Après Tchernobyl, le vélo

Le Course de la Paix de Kiev, photo: ČT
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Le 26 avril 1986 explosait un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl pour ce qui reste une des plus graves catastrophes industrielles de l’histoire. Quelques jours plus tard, le départ de la Course de la Paix, épreuve cycliste alors la plus prestigieuse dans les pays de la sphère communiste, était donné depuis Kiev, à une centaine de kilomètres du lieu de l’accident. Ainsi, durant quatre jours, le peloton d’une épreuve considérée comme le « Tour de France de l’Europe de l’Est » a parcouru les routes d’une République socialiste soviétique d’Ukraine contaminée par la radioactivité. Jozef Regec avait 21 ans à l’époque. Jeune coureur promis à une belle carrière, il a participé à cette fameuse Course de la Paix, dont il a même remporté la 1ère étape dans la capitale ukrainienne et porté le maillot jaune de leader. Mais vingt ans plus tard, souffrant d’un cancer, Jozef Regec dut se soumettre à une ablation d’un rein. Y avait-il un lien de cause à effet avec sa participation à la « Cour de la Paix irradiée » ? C’est la question que Jozef Regec, aujourd’hui sénateur et père de quatre enfants, s’est posé à l’annonce du diagnostic. Une question qui restera probablement à jamais sans réponse, mais qui n’en demeure pas moins une bonne raison pour s’en poser d’autres sur l’atmosphère qui régnait alors en Tchécoslovaquie et en Ukraine autour de cette édition 1986 tristement célèbre de la Course de la Paix. Ces questions, Radio Prague les a donc posées à Jozef Regec.

Le 26 avril 1986 explosait un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl
« Le contexte était très particulier. C’est une période grise qui appartient maintenant à l’histoire et que l’on préférerait oublier. Mais pour ce qui est de ma carrière sportive, je dois bien reconnaître que cela reste aussi un très bon souvenir, même si la majorité des équipes des pays d’Europe de l’Ouest, mieux informés que nous, ont refusé de se rendre en Union soviétique. Nous n’étions plus qu’une bonne soixantaine au départ, la moitié du peloton habituel, ce qui n’enlève rien au fait que nous, les Tchécoslovaques et les autres coureurs des pays satellites, nous sommes partis en Ukraine avec la course pour seule et unique préoccupation. Pour ce qui est du reste, nos dirigeants à Prague nous avaient bien fait comprendre que ce n’était pas notre affaire. »

Si les équipes d'Europe occidentale, informées de la situation, ont donc sagement refusé d'envoyer leurs coureurs en Ukraine, de leur côté, les autorités soviétiques, elles, ont interdit aux représentants des pays satellites d'agir de la sorte et leur ont ordonné de s'aligner. Ce que Tchécoslovaques, Polonais et Allemands de l’Est, parmi lesquels le futur vainqueur de l’épreuve, un certain Olaf Ludwig, firent donc. Tous se rendirent ainsi à Kiev, et pas forcément à reculons, à en croire Jozef Regec :

« Vous savez, comme la plupart des autres sportifs de haut niveau en Tchécoslovaquie, nous étions des militaires en service. Cela signifie que lorsqu’un ordre nous était donné, il était dans notre intérêt de le respecter. Et l’ordre était précisément de participer à la course. Mais de toute façon, nous, coureurs, avions envie d’y aller. Pour trois d’entre nous, c’était la première Course de la Paix. Ce n’était pas rien. Nous nous voyions donc mal devoir rester à la maison, surtout que nos dirigeants nous avaient assuré que nos vies et notre santé n’étaient pas menacées. »

Le Course de la Paix de Kiev,  photo: ČT
Vingt-huit ans plus tard, la maladie derrière lui, Jozef Regec considère forcément la réalité de l’époque d’un œil différent de celui qui était le sien en 1986. Cependant, il affirme ne pas avoir alors hésité sur la décision à prendre :

« Dire non était le plus simple que nous aurions pu faire. Mais à vrai dire, je n’ai même pas réfléchi à l’éventualité de ne pas y aller. C’était le début de ma carrière, et pour les coureurs de l’Est, la Course de la Paix était le grand rendez-vous de la saison. C’était la chose la plus importante pour moi. C’était mon rêve qui se réalisait et la concrétisation de pas mal de boulot. J’avais 21 ans. Franchement, peu m’importaient les éventuelles conséquences pour ma santé. Et puis, refuser aurait signifié la fin de ma carrière. »

Jozef Regec ne s’en cache pas. Obnubilé par sa carrière, si c’était à refaire, cette course, il la referait. Surtout que, pas plus que ses compatriotes, il n’avait idée de l’ampleur de la catastrophe :

Jozef Regec,  photo: Facebook de Jozef Regec
« Comme le gros de la population en Tchécoslovaquie, nous ne savions pas grand-chose. Les médias s’étaient contentés du strict minimum, même si nous avions quand même accès à certaines informations de l’étranger par la radio ou la télé allemande et autrichienne dans les régions frontalières. Mais il était difficile de faire la part des choses, on entendait tout et son contraire. Nous sommes donc partis en Ukraine en sachant qu’une centrale nucléaire avait explosé. Il se disait qu’il aurait été préférable de ne pas y aller et d’annuler la course. Nos dirigeants, eux, nous ont assuré qu’il n’y avait pas de risques particuliers pour notre santé. De toute façon, compte tenu de la situation politique et du fait que le départ devait être donné en Union soviétique, il était impossible d’annuler quoi que ce soit. Et en tant que représentants d’un pays frère, notre rôle était aussi de montrer que rien de grave ne s’était passé. »

Sur place, selon Jozef Regec, tout avait l’air normal : « Il n’y avait pas de chaos. On ne sentait rien de spécial non plus dans l’air, on respirait normalement. Les gens semblaient se comporter comme si de rien n’était dans la rue, les enfants jouaient dans les parcs. Je pense que la majorité d’entre eux n’étaient pas au courant de la gravité de la situation. J’imagine que, comme chez nous, rien ou presque n’avait filtré dans les médias. En fait, je crois qu’ils vivaient dans l’ignorance la plus totale », affirme-t-il.

Jozef Regec,  photo: Facebook de Jozef Regec
Les sportifs, eux, ont été soumis à des tests pour mesurer leur irradiation dès leur descente d’avion, puis ensuite chacun des quatre jours de leur séjour en Ukraine. « Le dosimètre sifflait, mais on nous a toujours affirmé que nos taux ne dépassaient pas une certaine limite. Nous n’avons pas cherché plus loin », explique Jozef Regec. Jusqu’à ce qu’un cancer du rein soit diagnostiqué en 2006. Alors, y a-t-il, selon lui, un lien de cause à effet avec sa participation à la course?

« Je ne peux pas l’affirmer. Je me suis soumis à tout un tas d’analyses après l’annonce du diagnostic, mais je n’ai pas trouvé un seul médecin pour me confirmer ou m’infirmer cette thèse. Cela m’intéresse bien sûr, mais au fond, cela ne change pas grand-chose non plus. De toute façon, qu’aurais-je fait ? Attaquer l’Etat en justice vingt ans après ? Les régimes ont changé, beaucoup des responsables de l’époque ne sont plus là aujourd’hui, et puis, encore une fois, comment démontrer que la cause de la tumeur était Tchernobyl ? Impossible. »