Promenade dauphinoise sur les traces de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek

L'ancienne pension, photo: Magdalena Hrozínková

C’est en 1923 que le graveur, poète et traducteur Bohuslav Reynek effectue son premier voyage à Grenoble pour y rencontrer Suzanne Renaud, l’auteure du recueil de poèmes Ta Vie est là, un livre qui l’a emballé. Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek se marient en 1927 à Grenoble, où naîtront quelque temps après leurs deux fils. Jusqu’en 1936, le couple partage sa vie entre le Dauphiné et le petit village de Petrkov, dans les Hauteurs tchéco-moraves. Dans cette émission spéciale, nous irons sur les traces des deux artistes à Grenoble et dans ses environs.

Suzanne Renaud | Photo repro: Suzanne Renaud/Petrkov 13 / Paseka
Rappelons encore que depuis 1947, l’année de son dernier séjour en France, Suzanne Renaud ne peut plus quitter la Tchécoslovaquie. La vie de la famille Reynek, dont la maison ancestrale de Petrkov est transformée en ferme d’Etat, est marquée par la désillusion et le dénuement. Sans jamais cesser d’écrire, sans rompre le lien avec sa famille et ses amis grenoblois, Suzanne Renaud meurt en Tchécoslovaquie en 1964. Bohuslav Reynek, lui, accomplit, jusqu’à sa mort en 1971, son grand œuvre gravé et poétique. Les deux artistes nous laissent leurs poèmes, traductions, dessins et gravures, admirés en République tchèque et encore trop peu connus en France.

Annick Auzimour, fondatrice et présidente de l’association Romarin et du Fonds de Dotation Renaud-Reynek, consacre sa vie à la promotion de l’œuvre des deux artistes en France, en publiant des livres, organisant des expositions et des conférences. C’est elle qui nous servira de guide pendant cette promenade dauphinoise qui commence à Grenoble.

Rue Lesdiguières

L'église Saint-Joseph,  photo: Magdalena Hrozínková
Magdalena Hrozínková : « Nous voilà en plein centre de Grenoble, dans le quartier de Suzanne Renaud. »

Annick Auzimour : « Oui, nous sommes justement rue Charles Tartari, qui était l’oncle de Suzanne Renaud. C’était une personnalité grenobloise, un conseiller municipal et doyen de la Faculté de droit. Là, vous apercevez l’église Saint-Joseph, une église monumentale où Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek se sont mariés. C’était quand même le quartier de la prison, ce qui correspond au ressenti de Reynek dans la ville de Grenoble… La prison ne se trouve plus ici, elle est tout à fait en dehors de Grenoble. C’était aussi un quartier bourgeois, comme nous allons le voir en allant au 9 rue Lesdiguières où nous allons aller. C’est un peu plus loin. Là, vous voyez un des côtés de l’église Saint-Joseph. Nous retrouvons ses arcades et ouvertures très typiques dans les fusains de Reynek qui s’appellent d’ailleurs ‘Eglise Saint-Joseph’. »

9 rue Lesdiguières,  photo: Magdalena Hrozínková
M.H. « Nous sommes au 9 rue Lesdiguières, où Suzanne Renaud a vécu avec sa famille à partir de 1904 et jusqu’en 1936, l’année de son départ plus ou moins définitif pour la Tchécoslovaquie. Evidemment, l’immeuble a changé. Voici un ascenseur moderne qui ne date certainement pas de la première moitié du XXe siècle. »

A.A. : « Non, l’ascenseur n’était même pas là lorsque Jaroslav Krejčí est venu exposer sa belle série de photos de Bohuslav Reynek à Grenoble. Il avait fait une photo de cet escalier en spirale qui conduisait à l’appartement de Suzanne Renaud lequel est occupé maintenant par un notaire. Elle habitait au premier étage et sa sœur au-dessus. Je me suis rendu compte que cette cour avait été aussi dessinée par Reynek. C’est un fusain qui représente une façade assez lugubre, avec un arbre au milieu, l’hiver, et du linge aux fenêtres qui éclaire un petit peu le dessin de taches blanches. »

M.H. : « Effectivement, c’est au premier étage, là où il y a le balcon, que les parents Reynek et leur deux petits garçons habitaient l’hiver. Suzanne Renaud a d’ailleurs écrit un très beau poème intitulé ‘Au balcon’. Ce poème évoque le souvenir d’un premier amour disparu, d’un soldat qu’elle soignait pendant la Première Guerre mondiale. »

La plaque commémorative,  photo: Magdalena Hrozínková
Pour ceux qui voudraient retrouver cet immeuble, une plaque commémorative a été installée à l’entrée.

