« Le tchèque a pris toute sa place dans ma vie »

Anaïs Raimbault, photo: Archives d’Anaïs Raimbault

« J’adore ce sentiment, au début, de ne rien comprendre et d’être comme un enfant dans un monde d’adultes. Les gens rigolent et on ne comprend pas les blagues, les gens ont l’air sérieux et on ne sait pas ce qui se passe… Et puis on s’accroche et petit à petit on commence à identifier certains mots. J’aime ce sentiment de grandir dans une société différente. » Voilà ce qu’avait confié, il y a deux semaines de cela, Anaïs Raimbault, traductrice française installée à Prague depuis quelques années, dans notre série consacrée aux francophones qui parlent ou font l’effort d’apprendre et de parler le tchèque. Venue en République tchèque une première fois en 2005 d’abord pour y passer une année Erasmus, Anaïs avait alors tellement apprécié l’expérience qu’elle a finalement décidé de retourner y vivre. Avant cela, il lui a toutefois fallu retourner en France, une étape souvent délicate pour les tchécophiles soucieux d’entretenir leur niveau de langue. Mais, comme vous allez l’entendre dans la suite de son témoignage, Anaïs s’est accrochée jusqu’à devenir une excellente tchécophone :

Anaïs Raimbault,  photo: Archives d’Anaïs Raimbault
« D’un seul coup je n’avais plus la possibilité de parler tchèque, car je voulais finir mes études, travailler et voyager un peu ailleurs qu’en République tchèque. Avant de quitter Prague, j’ai quand même investi dans un manuel dont je crois bien que je ne l’ai ensuite jamais ouvert en France. Ceci dit, j’ai continué à écouter régulièrement Radio Prague, ainsi que de la musique… Et puis j’ai habité un certain temps à Prague, ce qui fait que j’étais très assidue à toutes les manifestations culturelles du Centre tchèque. Et puis, au bout de quelques années, je me suis mise à lire des livres pour enfants, mais ce n’est pas avec ça que je conseillerais d’apprendre le tchèque. Pourquoi ? C’est beaucoup trop compliqué, le niveau de langue est trop élevé. On m’a offert ‘Dášeňka’ de Karel Čapek au bout de six mois passés en République tchèque, et j’ai bien failli pleurer rien qu’en regardant le livre. Je n’y comprenais rien alors que c’est un livre destiné aux petits. Non, mieux vaut ne pas commencer de cette manière. »

Vous êtes malgré tout revenue en République tchèque…

« Oui, et je crois que c’est aussi l’effet ‘année Erasmus’. Pour moi, c’est souvent comme ça : quand je vais dans un endroit et que je sais que je ne vais pas y rester, je ne suis pas critique et tout me paraît rose et j’ai tendance à idéaliser. En repartant, l’expérience reste donc gravée dans tous les souvenirs comme quelque chose de fantastique, et c’est pourquoi mon rêve était alors de revenir en République tchèque. Prague était un peu ma Terre promise. Aujourd’hui, cela fait un peu plus de cinq ans que je suis effectivement revenue et je ne vois plus les choses de la même façon. Je suis devenue plus critique, mais c’est sans doute une relation plus saine. Ceci dit, Prague est toujours l’endroit où je me sens chez moi. Ce n’était donc pas seulement un rêve. »

Comment avez-vous alors poursuivi votre apprentissage du tchèque ?

Anaïs Raimbault,  photo: Archives de Blaga Dimitrova
« En fait, je n’ai jamais repris de cours. J’en ai eu envie à une époque, mais sans doute m’aurait-il fallu des cours individuels. J’étais très décalée : j’avais ce parler très idiomatique avec des expressions de tous les jours, des phrases que les Tchèques disent tout le temps, des mots parasites, etc., mais je ne connaissais pas la grammaire, je ne connaissais pas bien les déclinaisons parce qu’il y avait des cas que nous n’avions pas eu le temps d’étudier en cours d’Erasmus… J’ai surtout appris en lisant, parce que je me suis quand même mise au bout d’un moment. Et c’est ma façon d’apprendre. »

Que lisiez-vous ?

« Hm… J’ai oublié le titre du premier livre. Mais le deuxième roman était ‘Tracyho tygr’ (Le Tigre de Tracy)… Bon, c’est d’un auteur américain, mais c’était un livre bilingue avec les versions anglaise et tchèque. Surtout, c’était un vrai livre, pas un truc pour les enfants, et cela m’a donné envie de continuer. Je lisais aussi beaucoup de magazines, et notamment Respekt. »

'Le voyage en Corse de Karel Klenotník',  photo: Maťa
« On m’a offert aussi un livre de Filip Topol, le chanteur et compositeur des Psí Vojáci, et j’ai tellement aimé que j’ai eu envie de le traduire en français. Bon, la nouvelle en question ‘Karla Klenotníka cesta na Korsiku’ (Le voyage en Corse de Karel Klenotník) n’a jamais été publiée… Ces derniers temps, j’ai lu un autre auteur contemporain Jaroslav Rudiš, et je pense que c’est assez facile à lire, je pourrais le conseiller à des gens qui n’ont pas encore un niveau parfait. C’est une façon d’écrire assez orale… »

C’est aussi un auteur qui, lui, a été traduit en français…

« Oui, mais je l’ai lu en tchèque ! »

« Je suis fière quand les Pragois me prennent pour une Morave »

Considérez-vous être bilingue aujourd’hui ?

