A Bordeaux, une exposition met en lumière la richesse de la création graphique tchèque de l’entre-deux-guerres

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Jusqu’au 6 mai prochain, le Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux propose une exposition intitulée : « L’image-livre. Editeurs et artistes de l’avant-garde tchèque (1920-1930). » Chaque année depuis 2014, le musée invite un collectionneur : Pierre Ponant est historien et critique du design graphique et a choisi de présenter sa collection de livres tchèques de l’entre-deux-guerres. En collaboration avec le commissaire Etienne Tornier, ils ont mis sur pied cette exposition qui s’efforce de montrer de façon plus globale dans quel contexte particulier ce graphisme tchèque original a vu le jour.

En 1918 naît la Tchécoslovaquie, sur les ruines de l’empire austro-hongrois. La fondation de ce tout nouvel Etat se fait sur un terreau fertile et bouillonnant qui ne demande qu’à laisser exprimer les forces vives d’une jeune nation. C’est dans ce contexte qu’évoluent de nombreux artistes et créateurs, qu’ils soient écrivains, musiciens ou peintres, dont nous avons souvent eu l’occasion de parler ici.

Moins connu peut-être car souvent considéré comme un parent pauvre de l’art ou secondaire par rapport à la peinture, le graphisme, tchécoslovaque dans le cas présent, a connu une heure de gloire sans précédent dans cette période de l’entre-deux-guerres créative et bien trop courte. De là un caractère tout-à-fait spécifique du design graphique tchécoslovaque, comme le rappelle Etienne Tornier, un des deux commissaires de l’exposition :

« Je dirais que la spécificité du graphisme tchèque réside surtout dans un contexte politique. Ce graphisme et cette renaissance du livre a lieu parce que la Tchécoslovaquie est fondée en 1918, se libère de beaucoup de choses et a une volonté d’exister à ce moment-là. En 1918, un bon nombre d’artistes abandonne les fontes allemandes qui étaient jusque-là utilisées pour adopter et créer de nouvelles typographies qui soient plus adaptées à l’orthographe tchèque. Après, cette spécificité tient aussi à des personnalités qui ont vraiment marqué ce renouveau. Il y a par exemple Josef Čapek qui a servi de passeur de modernité car il était en lien avec les autres avant-gardes européennes, il allait à Paris assez souvent. Il avait été à Paris au début des années 1910 pour voir le Douanier Rousseau, les objets d’art premier exposés au Musée d’ethnographie etc. Avec son frère Karel Čapek, écrivain, il a vraiment servi de passeur de modernité. Une autre figure assez importante, c’est Karel Teige. Il arrive à drainer autour de lui énormément de personnalités. Il a également cofondé le groupe d’avant-garde tchèque qui est bien illustré dans l’exposition, le Devětsil. Il y a aussi, et Pierre Ponant insiste beaucoup là-dessus, ce côté joyeux, rieur, plaisant, qui transparaît dans tout cela. L’illustration occupe une place importante et elle est un peu naïve, elle est très spontanée, et c’est vrai qu’elle apporte une couleur un peu particulière. Donc le graphisme tchèque est assez spécifique, mais en même temps, il est assez représentatif de ce qui se passe ailleurs dans d’autres pays d’Europe, en Allemagne et en Russie, et assez différent du contexte français. »

Les frères Čapek, Karel Teige, Adolf Hofmeister ou encore Ladislav Sutnar sont quelques-uns des noms les plus importants pour cette période de création intense et de renouveau. Pierre Ponant détaille leur apport à ce mouvement :

Karel Teige et Otakar Mrkvička,  couverture pour Historie jednoho léta  (Histoire d'un été) d’Ilja Erenburg,  Éd. Odeon,  Praha,  1927 / Collection Pierre Ponant
« Karel Teige est un artiste au sens artiste total, au sens des avant-gardes du début du XXe siècle. C’était un activiste, quelqu’un qui s’est occupé aussi bien de graphisme, de typographie, d’architecture, qui a eu un engagement politique… Il avait un objectif : développer ce qu’il appelait l’image-livre, c’est-à-dire des recherches, des expérimentations dans lesquelles se retrouveraient aussi bien des poètes, architectes, plasticiens pour construire un livre un peu nouveau. Il y a aussi Ladislav Sutnar qui était un autre graphiste qui a commencé sa carrière professionnelle à Prague, qui a développé des recherches passionnantes avant de partir aux Etats-Unis en 1939 où il a développé de nouvelles expérimentations en termes de communication qui ont fait école aux Etats-Unis par la suite. Ce sont les deux grands noms qu’on pourrait citer et qui sont les plus connus au niveau international. Ensuite, il y a bien sûr tous les gens qui ont un espace vivant à Prague dans les années 1920-1930, sachant que c’était une ville multilingue, qui a accueilli beaucoup de créateurs d’autres pays et qui était au cœur des –ismes : entre constructivisme, futurisme, fonctionnalisme etc. Ça a créé un environnement créatif assez exceptionnel. »