A.A. : « On s’en est occupé dès 1985. J’ai moi-même dévoilé cette plaque en 1989, à l’occasion du centenaire de la naissance de Suzanne Renaud. »

M.H. : « Cette rue, on la retrouve sur un fusain de Reynek un petit peu plus gai. Il représente un petit cheval traînant la carriole pour ramasser les poubelles. Des taches de craie éclairent énormément l’œuvre. Tout le monde sait que Reynek ne se sentait bien que quand il y avait de la neige… »

Les vacances des Reynek au Vernon

L'ancienne pension,  photo: Magdalena Hrozínková
« La rue Lesdiguières n’a jamais eu beaucoup de charme, si ce n’est les montagnes à chacune de ses extrémités, elle marquait à l’époque la fin de la ville avant les tristes casernes et le parc Paul-Mistral », s’est souvenue dans un entretien Elisabeth Félix-Faure, une des amies grenobloises les plus fidèles de Suzanne Renaud, puis de son mari Bohuslav Reynek. Elisabeth Félix-Faure poursuit : « Bohuslav y fera des séjours réguliers chaque hiver loin de son Petrkov, s’échappant le plus souvent vers des paysages plus proches de sa sensibilité, Vaulnaveys, Saint-Nizier d’Uriage, Villeneuve-d’Uriage. » (citation du catalogue ‘Bohuslav Reynek - Estampes des années cinquante’, ndlr).

C’est à Vaulnaveys-le-Haut, village situé à quelques kilomètres de Grenoble au pied de la chaîne de Belledonne que Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek ont passé deux étés successifs, en 1928 et 1929, années de naissance de leurs deux fils, Daniel et Jiří (appelé Michel en France). La jeune famille Reynek résidait dans une pension de famille, Le Vernon, ouverte en 1927, autrefois tenue par M. et Mme Serpollet, et située juste derrière l’église actuellement dite église Saint-Jean-Baptiste que Bohuslav Reynek prenait plaisir à dessiner.

Agée aujourd’hui de plus de 80 ans, la fille des propriétaires de la pension, Monique Sarrazin, vit toujours dans cette belle maison dont l’histoire remonte au XIIIe-XIVe siècle. Nous l’avons rencontrée, ainsi que sa fille Gisèle Le Floch :

Monique Sarrazin,  photo: Magdalena Hrozínková
Monique Sarrazin : « La pension a ouvert en 1927, elle a fonctionné jusqu’au début de la guerre, en 1939, seulement pendant l’été. On faisait marcher le village avec des emplois. Après la Libération, mes parents ont repris une petite activité. Ils louaient uniquement des chambres à des curistes de la station thermale d’Uriage jusqu’en 1964, où nous sommes venus définitivement habiter ici. Nous avons transformé la pension en maison de famille. »

Gisèle Le Floch : « Nous sommes ici dans la grande salle à manger, où les gens prenaient leurs repas. Il y avait plusieurs tables… Le plancher a été d’origine à la base. Il y a quelques années, il a été refait en noyer à l’identique. A l’exception de celui-ci, les meubles ont toujours été là. »

M.S. : « Celui-là était dans la maison quand mes parents l’ont achetée. On suppose que c’est parce qu’ils ne sont pas dû arriver à le sortir (rires). »

G.F. : « Ici, c’est le salon où les messieurs venaient fumer, boire le café et discuter après le repas. »

M.S. : « Le piano a toujours été là. Vous savez, c’était très animé ici. Il arrivait de temps en temps que des anciens professeurs nous fassent des conférences. Ou alors on organisait des jeux, on montait des pièces de théâtre… C’était très gai ! »

L'ancienne pension,  photo: Magdalena Hrozínková
A.A. : « C’était ça le loisir à l’époque. Le disque n’existant pas encore, Suzanne Renaud qui chantait très bien et jouait du piano, animait ce genre de soirées. »

Les Reynek ont-ils laissé une trace à Vaulnaveys-le-Haut ?

M.S. « Mes parents avaient été ravis de les recevoir, c’étaient des gens charmants. Mais je ne peux pas vous en dire plus, parce que les témoins de l’époque ont disparu de mon horizon. Moi, j’étais gamine, je n’étais pas encore née quand ils sont venus, mais j’ai beaucoup entendu parler d’eux. Surtout de la part de ma mère qui a gardé un beau souvenir de leurs séjours. Ce n’était pas souvent que l’on avait ici des gens de cette catégorie, on recevait surtout de petits et grands bourgeois. »

Vous, Gisèle, vous avez un dessin de Bohuslav Reynek, n’est-ce pas ?