« Non, bien sûr, parce que j’ai commencé à apprendre le tchèque à vingt ans passés, je ne le serai donc jamais. Il y a des fautes que je fais toujours, et le plus désespérant est que ce sont toujours les mêmes. Mais ce n’est pas grave, ce n’est pas une honte. J’avoue que je suis assez fière quand on ne détecte pas mon accent ou que l’on me demande si je suis originaire de Moravie. Je considère cela comme un compliment. Bon, ça n’arrive qu’à Prague, en Moravie par contre… »

On vous demande si vous n’êtes pas slovaque…

« Exactement ! Mais ça fait plaisir aussi… »

Parlerez-vous tchèque un jour tout à fait naturellement comme les autres langues ?

Anaïs Raimbault,  photo: Archives de Blaga Dimitrova
« Aujourd’hui, c’est clair : je parle mieux tchèque qu’anglais, tout simplement en raison de la pratique quotidienne. Ce serait la même chose dans le sens inverse si je devais partir aux Etats-Unis. Le tchèque s’effacerait alors. Mais depuis quelques années, le tchèque a pris toute sa place dans ma vie. J’ai d’ailleurs rarement l’occasion de parler français, car je n’ai pas de Français dans mes proches ici. Le tchèque est devenu ma langue de tous les jours : je pense en tchèque depuis des années et je rêve en tchèque presque tout le temps… L’année dernière j’ai passé trois mois en Allemagne, mais même après ça, j’ai réalisé que je pensais toujours en tchèque, l’allemand n’avait pas pris le dessus. Le tchèque fait partie de moi. »

Vous avez évoqué votre traduction de Filip Topol, mais y a-t-il d’autres auteurs qui, selon vous, mériteraient d’être traduits eux aussi en français ?

« Oui, par exemple le roman ‘Žítkovské bohyně’ (Les Déesses de Žítkov), que j’ai lu il y a un an ou deux de cela et qui m’a beaucoup plu. Je sais qu’il a été traduit en allemand mais pas en français. Je pense que c’est un livre qui pourrait intéresser un lecteur français même s’il ne connaît rien à la culture et à la société tchèques. »

« Les sons des mots m’aident à les comprendre »

Question obligatoire dans ce type d’interview : y a-t-il une expression ou des mots tchèques qui, aujourd’hui encore, vous amusent ou vous intriguent ?

« Il y en a tout le temps. Récemment encore, j’ai entendu un nouveau mot que je ne connaissais pas et je me suis dit qu’il n’était vraiment pas facile à prononcer. Même après tant d’années, sa prononciation demande de la concentration. C’est le nom d’un village et par la même occasion celui de la microbrasserie qui y a été ouverte : Chříč ! »

La bière mérite-t-elle de faire l’effort de prononcer ce nom ?

« La bière est très bonne, donc on peut au moins essayer ! Sinon, j’ai un faible pour les mots qui, par le son, évoquent ce qu’ils disent. C’est peut-être un défaut professionnel, je ne sais pas… »

Par exemple ?

« Par exemple, il y a un mot que j’ai appris au tout début de ma vie ici : ‘tchoř’. Cela veut dire putois. Quand je le prononce, j’ai déjà l’odeur dans le nez tellement cela me paraît évident. Inversement, un mot plus agréable que j’aime bien aussi, c’est le mot ‘huňatý’. Je pense qu’il n’y a pas vraiment d’équivalent en français pour le traduire mais, c’est un mot qui désigne quelque chose de tout à la fois poilu, velu, mais aussi moelleux… Enfin, quelque chose de douillet. Ce mot évoque pour moi une paire de chaussettes en laine tricotées et bien grosses. Voilà, c’est ‘huňatý’. »

On finit en musique : y a-t-il donc un chanteur, un groupe, une chanson tchèque que vous appréciez plus particulièrement ?

« Il y en a plusieurs : en général, c’est lié à des situations, à des groupes d’amis ou à une période de ma vie. Il y a une chanson que j’aime particulièrement de Jaromír Nohavica qui s’intitule ‘Divoké koně’ (Les Chevaux sauvages). J’aime aussi beaucoup Zuzana Navarová parce que c’est le premier CD de musique tchèque qui m’a été offert. C’était un peu avant que je parte pour la République tchèque et ses chansons ont donc bercé mon été précédent, elles restent pour moi une préparation à la vie à Prague. Et puis il y a le groupe Psí vojáci et sa chanson ‘Žiletky’ (Les lames de rasoir) par exemple. »