guy Delisle, à l’œuvre documentaire et engagé de Joe Sacco ou au travail déjà cité de Marjane Satrapi.

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Des auteurs d’Europe centrale s’inscrivent à présent dans ce courant et la publication d’Alois Nebel en France est l’occasion de témoigner de la richesse de ce vivier. C’est aussi une certaine fierté pour les Tchèques, si l’on en croit Ivan Apostolo, qui remarque que lorsque le roman graphique a été présenté dans le cadre du festival d’Angoulême, les personnes tchèques qui l’apercevaient « s’extasiaient et semblaient très surprises de cette traduction. » La Belgique, terre de bd par excellence, pourrait également commencer à s’intéresser à la production centre-européenne. Le Centre Tchèque de Bruxelles propose ainsi, en partenariat avec les éditions Presque Lune, une exposition consacrée à Alois Nebel. Ivan Apostolo présente l’événement :

« Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que ce sont des planches qui n’ont pas été remplies, qui n’ont pas été « colorisées »… Je ne vais pas dire « coloriser », car ce sont seulement des noirs. Ce ne sont que des traits. Jaromir a présenté ses dessins originaux et il a ensuite rempli ses dessins sur ordinateur, ce qui permet de voir le travail accompli. »

L’exposition Alois Nebel est à découvrir au Centre Tchèque de Bruxelles jusqu’au 20 avril prochain. Quant à la bande-dessinée, dont les trois tomes sont compilés en une seul livre, elle est disponible en français depuis le 14 février dans toutes les bonnes librairies de France et de Navarre.