G.F. : « Oui, c’est un pastel que Reynek a dessiné dans le pré, le dos à la montagne. Il a donné ce dessin en cadeau à mes grands-parents. Mon grand-père l’a encadré, mais le dessin n’a pas été signé. Quand Annick Auzimour est venue nous rendre visite avec un des fils de Reynek (Daniel Reynek, ndlr), il l’a authentifié. Maman m’a donné aussi un autre petit tableau qu’on avait de lui et où l’on voit une vache. J’ai donc les deux Reynek chez moi. »

Reynek prenait le tram et marchait à pied sur des collines

Notre-Dame-de-Mésage,  photo: Magdalena Hrozínková
La commune de Notre-Dame-de-Mésage ou nous faisons aussi une escale, a la particularité d’avoir deux églises romanes. Nous nous arrêtons d’abord devant la chapelle Saint-Firmin :

A.A. : « Il existe un fusain que Reynek dessinait de cette église, la plus belle du département. Elle a conservé tous ses éléments romans du XIIe siècle. Comment Reynek a-t-il pu venir de Grenoble si loin ? C’est parce qu’il existait à l’époque un tram qui allait beaucoup plus loin que le tram actuel. Cet ancien tramway, disparu en 1952, reliait Grenoble à Vizille, même jusqu’au Bourg-d'Oisans d’un côté, de l’autre jusqu’à Chapareillan, près de Chambéry. Il grimpait même dans le Vercors, jusqu’à Saint-Nizier-du-Moucherotte. Reynek prenait le tram, puis marchait à pied sur des collines. »

Pourquoi en fait était-il tant attiré par les chapelles romanes de la région ?

A.A. : « Il les aimait à cause de petits animaux qui y sont sculptés, c’est ce qu’il a dit dans le documentaire que l’on a tourné sur lui, en 1969. »

La chapelle Saint-Firmin,  photo: Magdalena Hrozínková
Nous sommes toujours dans ce même village de Notre-Dame-de-Mésage, devant une autre chapelle dessinée par Bohuslav Reynek…

A.A. : « Il s’agit de l’église Notre-Dame qui apparaît sur un fusain de Reynek. Nous avons eu beaucoup de mal à retrouver le lieu exact. Cette chapelle a été appelée église en Dauphiné dans l’inventaire de l’historienne de l’art Renata Bernardi, probablement suggérée par les frères Reynek. Nous avons compté les arches et les motifs pour finir à découvrir, grâce à Internet d’ailleurs, qu’il s’agissait bien de celle-ci. L’autre détail : elle est penchée ! Son clocher s’incline vers la vallée, sans doute le terrain se tasse. Reynek l’a bien dessinée penchée ! »

Nous sommes maintenant à Villeneuve d’Uriage, à proximité immédiate de Saint-Martin d’Uriage. Avec Annick Auzimour, nous ouvrons la vielle porte grinçante du petit cimetière qui entoure la belle église Saint-Jean-Baptiste :

A.A. : « Il existe au moins quatre pastels de Reynek représentant cette chapelle. A l’époque, il y avait un gros sapin, aujourd’hui disparu. Je ne suis pas vraiment arrivée à définir d’où Reynek dessinait. En arrière-plan, on ne voit pas les montagnes, les hautes montagnes de Belledonne, alors que quand on est ici, elles sont omniprésentes. »

Il n’aimait pas dessiner les montagnes en général, n’est-ce pas ?

L'église Villeneuve d’Uriage,  photo: Magdalena Hrozínková
Annick Auzimour : « Non, le regard glacial de Notre-Dame, pour désigner Belledonne, ne lui convenait pas du tout ! Pas plus que la ville de Grenoble d’ailleurs… Il préférait de loin ces vallons qui nous entourent ici, les contreforts de Belledonne. A l’époque, il y avait des vignes et des petits villages… Surtout, c’était une campagne encore très pastorale. »

Comme vous le dites, les montagnes sont omniprésentes, comment Reynek faisait-il pour ne pas les dessiner ?

« Il n’y avait pas d’arrière-plan, il les gommait. Sur ses dessins, on ne voit que les collines. »

Peut-être que ces collines lui rappelaient la région de Petrkov, les Hauteurs tchéco-moraves…

« C’est possible. Il ne se plaisait quand même pas trop dans les hivers grenoblois, il avait hâte de rentrer. Cette impatience s’est accrue quand il a découvert la gravure. Avec son matériel pour graver, il était mieux dans sa maison à Petrkov qu’ici où, effectivement, il emportait ses cartons et crayons pour dessiner dans la campagne et surtout pour s’échapper de la ville. »

A Petrkov, il lui arrivait aussi de dessiner en plein air…

Bohuslav Reynek,  photo: ČT
« Oui, mais cela a quand même cessé après la guerre. Il allait effectivement dans les bois et dessinait sur de petites plaques qu’il avait dans les poches et qui lui servaient de carnet de croquis. Là il traçait quelques traits de sa vision et il les gravait ensuite chez lui, la nuit, mais c’est une histoire que l’on connaît. »

Les Grenoblois de l’époque, les amis de Suzanne Renaud par exemple, appréciaient-ils ses dessins faits à Grenoble?

« Ah oui, énormément ! C’étaient des gens cultivés et ouverts. Vous savez, à cette époque, les gens avaient un métier, mais ils étaient aussi poètes amateurs. On échangeait les poèmes, on vivait autour d’un piano, on se réunissait pour parler Belles-lettres, art, poésie… Ils étaient vraiment séduits par ce grand monsieur, très lettré, venu d’Europe centrale et qui exposait ses dessins chez Laforge (Jules Laforge, collectionneur, propriétaire d’une librairie et galerie, ndlr), avec une telle sensibilité… »

« Maman envoyait à Petrkov du thé et du café qu’elle torréfiait elle-même »

Olivier Félix-Faure,  photo: Magdalena Hrozínková
Olivier Félix-Faure : « Mon père s’est très vite passionné pour les gravures de Bohuslav Reynek et il a su transmettre à moi et à mes sœurs, ce lien fort entre le travail de Reynek, les poèmes de Suzanne Renaud, et nous. Cette amitié est partie de ma grand-mère, mon père et ma mère, qui eux –mêmes sont allés voir les Reynek en Tchécoslovaquie. »

Anne Guerry : « Ma mère a toujours écrit à Suzanne Renaud, leur amitié épistolaire a été très profonde. L’arrivée des lettres de Suzanne a toujours été un moment de célébration à la maison. Je me souviens qu’à Noël, maman préparait toujours du café et du thé pour les envoyer aux Reynek qui n’avaient rien. L’odeur de ce café que ma mère torréfiait à la maison a marqué pour moi le début des fêtes de Noël. Au retour, nous recevions souvent une gravure ou un original de poème… C’était toujours quelque chose de précieux. »

Anne Guerry et Olivier Félix-Faure, que vous venez d’entendre, représentent deux familles grenobloises les plus proches peut-être de Suzanne Renaud et de Bohuslav Reynek, deux familles qui leur sont restées fidèles et les ont soutenus dans les années 1950-1960, particulièrement dures pour les Reynek qui vivaient alors dans le plus grand dénuement ; deux familles qui leur ont rendu visite à plusieurs reprises à Petrkov, sous le communisme ; deux familles qui sont restées aux côtés des fils Reynek jusqu’à la mort de Daniel et Michel, en 2014. Deux familles aussi qui continuent, avec Annick Auzimour et d’autres personnalités grenobloises encore, à veiller sur l’héritage du couple Renaud-Reynek en France.

Anne Guerry,  photo: Magdalena Hrozínková
Avant de retrouver Anne Guerry et Olivier Félix-Faure dans une de nos prochaines émissions, faisons encore une escale à Corenc, un village près de Grenoble, où, pour citer Suzanne Renaud, les « montagnes légères et roses fleurissent comme des vergers dans le soir frileux… ». Cela se passe une fois de plus en compagnie d’Annick Auzimour, auteure, entre autres, de l’impressionnant catalogue raisonné de l’œuvre graphique de Bohuslav Reynek. Ce catalogue est disponible en ligne, sur le site de l’Association des amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek (http://www.auzimour.com) et vous pouvez y trouvez toutes les œuvres de l’artiste évoquées au cours de cette émission. Parmi elles figurent aussi ses dessins réalisés à Corenc.

L'église de Corenc,  photo: Magdalena Hrozínková
A.A. : « On arrive ici le soir, au-dessus de la ville. Sur ce petit promontoire se dresse l’église de Corenc qui est représentée sur plusieurs dessins et fusains de Reynek. Elle me fait penser à des phrases tirées des lettres de Suzanne Renaud à ses amis. Comme celle-ci que l’on trouve dans une lettre adressée à Henriette Gröll, le 13 mars 1933 : ‘Adieu donc, la douce brume bleue si tendrement consolante sur le coteau de Corenc et son église qui luit comme un caillou blanc perdu sur le chemin du ciel.’

Le 20 mars, Reynek écrit à Jeanne Guerry : ‘Je vous avoue qu’un retard me serait trop pénible – mon travail m’attend, j’ai besoin de respirer et j’ai une envie presque maladive de gratter le cuivre.’ L’une voulait rester, l’autre voulait partir… »

« La montagne au dos brun s’enfonce dans le soir comme une vieille femme en emportant sa lampe »