Rêves, chimères, utopies, ou ces châteaux en Espagne que les Tchèques bâtissent en l’air

Dans notre dernière émission, nous avions évoqué la mauvaise qualité de l’air dont ont souffert il y a quelques semaines de cela un certain nombre de Tchèques. Nous nous étions donc intéressés à l’origine du mot « smog », un néologisme provenant de l’anglais qui désigne un mélange de brouillard et de fumée dans lequel se trouvent parfois plongées certaines zones industrielles et urbaines tchèques, mais pas seulement. Pour nous remonter un peu le moral, nous nous étions ensuite offert une bonne bouffée d’air frais en nous penchant sur le mot « vzduch », qui désigne, lui, « l’air » proprement dit ; un très joli mot créé pour les besoins de la traduction du poème « Le paradis perdu » et qui peut posséder, comme nous l’avions expliqué, une connotation spirituelle et même vitale. Pour cette fois, nous allons rester avec ce mot « vzduch » qui nous avait tant plu et nous pencher sur une expression très intéressante de la langue tchèque : « stavět vzdušné zámky », soit littéralement « construire, bâtir des châteaux d’air ou des châteaux en l’air ».

« Vzdušné zámky plné příběhů, které jakobych žil, i když trochu jsem snil a kam jen dohlédnu mám své vzdušné zámky z tónů toulavých, které mi připomenou, že kdesi za ozvěnou se náhle rozplynou mé vzdušné zámky » - « Des châteaux d’air remplis d’histoires comme si je les vivais, même si j’ai un peu rêvé, et où que je pose mon regard, j’ai mes châteaux d’air de tons vagabonds qui me rappellent que quelque part au-delà de l’écho mes châteaux d’air se sont soudainement envolés » : voici-là la traduction très approximative du refrain de la chanson de Michal Tučný intitulée « Vzdušné zámky » - « Des châteaux d’air ».

Ce texte, même traduit donc à la va-vite mais surtout dans un style intentionnellement très littéral, nous donne une première idée assez précise de ce que peuvent être les « châteaux d’air » : on y retrouve en effet des mots comme « histoires » - « příběhy », « rêver » – « snít », « des tons vagabonds » (que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de « baladeurs » ou « errants ») - « toulavé tóny », des tons qui, quelque part au loin, au-delà de l’écho, nous rappellent que nos châteaux d’air, ou nos rêves, se sont envolés, dissous, dispersés, sont devenus flous…

Précisons tout de suite que ces « vzdušné zámky » que construisent les Tchèques équivalent aux « châteaux en Espagne » que bâtissent ou achètent les Français. Dans les deux cas, il s’agit d’une expression désignant quelque chose d’impossible, des plans irréalisables, des projets chimériques, utopiques. Un rêve dont on sait (in)consciemment qu’il ne se réalisera sans doute jamais. Le plus beau des rêves, pourrait-on ajouter, même si n’est-ce pas Pagnol qui a écrit : « Tout le monde savait que c'était impossible. Un imbécile est venu qui ne le savait pas. Et il l'a fait. » ? Enfin, là n’est pas la question…

Saint Augustin
La question qui nous préoccupe en effet est plutôt de savoir pourquoi les Tchèques construisent des châteaux d’air ou en l’air et pas des châteaux en Espagne ou ailleurs, en Poldévie ou dans tout autre pays des merveilles ou imaginaire. Remarquons tout d’abord qu’il ne s’agit pas là d’une expression propre à la langue tchèque, puisqu’on la retrouve également dans bien d’autres langues. A cela une raison simple : « construire des châteaux en l’air » semble partiellement provenir d’une phrase en latin prononcée au IVe ou au Ve siècle par saint Augustin : « In aere aedificare », c’est-à-dire « édifier, bâtir, construire en l’air ». Reste maintenant à savoir pourquoi dans cet air on y construit précisément des châteaux…

En fait, il semble que l’expression « châteaux en l’air » possède bien un rapport avec les « châteaux en Espagne » que l’on trouve en français, ou plus précisément découle de la locution française, qui (si l’on s’en tient au Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française) a, elle, été créée au Moyen-âge, au temps des chansons de geste dans lesquelles les chevaliers recevaient en fief des châteaux en Espagne. Seulement, le gros désavantage de ces châteaux est qu’il fallait d’abord les attaquer et surtout les prendre… Or, on peut supposer que ces châteaux en question désignaient des endroits inaccessibles tant par leur défense que par leur éloignement. Et vouloir entrer dans ces lieux inaccessibles, c’était bien se lancer dans des projets irréalisables.

Ainsi donc, saint Augustin parlait de « construire en l’air », mais pas de châteaux, tandis que dans les chansons de geste, ces épopées légendaires héroïques caractéristiques de la littérature médiévale française qui mettaient en scène les exploits des rois et des chevaliers, on parlait de châteaux en Espagne, mais pas de « constructions en l’air ». Alors, qu’en penser ? Et d’où provient l’expression usitée de « construire des châteaux en l’air » ? Une question à laquelle il faut se contenter de supposer que la locution est une synthèse en quelque sorte de la phrase de saint Augustin et des vers des chansons de geste. Sans que l’on sache, puisqu’il ne s’agit que d’une supposition, quand cette synthèse s’est produite et quand la locution a commencé à être utilisée par les Tchèques…

C’est sur ce constat que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue » consacré donc aux châteaux que les Tchèques construisent en l’air, là où les Français les bâtissent, eux, en Espagne. En attendant de vous retrouver pour d’autres découvertes tout aussi intrigantes, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !