Monsieur et monsieur Jean le simplet, vous reprendrez bien un peu de bouillie pleine d’esprit

Jíst vtipnou kaši

Salut à tous les tchécophiles de Radio Prague ! Dans une de nos dernières émissions consacrée au décorticage de quelques expressions de la langue tchèque faisant référence au mot « slovo », qui selon les circonstances désigne un « mot » ou la « parole », nous nous étions quittés avec l’expression amusante et assez fréquemment utilisée par les Tchèques : « jíst vtipnou kaši », littéralement « manger de la bouillie (ou de la purée) spirituelle (ou amusante) ». Le goût de cette spécialité de la cuisine ou plus précisément de la langue tchèque nous ayant bien plus, nous en avons donc repris une louche... Au diable les régimes et les vitamines, c’est d’esprit dont nous voulons nous nourrir. Alors, à table et dobrou chuť !

'Potkali se u Kolína',  photo: CT
La « vtipná kaše » pour les Tchèques, ce n’est pas rien. Pour beaucoup d’entre eux, c’est une partie de leur enfance à travers un grand classique des films d’animation. C’est en effet une série d’histoires burlesques mettant en scène deux oursons en peluche, l’un malin, rusé, l’autre plus gentil ou naїf, appelés en tchèque « Medvědi od Kolína » - « les ours de Kolín », en référence à la ville de Bohême centrale où les deux compères se sont rencontrés pour la première fois, dans le tout premier épisode. Et une de ces histoires s’intitule donc « Jak jedli vtipnou kaši », un titre difficilement traduisible en français, mais qui, littéralement et interprété très librement, nous donnerait quelque chose comme « Ils ont mangé de la bouillie », une bouillie qui pourrait être à la fois spirituelle ou amusante, en un mot – « jedním slovem » (vous vous rappelez ? http://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/un-mot-un-seul), une bouillie pleine d’esprit. La question, bien entendu, est de savoir si une bouillie ou une purée peut être pleine d’esprit, mais les Tchèques affirment que oui, et on y reviendra donc un peu plus loin... Avant cela, sachez aussi qu’une sélection de trois de ces petits films d’animation avec ces fameux oursons réalisés par Břetislav Pojar, un des grands noms de l’animation tchèque (cf. http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/bretislav-pojar), est sortie en France en long métrage sous le titre « Monsieur et monsieur » en 2006, soit une quarantaine d’années après leur première diffusion par la Télévision tchèque. Comme quoi, les oeuvres de qualité ne vieillissent jamais, même les films de marionnettes.

Jíst vtipnou kaši
Cette « vtipná kaše », on la retrouve également dans un des contes de Josef Lada, célèbre illustrateur et écrivain tchèque. Même si son nom ne vous dit peut-être rien, si vous vous intéressez un tant soit peu à la République tchèque (ce que l’on suppose si vous nous lisez), Josef Lada, vous connaissez presque forcément. Non seulement il est l’illustrateur des Aventures du brave soldat Švejk (Chveik), le roman de Jaroslav Hašek qui est sans doute le meilleur récit satirique de la littérature tchèque, mais Josef Lada, ce sont aussi ces dessins pleins de poésie, de nostalgie et d’humour représentant des scènes de son enfance dans son village natal de Hrušice, en Bohême centrale. Et si vous avez déjà eu l’occasion de passer quelques jours à Prague avant les fêtes de Noël, vous ne pouvez pas avoir manqué les multiples cartes de voeux et autres calendriers avec ces dessins de Josef Lada proposés à la vente pendant la période de l’Avent. Autant d’illustrations qui ont fini par devenir un symbole de Noël comme les Tchèques l’idéalisent.

Mais tout cela nous éloigne de la bonne odeur de la « vtipná kaše » et du conte de Josef Lada racontant les aventures de celui que les Tchèques appellent « Hloupý Honza » - « Jean l’idiot » ou plus précisément « Jean le simple d’esprit » ou encore d’autres fois « Český Honza » - « Jean le Tchèque » ; une sorte d’anti-héros typique des contes tchèques, un personnage un peu nigaud dont le profil n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui du brave soldat Chveik évoqué un peu plus haut. Il y a quelques années de cela, dans une émission de notre collègue Anna Kubišta consacrée aux « pohádky », les contes de fées tchèques, le critique de cinéma Michal Procházka avait expliqué qui était dans l’imaginaire collectif cet « Honza tchèque simple d’esprit » :

Photo: SNDK
« Il est issu d’un environnement tout à fait ordinaire, d’une petite maisonette dans un village. Il part pour vaincre un dragon ou conquérir la main de la princesse ou encore obtenir la moitié d’un royaume. Comme il est ‘simple d’esprit’, il ne gagne pas par sa force physique ou son intelligence. Mais il gagne par sa façon d’être tchèque, d’être un petit personnage dans le paysage qui finalement est plus fort que tous ses rivaux. »

Et pour vaincre et arriver à ses fins, le « Hloupý Honza » de Josef Lada « se dope » en avalant quelques cuillères de « vtipná kaše ». D’un seul coup d’un seul, peut-on lire, « Jean le simplet » n’a plus peur de rien, se sent plein de courage et commence à réfléchir un peu plus. Le « petit Tchèque » qu’il est, est ainsi prêt à affronter le dragon et à sauver la princesse et le monde. Tout ça donc grâce à cette « bouillie spirituelle » ou « pleine d’esprit » si vous préférez.

On pourrait penser qu’une bouillie ou une purée à la fois spirituelle et amusante, ça n’existe pas. Pour rire, et éventuellement avoir un trait d’esprit, il existe bien d’autres produits et préparations qu’une bouillie, nous direz-vous. A moins de mettre un peu « d’herbe rigolote » dedans, en quoi donc une bouillie peut-donc être si particulière ? Poser la question, c’est un peu déjà y répondre, mais nous avons quand même mené quelques recherches pour vérifier. Après tout, on ne sait jamais...

Photo: Barbora Kmentová
Alors, sachez qu’il n’existe aucune recette de « vtipná kaše », du moins pas dans la cuisine tchèque traditionnelle. En revanche, cette bouillie et cette expression ont bel et bien leur place dans la langue et la culture tchèques. Ainsi, à quelqu’un qui s’efforce d’être amusant, de faire de l’humour à tout prix sans trop y parvenir et faire rire ses interlocuteurs, les Tchèques demanderont par exemple sur un ton ironique et gentillement moqueur : « Ty jsi zase jedl/snídal vtipnou kaši, co ? » - « Tu as mangé de la bouillie amusante au petit-déjeuner, hein ? ». Toutefois, même si cela peut sembler curieux, le sens de cette expression n’a pas le même sens que « jíst vtipnou kaši » - « manger de la bouillie ». Et pourquoi ça ?, nous demanderez-vous fort logiquement puisqu’il est dit exactement la même chose que dans l’expression précédente.

En fait, la différence entre les deux se trouve non seulement dans le ton employé par celui qui la prononce, mais surtout dans les sens différents que peut avoir l’adjectif « vtipná ». Le premier de ces sens est celui de « fin, spirituel, intelligent », comme donc pour la bouillie consommée par Jean le simple d’esprit, cette « potion magique » qui lui donne courage et ce qui lui manque le plus : du bon sens, de l’intelligence, « jedním slovem » de l’esprit... Mais avoir de l’esprit, on le sait bien, c’est aussi avoir... de l’humour. Et logiquement, c’est cette notion que l’on retrouve dans le second sens de « vtipná ». Il s’agit ici en quelque sorte de sel, dans le sens d’aspect piquant, intéressant d’une parole, d’une pensée ; le sel qui, comme les aliments, assaissone la vie.

'La plaisanterie'
Précisons encore que l’adjectif « vtipná » dérive du substantif « vtip », qui peut lui aussi désigner l’esprit et l’intelligence, ainsi qu’une plaisanterie, une blague, une boutade, un bon mot. Et pour ceux d’entre vous qui ont lu ou connaissent le roman de Milan Kundera « La Plaisanterie », ils auront peut-être noté que le titre tchèque du livre n’est pas « Vtip », mais « Žert ». Notons donc qu’il s’agit là de synonymes, mais que le mot « žert » désigne uniquement une plaisanterie. Ainsi, si une plaisanterie dans le sens qui est celui de « žert » peut être « vtipný », c’est-à-dire pleine d’esprit et de sel, en revanche une plaisanterie ou blague dans le sens qui est celui de « vtip » ne peut pas être « žertovný ». Cela en deviendrait alors un non-sens... Le sens de la vie est certes son non-sens, comme le pensent certains, mais quand même, nous tomberions alors dans l’absurdité. Il serait alors grand temps de reprendre une cuillère de « vtipná kaše », de cette bouillie bel et bien pleine d’esprit, comme l’affirment les Tchèques, et comme le chante non pas « Hloupý Honza », mais la petite fille déguisée en garçon du conte de fées intitulée « Ať přiletí čáp, královno » - « Que vienne la cigogne, la reine », qui en reprend même trois fois… C’est dire si c’est bon !

C’est donc le ventre vide mais la tête pleine d’une bouillie parfois spirituelle, d’autres fois amusante, que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans quinze jours. D’ici-là, faites comme d’hab’, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !