Dopage : « Tous les sportifs tchécoslovaques avaient des cheveux bouclés »

Jarmila Kratochvílová, photo: La Fédération tchèque d'Athlétisme

Andrea Sedláčková est l’auteur d’un film traitant du dopage en Tchécoslovaquie sous le régime communiste. Après des recherches longues de plusieurs années, « Fair Play » est sorti début mars dans les salles tchèques. Avant, peut-être, d’envisager plus tard sa traduction et sa projection en France, Andrea Sedláčková a répondu aux questions de Radio Prague.

Andrea Sedláčková,  photo: Matěj Schneider,  ČRo
« C’est évident que je leur dirais non… Jamais ! Heureusement, je ne pense pas que mes enfants seront un jour des athlètes de haut niveau. Mais, de toute façon, je ne les encouragerais certainement pas dans cette voie. »

Pourquoi ? Dites-vous cela par rapport à ce que vous avez découvert avec votre film ou parce que le sport ne vous intéresse pas ?

« Non, parce que je trouve que les sportifs ont des vies horribles. Leurs carrières sont le plus souvent très courtes et ce n’est pas un métier pour toute la vie. Et puis oui, évidemment, je ne pourrais jamais dire à mes enfants de se doper… Beaucoup de parents dont les enfants ont une carrière de sportif de haut niveau sont eux-mêmes des anciens sportifs. Mais ils n’ont peut-être pas réussi comme ils l’auraient voulu et ils se projettent dans leurs enfants. C’est pour cette raison que dans mon scénario, la maman aussi est une ancienne sportive de haut niveau. On m’a raconté que ces parents qui encourageaient le dopage de leurs enfants et les poussaient à prendre ce qu’on leur donnait savaient pertinemment ce que cela signifiait. Ils connaissaient très bien le milieu du sport et savaient… Mais ils voulaient réaliser leurs ambitions. Moi, comme je n’ai jamais eu la moindre ambition dans le sport… Vous savez, pour moi, une médaille olympique n’a aucune valeur, pas plus, je suppose, que la Palme d’or à Cannes n’a de valeur pour un sportif. »

Ces mots et ce rire sont ceux d’Andrea Sedláčková, réalisatrice de Fair Play, un film sur le dopage organisé par l’Etat dans la Tchécoslovaquie communiste des années 1980. A travers l’histoire d’une jeune (et belle) athlète prometteuse, choisie pour intégrer le Centre de sport de haut niveau (Středisko vrcholového sportu) quelques mois avant la tenue de Jeux olympiques de Los Angeles qui seront finalement boycottés, le film propose une plongée dans les méandres d’un vaste système non seulement sportif et médical, mais aussi politique et idéologique. Depuis 1989, Andrea Sedláčková partage sa vie entre Paris et Prague. C’est donc dans un café pragois que nous l’avons rencontrée pour qu’elle nous explique tout d’abord pourquoi elle, qui se contrefiche éperdument du sport, s’est intéressée à un sujet, le dopage, sur lequel même de (trop) nombreux passionnés de sport préfèrent fermer les yeux.

« C’est le pur hasard. Il y a quelques années de cela, en lisant le journal Mladá fronta Dnes, j’ai vu un article sur le dopage organisé par l’Etat et je me suis dit que c’était un thème extraordinaire. Le côté sportif ne m’intéressait pas beaucoup, parce que je n’ai jamais vraiment été intéressée par le sport. Mais le côté politique, avec le ministère des Sports qui a décidé de choisir les meilleurs pour les doper, je me suis dit que c’était une violence d’Etat qui était typique pour cette période et que cela allait me permettre de raconter une histoire. Après, j’ai aussi réfléchi à la manière de la raconter. Je ne voulais que ce soit l’histoire de quelqu’un qui hésite s’il veut ou ne veut pas se doper. Tout le reste, ce sont des recherches, des réflexions, des rencontres avec des gens… Il m’a fallu cinq ans pour écrire ce scénario. »

Tous les amateurs de sport savent comment fonctionnait le sport de haut niveau dans la Tchécoslovaquie, et pas seulement, des années 1980. Avez-vous été étonnée de découvrir que rien ou très peu de choses ont été écrites et tournées sur le sujet depuis ?

La lancer du poids tchécoslovaque Remigius Machura,  photo: La Fédération tchèque d'Athlétisme
« En fait, tout le monde s’imagine que c’était ça, tout le monde sait que les sportifs des pays de l’Est étaient dopés. Et c’est vrai qu’en lisant l’article dans le journal, je me suis dit qu’il devait forcément exister une littérature sur le sujet et des gens qui savent quelque chose. Mais, effectivement, j’ai découvert qu’il n’y avait rien d’écrit et que les sportifs, les entraîneurs et les médecins qui faisaient partie du système, ne voulaient en parler. Mais comme à Prague c’est toujours très facile de trouver quelqu’un qui connaît quelqu’un d’autre, assez vite je suis arrivée à entrer en contact avec ces gens qui m’ont reçue, qui ont d’abord été très méfiants parce qu’ils pensaient que j’étais une journaliste, mais qui ensuite ont vu ma naïveté. Ils se sont alors dit qu’ils pouvaient me dire quelques trucs. Puis j’ai l’impression qu’ils se sont pris au jeu. Je pense qu’il y avait beaucoup de choses enfouies dans leur mémoire. Moi, je leur donnais à lire mes nouvelles versions du scénario et ils réagissaient. Ils se souvenaient et me disaient que telle ou telle chose n’était pas possible ou que cela se passait différemment, etc. Tous ceux qui ont accepté de parler l’ont fait sous couvert de l’anonymat et jusqu’à présent, il n’existe toujours pas la moindre littérature… Maintenant, il y a quand même un jeune historien qui commence à rassembler les informations. »

« Ce qui m’a le plus étonnée, c’est que les pays de l’Est étaient en compétition entre eux. Les Tchèques se sont aperçus que les performances des Allemands de l’Est variaient beaucoup d’une compétition à une autre. Une fois, ils sont allés voir dans une chambre d’hôtel pour fouiller dans les poubelles après le départ des Allemands et voir quels médicaments ils utilisaient. Il n’existait donc pas de collaboration internationale entre les pays de l’Est. Les Russes, comme les Allemands de l’Est et les Tchèques, voulaient être les meilleurs. Ce n’était pas seulement la compétition entre le camp communiste et le camp occidental et capitaliste. »

Pour votre film, vous vous êtes intéressée au sport par la force des choses. Avez-vous été surprise par l’ampleur du problème ?

L'haltérophile tchécoslovaque Oto Zaremba,  photo: ČOV / Národní muzeum 1980
« (Elle réfléchit) Dans l’article du journal, j’ai d’abord appris qu’ils avaient choisi les cent cinquante meilleurs sportifs de l’époque. C’est beaucoup de monde. J’ai appris qu’ils ont créé spécialement un institut pour la médecine du sport. C’était un grand bâtiment dans lequel travaillaient pas mal de personnes avec un gros budget. Quand j’ai découvert tout cela, oui, je me suis dit que c’était incroyable. Après, si on imagine les choses, on se dit aussi qu’ils avaient raison et que les choses ne pouvaient pas fonctionner différemment. Dans la logique des acteurs, et c’est ce qu’ils affirment aujourd’hui encore, le dopage existait bien évidemment déjà avant. C’était le dopage sauvage. Les sportifs ne prenaient pas forcément du Stromba (le nom du stéroïde anabolisant fabriqué en forme de comprimés ou d’injections intramusculaires, ndlr), mais ils prenaient quand même d’autres produits. Comme il n’y avait pas de suivi médical, c’était dangereux pour la santé des sportifs. Le discours des médecins du système de dopage organisé est donc de dire qu’ils préservaient la santé des sportifs avec notamment des examens sanguins pour vérifier que tout allait bien et que le sportif était bien préparé. C’est peut-être ça qui m’a le plus étonnée : qu’ils peuvent croire ou qu’ils veulent faire croire qu’ils ont fait ça pour la santé des sportifs (elle rit). »

Votre film montre l’héroïne au début de sa prise, à son insu, de stéroïdes et l’apparition des effets secondaires chez la jeune femme qu’elle est. Pour le public non averti, c’est forcément toujours quelque chose de frappant. Mais ce qui est étonnant aussi, c’est qu’elle ne s’en rende pas compte. Elle croit que ce que l’on lui pique, ce sont des vitamines*. Vous, dans un souci d’authenticité, vous avez cherché à rester la plus possible de la réalité, mais on a quand même du mal à croire ce que cette athlète confrontée à ces changements corporels délicats et gênants pour une jeune femme puisse être aussi naïve…

'Fair Play'
« Tout ce que l’on voit dans le film, ce sont des histoires que l’on m’a racontées. On m’a raconté que les filles ne comprenaient pas et qu’elles apprenaient peu à peu parce qu’elles en parlaient entre elles. Et les autres répondaient que c’était normal parce qu’elles prenaient ça et ça. Après, il y a aussi un moment dans le film où la fille est tellement fatiguée qu’elle se rend à l’hôpital. Et c’est là qu’elle apprend que c’est à cause du dopage. Mais ça aussi, c’est une histoire réelle. Il était très important pour moi de ne rien inventer. Sur le plateau du tournage, j’avais toujours des conseillers sportifs à côté de moi. J’avais une peur obsessionnelle de ne pas raconter la vérité. Evidemment, dans le cinéma, les choses sont toujours simplifiées. Ce n’est pas possible de faire autrement et de tout raconter comme dans la complexité de la vie. Mais cela n’enlève rien au fait que tout est basé sur des faits réels. »

A-t-il été compliqué de recueillir les témoignages d’anciens sportifs ?

« Certains ont accepté et joué le jeu. Et puis il y en a beaucoup qui ont refusé et que je n’ai pas réussi à persuader de me recevoir. Alors, oui, cela a été difficile, mais c’est une fiction et ils ont bien vu que je ne faisais pas mon film dans la précipitation. Je leur disais : ‘lisez le scénario, je vous recontacte dans deux mois, réfléchissez’. Je voulais qu’ils m’aident pour ne pas qu’on dise après que tout est faux dans le film et que j’ai été naïve. Je leur disais qu’ils avaient fait partie de ‘l’aventure’ et que s’ils me persuadaient qu’il n’était pas possible de faire autrement, je le mettrais dans le film. Après, évidemment, je suis contre le dopage et ils ne m’ont pas persuadée. Mais pendant la rédaction du scénario, il y a eu une phrase absolument capitale pour moi. Un entraîneur à qui j’ai demandé pourquoi certains sportifs ont accepté ou refusé le dopage m’a répondu que c’était comme pour l’adhésion au parti communiste dans le reste de la société. Certains ont adhéré parce que cela était avantageux pour eux et d’autres ont refusé parce qu’ils savaient qu’il y a des frontières qu’on ne peut pas franchir. C’était vraiment ça que je voulais raconter dans le film. »

Selon vous, y a-t-il des sportifs qui ont eu des succès à cette époque sans se doper ?

Jarmila Kratochvílová,  photo: La Fédération tchèque d'Athlétisme
« (Long silence) Au plus haut niveau ? Olympique ? (Elle hésite) Je ne sais pas. Je ne pense pas (elle rit). En tous les cas, parmi nos plus grands champions, deux ont été contrôlés positifs et n’étaient pas propres. Quant aux autres, honnêtement, il suffit de regarder qui étaient leurs entraîneurs, quelle était leur situation, leur apparence physique… Par exemple, un des effets secondaires du stromba était que les cheveux bouclaient. Et si vous regardez bien, tous les sportifs tchécoslovaques de haut niveau avaient des cheveux bouclés à l’époque (elle rit). »

La suite de l’entretien avec Andrea Sedláčková vous sera proposée dans une prochaine rubrique sportive.


C’est d’ailleurs, aujourd’hui encore, ce que prétend notamment Jarmila Kratochvílová, détentrice, depuis plus de trente ans, du record du monde du 800 mètres (cf : http://www.radio.cz/fr/rubrique/sport/jarmila-kratochvilova-les-30-ans-du-plus-poilu-des-records).


Rediffusion du 28/04/2014