1989 et moi et moi et moi - Jaroslav Formánek : « Je suis parti pour six jours en France avec 200 francs dans les poches et j’y suis resté dix-huit ans »

Jaroslav Formánek, photo: Ondřej Tomšů

Le journaliste et écrivain Jaroslav Formánek fait partie de ces Tchécoslovaques qui ont émigré clandestinement à l’Ouest en 1989, sans imaginer que le régime communiste sous lequel ils ne supportaient plus de vivre puisse s’effondrer quelques mois plus tard. Le 15 avril, après une dernière nuit d’adieux bien arrosée, Jaroslav Formánek, alors ouvrier, a pris le train de Prague pour Paris avec l’idée qu’il ne reverrait peut-être plus jamais son pays d’origine. Et s’il y vit finalement de nouveau, il n’en est pas moins resté dix-huit ans en France. Il nous raconte ici les péripéties de son départ et ses premiers pas dans son pays d’adoption.

Jaroslav Formánek,  photo: Ondřej Tomšů

« 1989 a été une année miraculeuse pour les pays d’Europe centrale, mais le régime communiste en Tchécoslovaquie était tellement rigide que je pensais qu’il resterait en place pour plusieurs années encore. Je ne croyais pas que nous puissions parvenir à la liberté qu’ont successivement retrouvée les Polonais, les Hongrois et les Allemands de l’Est. Jusqu’en novembre, la Tchécoslovaquie est restée un pays hermétique avec un pouvoir très présent. Mais partir était compliqué à cause bien entendu du rideau de fer, mais aussi de toutes les obstructions bureaucratiques de la police. Mais je suis quand même parvenu à quitter la Tchécoslovaquie en avril 1989. »

Avez-vous parfois douté de la réussite de votre entreprise ?

« Non, parce que mon but était simplement de vivre comme je ne le pouvais pas le faire en Tchécoslovaquie. Ce que je devais faire au début pour cela m’était complétement égal. Je ne parlais pas un mot de français lorsque je suis arrivé en France. J’ai eu différents métiers, j’ai commencé comme plongeur dans un restaurant, mais ce qui m’importait, c’était de ressentir la liberté dans un pays libre. J’étais donc prêt à partir à n’importe quel prix. »

Pourquoi avez-vous choisi la France ?

« J’ai hésité entre l’Angleterre et la France. A l’époque les cultures et littératures à la fois françaises et britanniques m’intéressaient beaucoup. Mais aussi plus pragmatiquement Paris était plus proche de Prague que Londres et obtenir un visa pour la France était plus simple. »

Comment avez-vous organisé votre voyage en train pour Paris ?

Photo illustrative: Karel Furiš,  CC BY-SA 3.0
« Il a d’abord fallu obtenir une autorisation de sortie du pays, une décision qui dépendait de la police secrète, la StB. A tout moment ses fonctionnaires pouvaient vous empêcher ou vous interdire de voyager à l’étranger sans vous fournir d’explications. Celles-ci étaient toujours les mêmes, à savoir qu’il n’était pas dans l’intérêt de la République tchécoslovaque que vous vous déplaciez à l’Ouest. J’ai donc eu un peu de chance, mais il faut ici bien préciser que j’ai déposé ma demande de sortie de territoire en 1988. A l’époque, la perestroïka avait déjà des retombées jusqu’en Tchécoslovaquie. Certes, le système était toujours aussi brutal, mais il commençait malgré tout à s’assouplir quelque peu. Les gens avaient un peu plus de libertés, notamment celle de voyager. »

« C’est ainsi que le 15 avril j’ai pris le train de midi à Prague, et je suis arrivé à la Gare de l’Est à Paris le lendemain matin à 7h00. »

Un train que vous avez bien failli rater…

« C’est vrai. La veille, nous avons passé une très bonne soirée avec celui qui était mon meilleur copain à l’époque. Il est venu spécialement de Brno pour faire la tournée des bars. C’était une tournée des adieux, car on pensait que l’on ne se reverrait que plusieurs années plus tard, et peut-être même jamais. Donc, oui, le lendemain je me suis réveillé à 11h00 et je suis monté dans le train juste avant midi. Disons que c’était juste. »

Que met-on dans sa valise pour un tel voyage peut-être sans retour ?

« Il fallait faire attention, car il ne fallait pas prendre d’affaires qui auraient pu indiquer aux gardes-frontières et aux policiers au passage à la frontière que vous vouliez ‘rester dehors’. Ils pouvaient toujours vous empêcher de sortir du territoire. Je n’avais obtenu une autorisation de séjourner en France que pour six jours. J’avais donc quelques vêtements et quelques livres avec moi, et je crois bien que c’est à peu près tout. Je disposais de six jours car j’avais réussi à obtenir 200 francs. Aux yeux des autorités tchécoslovaques, cette somme correspondait à l’équivalent d’un séjour d’une telle durée à l’Ouest, comme en France par exemple. Finalement, j’y suis resté dix-huit ans… »

Comment s’est passé le passage à la frontière entre la Tchécoslovaquie et l’Allemagne ?

