1866 : la bataille de Sadowa

La bataille de Sadowa
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Il y a 150 ans, le 3 juillet 1866, se déroulait la bataille de Sadowa, entre les forces prussiennes et autrichiennes, la plus grande à avoir jamais eu lieu sur le territoire tchèque. Près de 500 000 hommes prirent part à la « bataille près de Hradec Králové », ainsi qu’elle est appelée en tchèque. Mais cet affrontement n’est pas seulement important par son ampleur mais aussi, et surtout, par ses conséquences. La nette victoire prussienne allait en effet redessiner les cartes du monde germanique et permettre au chancelier Bismarck d’avancer ses pions pour concrétiser son projet d’unification allemande sous l’égide de la Prusse. Aussi, il n’est peut-être pas de mauvais goût de consacrer sur Radio Prague une rubrique historique spéciale à la bataille de Sadowa.

La bataille de Sadowa
« La grande bataille à laquelle on s’attendait s’est livrée hier près de Koenigsgratz ; elle n’a pas duré moins de huit heures. Le sort des armes a encore été fatal aux Autrichiens qui ont été forcées de battre en retraite après avoir perdu beaucoup d’hommes et de canons. La perte des Prussiens a également été considérable. »

Dans cet extrait tiré du quotidien Le Temps en date du 4 juillet 1866, force est de constater qu’on ne sait pas encore grand-chose sur la grande bataille qui s’est déroulé près de Hradec Králové, ville du nord-ouest de la Bohême dont le nom allemand est Koenigsgratz. Les dépêches télégraphiques permettent toutefois de se faire une idée du rapport de force à l’issue de cette nouvelle confrontation. Le même jour, les lecteurs qui préfèrent au Temps, le journal Le Constitutionnel, pouvaient lire :

« Hier a eu lieu en Bohême le grand choc que l’Europe attentive attendait depuis plusieurs jours avec une anxiété fiévreuse, et le sort des armes a encore une fois tourné contre les Autrichiens. »

Attente fiévreuse de toute l’Europe, nouvelle défaite des Autrichiens, pertes considérables dans les deux camps : c’est tout cela la bataille de Sadowa. Avant de revenir plus en détails sur son développement, il convient sans doute d’expliquer dans quel contexte elle prend place.

Dualité allemande et guerre austro-prussienne

Depuis 1815 et le Congrès de Vienne, qui redessine les cartes de l’Europe après l’ultime défaite de la France napoléonienne, l’Europe centrale s’organise autour de la Confédération germanique. Héritière du Saint-Empire romain germanique, elle représente une tentative d’intégration politique entre une trentaine d’Etats et de villes libres, avec deux géants, dont les territoires excèdent d’ailleurs les limites de la confédération : l’Empire d’Autriche et le Royaume de Prusse. La rivalité des deux Etats, pour des gains territoriaux dans l’Europe médiane, notamment en Silésie, et pour la domination du monde germanique, est ancienne. Déjà au XVIIIe siècle, Vienne, la capitale autrichienne, et Berlin, la capitale prussienne, se sont opposés à l’occasion de divers conflits : la guerre de Succession d'Autriche, la guerre de Sept Ans ou encore la guerre de Succession de Bavière. Cette rivalité porte un nom : c’est le dualisme allemand.

Otto von Bismarck
La lutte d’influence au sein de la Confédération germanique est exacerbée après 1848 et le Printemps des peuples, une série de révoltes et de révolutions libérales qui touchent toute l’Europe, des territoires dominés par la Prusse comme d’autres, la Bohême ou la Hongrie, dominés par l’Autriche. Ces mouvements sont réprimés malgré certains acquis mais l’idée d’une unification allemande, qui pourrait se faire sous l’égide de la Prusse, fait son chemin. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV de Prusse a laissé passer l’occasion de réaliser cette union avec l’appui des peuples.

Son successeur, Guillaume Ier, va s’atteler à la tâche avec l’appui du très conservateur Otto von Bismarck. Après une première guerre menée avec les Autrichiens contre le Danemark en 1864, c’est Bismarck qui va être l’instigateur du conflit contre Vienne et l’empereur habsbourgeois François-Joseph Ier d'Autriche. Historien à l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences de République tchèque, Vojtěch Kessler, notre guide aujourd’hui pour découvrir la bataille de Sadowa, raconte :

La bataille de Sadowa
« On considère généralement que l’initiateur de la guerre était le chancelier prussien Bismarck, entré en fonction en 1862. Il avait l’objectif de parvenir à l’unification allemande sous l’autorité de la Prusse. Il disait vouloir parvenir à l’unité ‘par le fer et par le sang’. Cela veut dire que, pour que la Prusse prenne la tête de la Confédération germanique, il doit y avoir une confrontation violente avec l’Empire d’Autriche. Donc on peut dire que c’était le chancelier Bismarck qui a été à l’origine de cette guerre. »

Le prétexte au déclenchement de la guerre est à chercher dans les suites de la guerre menée au Danemark, à l’issue de laquelle l’Autriche administre les duchés de Schleswig et de Holstein repris à Copenhague. Berlin conteste certaines décisions autrichiennes et Vienne fait voter la mobilisation générale. Deux coalitions sont formées, réunissant différents Etats de la confédération autour deux principaux belligérants. Malgré une tentative vaine des Britanniques d’empêcher le conflit, la France, elle, reste passive. Peut-être Napoléon III espère-t-il des gains territoriaux en Belgique ou au Luxembourg ? Toujours est-il qu’il ne voit pas la menace que fait peser une Prusse hégémonique.

Le fusil Dreyse,  1865,  photo: PHGCOM,  CC BY-SA 3.0 Unported
Au début de la décennie 1860, la Prusse a procédé à une réorganisation de son armée qui peut maintenant s’appuyer sur un service militaire d'une durée de trois ans et sur la formation d’une armée de réservistes. Les soldats prussiens sont équipés de fusils Dreyse, les premiers dont la recharge s’effectue par la culasse et non plus par la bouche du canon, un système qui permet une cadence de tir plus élevée. L’espace prussien a d’ailleurs pris le train de l’industrialisation plus rapidement que le voisin autrichien, qui reste largement dominé par le monde agraire. En parlant de train, Berlin a mis en place un réseau ferré dense et efficace qui permet d’accélérer le transfert et le déploiement des troupes. Autant de facteurs qui contribuent à la supériorité militaire prussienne. Débutées à la mi-juin, les opérations militaires s’achèveront à peine un mois plus tard. Vojtěch Kessler :

Vojtěch Kessler,  photo: Ivana Vonderková
« Cette guerre a été relativement courte. Les troupes prussiennes ont franchi la frontière de la Bohême les 22 et 23 juin et la bataille décisive a eu lieu le 3 juillet, donc cela correspond à une durée de près de dix jours. Et pendant ces dix jours, les soldats prussiens ont inexorablement progressé sur le territoire de la Bohême. Au total, il y a entre huit et dix affrontements avec l’armée autrichienne. A une exception près, l’Autriche a perdu toutes ces batailles comme celle de Skalitz. Mais le plus essentiel, c’est que l’Empire d’Autriche a subi des pertes bien plus importantes. C’est comme cela, avec ce déficit moral, que les armées autrichiennes ont appréhendé la bataille décisive. »

Un affrontement durant lequel vont s’affronter plus de 200 000 hommes dans chacun des deux camps. A titre d’exemple, cela représente un total trois fois plus élevé que pour la bataille d’Austerlitz, dont le site se trouve également sur le territoire de l’actuelle République tchèque, mais en Moravie.

Dans l’armée autrichienne, qui compte d’ailleurs un important détachement de Saxons, lesquels sont plus de 20 000, il se dit qu’on peut entendre parler treize langues différentes. Car, au contraire de la Prusse, l’Empire d’Autriche est un Etat multiethnique où se côtoient des Hongrois, des Tchèques, des Polonais, des Croates, des Ukrainiens ou encore, évidemment, des Allemands autrichiens.

La bataille « près de Hradec Králové »

Ludwig von Benedek
Très préoccupé par les pertes subies lors des premiers affrontements et par l’impréparation de son armée, le général autrichien Ludwig von Benedek presse dans un premier temps l’empereur François-Ferdinand de faire la paix avec la Prusse. Devant le refus de ce dernier, le militaire décide de placer ses troupes au nord-ouest de Hradec Králové, à Sadowa, une position défensive jugée idéale. Côté prussien, le général Helmuth Karl Bernhard von Moltke et son état-major estiment que la bataille décisive doit avoir lieu dans la région de Jičín, c’est-à-dire non loin de là, un peu plus loin encore au nord-ouest, car il faut faire la jonction entre les trois armées prussiennes qui doivent contourner par ses deux flancs le massif des monts des Géants. Au petit matin du 3 juillet 1866, les hostilités peuvent débuter entre les hommes de Benedek et ceux de von Moltke. Pour une émission de la Télévision tchèque, l’historien Pavel Bělina décrivait ainsi les deux hommes :

Helmuth Karl Bernhard von Moltke
« Ils avaient tous les deux leurs qualités et on pourrait dire qu’un chef militaire idéal résulterait peut-être de leur fusion en un seul individu. Benedek était de la vieille école, celle encore des guerres napoléoniennes, il était brave et chevronné. Il était aussi très populaire chez ses hommes, mais malheureusement plus tellement auprès de ses supérieurs ce qui lui a ensuite causé des soucis. Von Moltke n’avait pas d’expérience militaire, sinon la campagne du Danemark de 1864, mais c’était un très bon théoricien, très instruit avec une grande culture. Il avait aussi un énorme avantage puisqu’il n’était pas formellement le commandant en chef (c’était le roi de Prusse Guillaume Ier). Il était le chef d’état-major et commandait de facto. »

La bataille débute au petit matin. Dans un premier temps, les forces autrichiennes sont supérieures en nombre car elles ne font face qu’à une partie de l’armée prussienne. Elles ne parviennent pourtant pas à prendre un avantage décisif. Les combats font rage en différents points, notamment dans des bois. Les événements prennent une autre tournure en début d’après-midi, quand de nouvelles unités prussiennes parviennent sur le champ de bataille. Les Prussiens réussissent alors à prendre la colline de Chlum, située sur la commune du même nom. Après quelques tentatives ratées pour reprendre ce site stratégique, les forces autrichiennes sont menacées d’encerclement. Benedek ordonne alors la retraite.

La colline de Chlum,  photo: Ivana Vonderková
L’engagement pour tenir la colline de Chlum a été crucial. Malgré la défaite autrichienne, certaines unités se sont particulièrement distinguées. C’est le cas d’un corps d’artillerie baptisé postérieurement « la batterie des morts ». L’historien Vojtěch Kessler, qui a offert à quelques privilégiés de la Radio tchèque une visite guidée des lieux où se s’est déroulée la bataille et où un musée et des monuments commémoratifs s’élèvent maintenant, raconte les faits d’armes de cette « batterie des morts », depuis une colline d’où on aperçoit la petite église qui surplombe Chlum :

« C’est à cet endroit que se tenait l’artillerie autrichienne, qui avait toute la journée fait feu sur les forces prussiennes, parvenant plus ou moins à les maintenir à distance. Mais les Prussiens sont parvenus à prendre la colline de Chlum et cela a été un véritable choc pour l’armée autrichienne, qui se retrouvait à portée de l’ennemi. Cela a causé un mouvement de panique. Les artilleurs autrichiens voulaient fuir pour rejoindre la route vers Hradec mais il était évident que cela était impossible, l’ennemi étant trop près. Aussi, un chef d’une batterie d’artillerie, à la tête d’environ 150 hommes et de dix pièces d’artillerie, apercevant les uniformes bleus prussiens, a donné l’ordre à son unité de faire front pour tirer une dernière salve. Bien sûr, presque tous ont été tués mais grâce à cet acte, que l’on peut qualifier d’héroïque, le reste de l’artillerie a pu s’enfuir. C’est pour cela qu’on l’appelle ‘la batterie des morts’. Ces hommes disposent non loin d’une sépulture commune et 53 membres de cette unité ont pu être identifiés. »

Le monument de la batterie des morts,  photo: Ivana Vonderková
Dès la fin du XIXe siècle, la mémoire de ces soldats est entretenue. Ils sont quelques-uns des milliers d’hommes à avoir perdu la vie ce 3 juillet. Les estimations sur les pertes des deux camps sont variées. Côté autrichien, il est question de 40 000 soldats qui auraient été mis hors d’état de combattre. Il s’agit de morts, de blessés mais aussi de prisonniers. Chez les Prussiens, ce nombre est évalué à 10 000. La bataille a également coûté la vie à 7000 chevaux.

Pavel Bělina considère toutefois que cela n’a pas été le carnage qu’on présente parfois et que ce sont avant tout les manœuvres tactiques des différents corps d’armée qui ont décidé de la victoire. Il n’en reste pas moins que l’affrontement a été sanglant et sans doute très impressionnant, comme il l’explique :

« On trouve des notes selon lesquelles les carreaux des fenêtres du village de Jilemnice, à plus de trente kilomètres de la bataille, ont tremblé en raison de la canonnade. C’est quelque chose qui, dans l’histoire tchèque, y compris avec la bataille d’Austerlitz, n’a pas de précédent. »

La bataille de Sadowa
Pour prendre la mesure de l’importance du rôle de l’artillerie durant cette bataille, il n’est peut-être pas inutile de se tourner vers les nombreuses chansons populaires qui fleurissent ici et là en s’inspirant du conflit. Côté tchèque, la plus célèbre d’entre elles est sans doute « Udatný rek kanonýr Jabůrek », c’est-à-dire « Le vaillant et héroïque canonnier Jabůrek », encore chantée aujourd’hui. Le texte, écrit en 1884, conte les exploits du canonnier Franz Jabůrek, dont il est dit qu’il vînt à bout de tout un régiment prussien. C’est d’autant plus incroyable que, d’après ce chant parodique, le courageux soldat, tel le chevalier noir des Monty Python, continua à tirer avec son canon, même après avoir perdu ses deux bras puis sa tête.