La villa Müller,  photo: Vojtěch Ruschka
C’est une véritable effervescence artistique qui caractérise la toute jeune Tchécoslovaquie qui s’apparente à une sorte de laboratoire créatif. C’est dans ces années-là en effet que voient le jour des édifices tels que la villa Müller à Prague ou la villa Tugendhat à Brno, que le compositeur Leoš Janáček écrit ses opéras les plus célèbres comme Kaťa Kabanová ou L’affaire Makropoulos, que naît le groupe des Surréalistes tchèques, sur le modèle français, et dont Karel Teige est un des porte-paroles avec le poète Vítězslav Nezval. Bref, la Tchécoslovaquie peut se targuer à l’époque d’occuper une place à part en termes d’innovation et de création, avec Prague en figure de proue.

Un mouvement général qui, dans le cas des graphistes notamment, trouve écho chez les éditeurs, comme le rappelle Pierre Ponant :

« Il y a aussi toute une génération d’éditeurs qui a soutenu cette création, que ce soit Otakar Štorch-Marien, Jan Fromek des éditions Odeon, qui ont aussi aidé dans ce domaine. Ils étaient à la recherche du beau livre, de créer des beaux livres accessibles à tous. Il y avait cette envie de développer une culture nationale, c’est sûr. Tout cela a permis à des auteurs tchèques de trouver une place dans une mouvance internationale. De nombreux textes d’auteurs français ont été traduits à cette époque aussi d’ailleurs. Et inversement de nombreux jeunes auteurs tchèques ont aussi été traduits à cette époque. »

Portés par l’élan de la création de la nouvelle Tchécoslovaquie mais aussi par l’espoir suscité par le pacifisme ambiant après le carnage des tranchées de la Première Guerre mondiale, symptomatique des « Années folles », tous ces créateurs, aspirant à la modernité la plus complète, ont un mot d’ordre qui transparaît dans leurs œuvres : l’optimisme, comme le détaille Pierre Ponant :

« Il y a un deuxième et troisième degrés de lecture dans ces productions. On s’aperçoit qu’ils étaient très inspirés par le fonctionnalisme, le constructivisme mais ils n’ont pas appliqué les codes de ces mouvements à la lettre. Ils les ont un peu détournés : on voit beaucoup de productions où Karel Teige utilise le rose au lieu du rouge. Le rouge et le noir étaient des couleurs très utilisées par les constructivistes. Ladislav Sutnar a beaucoup utilisé la couleur orange. Il y a aussi des jeux de mots qui ont apporté une lecture nouvelle aussi. Et surtout, il y a aussi pas mal d’humour dans cette production. Ils décrétaient que le pessimisme n’avait pas lieu d’être. Il fallait vivre dans une société optimiste, rire de tout. C’est un état d’esprit qui caractérise la production de ce moment-là. »

Au Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux, les deux commissaires de l’exposition ont donc mis le livre au cœur de l’exposition, tout en replaçant cette production graphique tchécoslovaque dans son contexte, pour mieux faire découvrir au public français une période et une création méconnues dans l’Hexagone. Etienne Tornier :

Ladislav Sutnar,  couverture pour Trakař jablek,  Americký císař  (La Charette de pommes) de George Bernard Shaw,  Éd. Družstevní práce,  Praha,  1932 / Collection Pierre Ponant
« On l’a conçue beaucoup avec les scénographes qui nous ont fait une proposition qui nous a tout de suite plu car elle mettait le livre au centre, comme le propos principal de l’exposition. Comment cela a-t-il été fait ? En ne mettant que très peu de protection, pas de verre ni de plexiglas qui empêcheraient de voir la matière du livre. Bien sûr, il y a une mise à distance, le public ne peut les toucher mais les voit directement. En plus, ils sont placés à hauteur assez basse, à environ 60 cm de hauteur et on les voit directement. C’est assez rare d’avoir une exposition où l’on voit les livres aussi bien. Nous avons voulu aussi que les visiteurs puissent se plonger dans la Prague de ces années-là, car ce n’est pas quelque chose très connu du public français. On a donc voulu enrichir l’exposition de prêts qui viennent du Musée des arts décoratifs de Prague et de la Galerie morave de Brno : des prêts de dessins, lithographies, affiches, objets en céramique, mobilier, qui ont été produits par les mêmes artistes qui ont fait ces couvertures. Cela permet de montrer qu’il y avait un bouillonnement qui dépassait l’espace du livre. On a aussi de la musique et des films. C’est quelque chose de très englobant. »

Plusieurs conférences sont aussi organisées autour du design graphique, mais également des ateliers destinés aux enfants ainsi que d’autres événements annexes autour de cette exposition qui s’achèvera le 6 mai prochain. Cet événement s'inscrit dans les célébrations du centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie.