Petite histoire des Grecs dans la Tchécoslovaquie communiste - entretien avec Ilios Yannakakis

L'émission d'aujourd'hui sera consacrée à l'histoire des Grecs installés sur le sol tchécoslovaque après-guerre. Et pour aborder ce chapitre peu connu de l'histoire de la Guerre froide, nous nous sommes adressés à Ilios Yannakakis, aujourd'hui professeur de sciences politiques dans les universités de Lille et d'Olomouc. Une histoire qu'il connaît bien, étroitement liée à la guerre civile en Grèce (1946-1949), et qui commence par la décision du PC grec de créer une enclave hellénique après la guerre, avec l'aide de Tito, sur les fondations d'un village vidé de ses habitants allemands au nord de la Yougoslavie, le village de Bulkes (ou Buljkes, renommé depuis Maglic par les Serbes).

Bulkes
Extraits:

« Ce village de Bulkes se trouvait en Voïvodine. Le PC grec y avait installé une petite démocratie populaire, vraiment un régime communiste. Les Grecs ne pouvaient pas en sortir, et on y frappait même de la monnaie. Une petite république socialiste... Et au fur et à mesure que la guerre civile grecque prenait de l'ampleur, Bulkes devenait le lieu où passaient les enfants des villages que les communistes avaient pris, volontairement ou pas - entre 15 000 et 20 000 enfants. De Bulkes, ils étaient ventilés dans les pays de l'Est. Car à partir de 1947-48, les pays de l'Est avaient donné des possibilités incroyables aux communistes grecs - armes, munitions...- donc il y avait une situation très ambiguë.

« En 1948 a lieu la rupture entre Tito et Staline. Le PC grec soutient naturellement Staline et ordonne l'évacuation par étapes du village de Bulkes. La première vague s'installe en Hongrie, où le gouvernement hongrois avait donné un village, nommé Beloiannisz plus tard, et la deuxième s'installa en Tchécoslovaquie. Jusqu'en 1948-49, la Tchécoslovaquie a accueilli des enfants. Et comme le pays a été vidé de sa population allemande des Sudètes, il y avait des châteaux dans toute cette région, qui ont été transformés en maisons d'enfants pour les réfugiés grecs. »

Est-ce qu'on a une idée du nombre de ces enfants ?

« D'après les statistiques, surtout en Bohême et en Moravie et très peu en Slovaquie, il y avait entre 5000 et 8000 enfants- c'est un chiffre énorme. On les faisait venir de Voïvodine par convois, encadrés par des jeunes filles des villages et des 'mères' comme on les appelait - des femmes qui encadraient ces enfants avec naturellement un responsable du parti à leur tête. »

Qu'est-ce qu'on leur apprenait à ces enfants, quelle était leur vie quotidienne ?

« J'étais moi-même un des enseignants dans ces maisons d'enfants en 1949. Il faut dire que les Tchèques ont offert à ces enfants ce qu'ils avaient de meilleur. D'une part la qualité de l'hébergement et de l'autre la qualité de l'instruction donnée à ces enfants - des enfants illettrés d'une Grèce illettrée...»

Des enfants que le PC grec avait retirés à leur famille dans des régions rurales ?

« Dans des régions montagneuses, d'une population qui vivait à peu près comme au début du XIXe siècle. Il fallait éduquer ces enfants à de l'hygiène de base par exemple. Au début il y a eu un enseignement greco-tchèque. Mais le grand problème était que la plupart ces enfants ne connaissaient pas leur date de naissance et il fallait que les médecins définissent plus ou moins l'âge de ces enfants... C'était une période très complexe, et traumatisante pour tout le monde. Moi, je me rappelle, j'ai débarqué dans ce milieu que je ne connaissais pas et je me suis dis : 'Où suis-je ?' »

Comment êtes-vous arrivé là-bas ?

« Je ne suis pas de Grèce, je suis né en Egypte. Je suis parti du Caire après mon bac au lycée français du Caire pour aller me battre volontairement du côté des communistes. »

Votre père a même fondé le PC en Egypte, c'est ça ?

« Oui. Et j'ai quitté l'Egypte, via l'Italie et la France, et suis arrivé à Prague au moment de la fin de la guerre civile grecque. Je ne savais pas qu'elle était terminée. Puisque je savais 'lire et écrire' - comme on disait - on m'a envoyé comme responsable du dossier maison d'enfants à côté de Kyselka, pas loin de Karlovy Vary. Il y avait deux autres maisons d'enfants, à cinq kilomètres à Velichov, et sur la colline à Velky Hradosov. Cela formait un triangle et une des 'agglomérations' d'enfants grecs. Il y en avait partout dans le pays. » « Soyons honnêtes et francs, bien que cela dérange les Grecs aujourd'hui : on préparait ces enfants à être des communistes, à être la relève pour la guerre civile. On les fanatisait ces enfants-là, ils vivaient dans le monde communiste. On reviendrait en Grèce après avoir hissé le drapeau rouge sur l'Acropole ! Le but était de conquérir la Grèce et de la relier aux pays socialistes... »

Il n'y avait que des Grecs dans ces maisons d'enfants ?

« Des Grecs slavophones - les Slavo-macédoniens - et des Grecs. »

Comment étaient-ils accueillis dans cette région de Bohême de l'Ouest ?

« Les Tchèques étaient très accueillants. En 1949, la Tchécoslovaquie était un pays profondément traumatisé. Autour de moi par exemple, dans cette région de Karlovy Vary, les gens disparaissaient. Et ce n'était plus seulement des disparitions d''ennemis de classe' mais aussi de membres du parti. On préparait déjà la longue série des procès politiques. Donc il y avait un climat de peur. Les magasins se vidaient à vue d'oeil. Les enseignes s'uniformisaient... La mainmise du communisme sur un pays c'est l'uniformisation immédiate, et on coupe les têtes qui dépassent en instaurant le pouvoir, le langage unique, etc. L'éducation de ces enfants grecs rentrait dans ce cadre d'uniformisation de l'idéologie communiste. »

« Quand en 1949 les communistes grecs subissent une défaite, le gros des troupes rentre en Albanie, avec des populations civiles poussées par les communistes. Le reste se réfugie en Yougoslavie - contre les ordres du PC - et en Bulgarie. C'est une histoire mal connue : d'Albanie sont partis six cargos pendant la nuit - clandestinement mais le tout organisé par Moscou -, quatre remplis de combattants désarmés par les Albanais à travers les Dardanelles, le Bosphore et la Mer noire, envoyés ensuite par le train à Tashkent en Ouzbékistan. »

En 1950, les Grecs qui s'étaient réfugiés en Yougoslavie sont disséminés en Europe centrale. Près de 100 000 d'entre eux vivent alors sur un territoire sous domination soviétique. La majorité de ceux qui sont dans les démocraties populaires, environ 70 000 personnes, s'installent en Silésie, du côté polonais ou tchécoslovaque, en Moravie, et en Hongrie.

« Le PC s'est retrouvé dans une situation très originale : c'est un parti qui a perdu la guerre civile, qui a perdu l'idée de faire de la Grèce un pays communiste et qui se retrouve à la tête d'un 'Etat' communiste allant de Tashkent à Prague et de Varsovie à Sofia. Avec une population soumise uniquement au PC... C'est une schizophrénie : un parti qui a tout perdu et qui devient maître de la vie de ces gens-là. »

Ces communautés ont-elles accès à l'information, est-ce qu'elles savent ce qu'il se passe ?

« C'est une question cruciale. Le parti a caché sa défaite en disant que c'était une pause avant 'le troisième round', comme ils l'appelaient. Mais petit à petit les gens ont compris qu'il n'y aurait pas de troisième round et le parti a accepté d'admettre qu'il n'y aurait plus de guerre civile. Or dans ces années noires du stalinisme, jusqu'à 1956, la lutte interne aux partis communistes - dans laquelle les dirigeants se liquidaient mutuellement - a touché les communautés. Donc il y a dans ces communautés grecques des luttes entre les différentes fractions. »

Comment se poursuit l'intégration des Grecs en Tchécoslovaquie pendant cette période ?

« Le Grec s'intègre facilement, que ce soit en Amérique, au Canada, en Australie, en France ou dans la Tchécoslovaquie communiste, car il a le sens communautaire. Il se créé des micro-communautés dans les villes contre la volonté du PC qui voulait tous les regrouper. »

Dans quelles régions s'installent-ils ?

« Partout, mais surtout dans les zones industrielles, à Ostrava par exemple. Parce que c'est là où il y a l'argent et une certaine facilité de logement. Ils s'adaptent merveilleusement bien. Ils retrouvent le boulot dur, parce que ce sont des travailleurs. Mais ils apprennent très vite à s'adapter au rythme du travailleur tchèque, c'est-à-dire : 'ne me bouscule pas, je construis le socialisme, d'accord, mais à mon rythme...'. Derrière la machine on ne remplit pas le plan, etc., ce qui était le lot commun de tous les travailleurs qui s'opposaient à cette politique communiste de pressurisation de la classe ouvrière jusqu'à la dernière goutte... Il y a très peu en Tchécoslovaquie de Grecs qui travaillent dans les kolkhozes. La plupart sont devenus des ouvriers. »

Le sens communautaire des Grecs n'empêche pas les mariages mixtes, dont le nombre augmente...

« Naturellement, surtout avec l'émancipation de la jeunesse par rapport à l'esprit renfermé, conservateur et idéologique des parents. Au début, quand la fille grecque avait un copain tchèque, le père attendait à la sortie de l'école pour la gifler et lui interdire de lui parler. Petit à petit tout ça a volé en éclats et Tchèques et Grecs vivaient de la même manière. »


Ilios Yannakakis
Suite de cet entretien réalisé avec le professeur Yannakakis la semaine prochaine. Avec lui nous reviendrons à nouveau sur l'histoire des Grecs en Tchécoslovaquie et notamment sur la première vague de retour dans leur pays d'origine, au milieu des années 60. Il reviendra également sur son parcours personnel, et son départ de Prague vers Paris, après l'écrasement du Printemps de Prague.