Le traité de Prague : du travail pour les cartographes

Le sort de la bataille aurait-il pu être différent ? Avec des si on met Paris en bouteille, mais tout de même, il a été notamment reproché au général Benedek, à un moment où les troupes autrichiennes paraissaient avoir l’avantage, de ne pas avoir ordonné une charge de cavalerie pour achever des unités prussiennes en difficulté. Démissionnaire de son poste de commandant en chef à la fin du mois de juillet, Benedek fera d’ailleurs l’objet de poursuites devant un tribunal militaire, poursuites abandonnées à la demande de l’empereur.

Par ailleurs, les Autrichiens auraient pu avoir des armes à feu au niveau en termes de système de chargement, et ce grâce à un Tchèque ! C’est l’hypothèse de Vojtěch Kessler, qui, devant des fusils exposés au musée de Chlum, développe :

Le musée de Chlum,  photo: Ivana Vonderková
« Ce système de chargement par la culasse était déjà connu 20-30 ans auparavant. Et l’un des concepteurs de ce système, un Tchèque, l’a proposé à Vienne au ministère de la Guerre. Mais si on peut recharger un fusil plus vite, cela veut aussi dire que l’on va avoir besoin de plus de poudre et de munitions. C’est une question de budget, on allait devoir consacrer un budget plus important pour acheter plus de munitions. C’était l’une des raisons, pas la seule, pas la principale, pourquoi les Autrichiens ont renoncé à remplacer leur type de fusils. »

Après Sadowa, la guerre n’est pas totalement finie pour autant. Les Prussiens doivent encore défaire l’armée bavaroise, alliée de l’Autriche tandis que le conflit se poursuit au sud. Le jeune royaume d’Italie a en effet déclaré la guerre à Vienne, dans l’espoir d’annexer la Vénétie. Ce sera chose faite. Entre Prussiens et Autrichiens, la paix est signée le 23 août 1866 à Prague. Berlin prend possession de différents territoires allemands et affirme son hégémonie sur le monde germanique. La Confédération germanique est dissoute. Amputée de l’Autriche, elle devient la Confédération germanique du Nord, un Etat fédéral et une alliance militaire sous présidence de la Prusse. Pour les Autrichiens, il était temps de signer le traité de Prague, si l’on en croit l’édition du 25 août 1866 du quotidien Le Constitutionnel :

Le musée de Chlum,  photo: Ivana Vonderková
« La paix a été signée avant-hier à Prague entre l’Autriche et la Prusse. Le cabinet de Vienne a pressé la conclusion surtout en vue d’une prompte évacuation, par les troupes prussiennes, de la Bohême, très cruellement éprouvée par l’occupation ennemie. »

Devant l’avancée des troupes prussiennes, de nombreux habitants ont fui les villes. C’est le cas à Prague, mais évidemment aussi à Hradec Králové. Au moment de Sadowa, 1 200 personnes sont restées dans cette cité qui compte normalement 6 000 habitants. La bataille a laissé des marques, ce qui n’est guère étonnant compte tenu de son ampleur. Pavel Bělina :

« Je crois qu’il est important de souligner que c’est la plus grande bataille de l’histoire en pays tchèques. C’est aussi la dernière des batailles « de champs » dans le sens ancien de cette expression parce qu’on ne peut plus considérer ainsi les opérations militaires au XXe siècle. »

Le musée de Chlum,  photo: Ivana Vonderková
Bientôt Bismarck parviendra à réaliser l’unification allemande grâce, quatre ans plus tard, au conflit contre la France, qui n’a pas su anticiper la montée en puissance prussienne. Avec la guerre austro-prussienne, la première durant laquelle a été appliquée au moins partiellement la convention de Genève et a pu opérer activement la Croix rouge, l’Empire d’Autriche a fait montre de ses faiblesses. Il ressort très affaibli et, sous la pression hongroise, naît en 1867 l’Empire austro-hongrois. Une construction qui déçoit cependant les aspirations nationales d’autres peuples, dont les Tchèques.