« J’ai très mal vécu ce passage. Dès que le train est arrivé à Cheb (Bohême de l’Ouest), qui était à l’époque la ville frontière avec l’Allemagne de l’Ouest, les wagons tchèques ont été retirés et il ne restait plus que les deux wagons français avec la locomotive. Les wagons français étaient bondés de soldats et de gardes-frontières. Tous les voyageurs étaient tenus de montrer leurs papiers et d’ouvrir leurs bagages. Les contrôles étaient particulièrement désagréables, ils étaient menés de manière agressive et méfiante. Finalement, au bout d’une heure et demie environ, le train s’est remis en marche. »

Photo: ČT24
« Dès que nous avons quitté Cheb, nous sommes entrés dans une forêt avec d’un côté comme de l’autre des soldats et du fil barbelé. Cela ressemblait même à un tunnel de barbelés. Quand nous en sommes sortis, nous sommes arrivés en Allemagne de l’Ouest. Je n’oublierai jamais le nom du village : Schirnding. A ce moment-là, j’ai réalisé que j’étais bien passé à l’Ouest. Je me suis alors retourné une dernière fois dans la direction de mon pays et j’ai vu un immense panneau sur lequel il était inscrit ‘Bienvenue en République tchécoslovaque socialiste’. J’ai pris conscience de ma chance, car j’avais un peu le sentiment de quitter un camp de concentration avec tous ces barbelés et ces soldats. »

« Dès le samedi matin, mon ami breton est venu chez moi pour me dire d’écouter la radio »

Comment s’est passée votre arrivée à Paris ?

« Les premiers jours, j’ai d’abord profité de mes 200 francs, ce qui n’était quand même pas énorme. J’ai passé deux nuits dans un petit hôtel avant de contacter une grand-tante qui vivait à Paris et dont la présence avait été un autre élément important dans ma décision de choisir Paris plutôt que Londres. Elle m’a beaucoup aidé, elle m’a notamment évité de passer par un camp de réfugiés. Comme elle était française, elle m’a aidé dans toutes mes démarches administratives pour obtenir l’asile politique. J’ai aussi beaucoup marché au hasard dans Paris pour découvrir la ville que j’avais toujours rêvé de voir. »

Cette grand-tante savait-elle que vous arriviez ?

Paris en 1989,  photo: FOTO:FORTEPAN / Umann Kornél,  CC BY-SA 3.0
« Non. J’avais évité de me manifester depuis la Tchécoslovaquie, car je me méfiais de la police qui aurait pu découvrir que j’étais en contact avec quelqu’un à l’Ouest, ce qui, à leurs yeux, aurait pu être un indice que je préparais ma fuite. J’ai donc préféré lui téléphoner deux ou trois jours après mon arrivée à Paris. Je lui ai expliqué la situation et elle m’a accueillie chez elle. »

« Plus généralement, j’ai été très bien accueilli par les Français ‘ordinaires’. Mes voisins ont été extraordinaires. Ils m’invitaient à manger chez eux. J’avais aussi un voisin qui était un jeune Breton, un chercheur qui travaillait à Paris. On allait jouer au tennis ensemble et sa femme m’a fait visiter Paris et les grands musées. Non, vraiment, je ne peux rien dire de mal des Français. »

Par la suite, comment avez-vous suivi l’évolution de la situation en Tchécoslovaquie ?

« Les médias français ne fournissaient pas beaucoup d’informations sur ce qui se passait en Tchécoslovaquie. Au printemps 1989, les journalistes s’intéressaient en priorité aux événements historiques en Pologne, où le gouvernement communiste avait perdu les élections et où le premier gouvernement démocratique dans un pays de l’Est se formait. Puis il s’est passé beaucoup de choses aussi en Hongrie et en RDA. En même temps, il ne se passait rien en Tchécoslovaquie, il était donc normal de ne pas avoir beaucoup de nouvelles. »

« Ceci dit, il existait à Paris à l’époque une revue tchécoslovaque d’opposition qui s’appelait ‘Témoignage’ (Svědectví). La rédaction était composée d’exilés et dirigée par le grand journaliste tchèque Pavel Tigrid. Il avait des contacts avec les dissidents tchèques et il travaillait pour Radio Europe Libre, du coup on y trouvait toutes les informations nécessaires. »

Comment avez-vous été informé des événements de novembre 1989 ?

« Par la radio française, mais c’est amusant parce que nous avions fait un pari avec mon voisin breton. Tandis que j’étais persuadé que rien ne changerait en Tchécoslovaquie avant la fin de l’année, lui au contraire était convaincu que le régime communiste tomberait avant Noël. L’enjeu était une bouteille de whisky. »

Jaroslav Formánek,  photo: Ondřej Tomšů
« Le 17 novembre était un vendredi, et dès le samedi matin il est venu frapper à ma porte. Il m’a réveillé et m’a dit d’écouter la radio, que ça commençait. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait me dire, mais il m’a juste répondu ‘tu verras !’. Les journalistes français n’étaient pas encore bien informés de la situation à Prague, mais on sentait déjà qu’il se passait effectivement quelque chose. Il était annoncé qu’il y avait eu une manifestation étudiante et que quelqu’un avait été tué… »

La situation a ensuite évolué relativement vite et vous avez ainsi perdu votre pari avec votre ami breton…

« C’est ça, mais je l’ai perdu avec plaisir ! Je lui ai donc acheté une bonne bouteille de whisky que nous avons ouverte et bue ensemble symboliquement à Noël. Il avait eu le nez creux. »