Omar Mounir : « La partition paisible de la Tchécoslovaquie a été un service immense que Tchèques et Slovaques ont rendu à l’Europe »

Vous le savez, il y a tout juste 20 ans, le 1er janvier 1993, la Tchécoslovaquie, Etat commun des Tchèques et des Slovaques, se scindait en deux. Aujourd’hui la Tchéquie et la Slovaquie sont deux Etats souverains qui coexistent et collaborent dans le cadre de l’Union européenne. Quelles ont été les causes de cette partition ? Etait-elle inévitable ? Qu’a-t-elle apporté de négatif et de positif ? Pour répondre à ces questions Vaclav Richter a invité au studio de Radio Prague notre ancien collègue Omar Mounir, auteur du livre « La Partition de la Tchécoslovaquie » qui a paru en français en 1999 aux éditions Quorum. Nous vous proposons, en rediffusion, un extrait de leur entretien réalisé il y a cinq ans, à l’occasion du 15e anniversaire de la séparation des deux Etats.

Ernest Denis
Tu commences ton livre par une citation d’Ernest Denis qui a assisté à la naissance de la Tchécoslovaquie et a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire de Bohême : ‘La Bohême nous a appris qu’il est n’est pas nécessaire de s’entretuer, parce que les hommes ne traduisent pas tous, par les mêmes symboles, leurs angoisses communes et leurs désirs semblables.’ Essayons d’expliquer le rapport entre cette citation et ton livre.

« Justement, cette citation tombe à pic sur la problématique tchéco-slovaque en ce sens que, cette partition, que ce soit dans son processus que dans la consommation de la partition à proprement parler, s’est passée de la manière la plus civilisée qui soit. Et il n’existe pas d’autre cas dans l’histoire contemporaine où une partition s’est faite aussi paisiblement. Si j’utilise l’expression que voici, qu’on trouve dans le livre, c’est que la partition de la Tchécoslovaquie a été faite sans que les Tchèques et les Slovaques aient à casser ne serait-ce qu’un verre.

Et je dirais que c’est une leçon à l’intention de l’Europe, une leçon de sagesse, d’un degré élevé de civilisation et de culture en Tchécoslovaquie. Je ne le soulignerais jamais assez : si le cas de la partition de la Tchécoslovaquie se ‘yougoslavisait’, c’est l’expression à adapter et à adopter, étant donné les circonstances, eh bien aujourd’hui le sort de l’Union européenne eût été autre, l’OTAN n’aurait pas été l’OTAN que nous connaissons et la sécurité en Europe n’aurait pas été celle qu’elle est aujourd’hui. Donc c’est un service immense que les Tchèques et les Slovaques ont rendu à tout le monde en Europe, à l’insu de tout le monde. C’est passé inaperçu, parce qu’on ne remarque que les mauvaises choses qui laissent beaucoup de dégâts matériels et humains derrières elles. Mais les grandes oeuvres silencieuses de paix passent inaperçues. »

Est-ce qu’il y avait des aspects de la partition qui t’intéressaient spécialement ?

« Il y a un aspect qui m’a beaucoup intéressé, beaucoup intrigué et je dirais beaucoup surpris parce que c’est une curiosité scientifique, technique, qui ne peut pas laisser indifférent. Je me demandais toujours : ‘Mon Dieu, comment vont-ils faire pour diviser ce pays en deux ?’ C’était une question qui me hantait et je suivais ce processus pas à pas. Il fallait d’abord déterminer et tracer les frontières. Bien que le problème des frontières ait été réglé en 1919, il restait toujours des adaptations à faire, compte tenu de l’évolution qui s’est faite après, des écoles qui ont été construites, des ruisseaux qui ont été détournés, et tout cela posait des problèmes. Et puis on passe au patrimoine. Il a fallu saucissonner tout ça pour partager chaque chose. Et puis il y a eu les biens de la Tchécoslovaquie à l’étranger. »

Ton livre commence par ce que tu appelles la genèse de la partition. Quels ont été les facteurs principaux de cette genèse ?

« Il y a deux sortes de facteurs de la genèse de la partition. D’abord il y a le contexte historique. Ce contexte historique a joué beaucoup parce qu’il y a une certaine mémoire. Puis il y a dans l’histoire immédiate les conditions dans lesquelles la Tchécoslovaquie a été formée où il y avait les Slovaques qui avaient tout à recevoir et les Tchèques qui avaient tout à donner. Et cela a créé une espèce de complexe chez les Slovaques qui fait qu’à la fin ce Tchèque est devenu quelque peu agaçant. Il était professeur, instituteur, ingénieur, infirmier, et eux, ils étaient paysans. De ce côté-là, il y a une certaine susceptibilité qui est restée en arrière plan et qui, certes, n’a pas décidé le gros de la population à opter pour la partition mais a facilité la tâche aux meneurs. Et puis il y avait le débat. Le débat qui a été déclanché en 1990 et s’est poursuivi jusqu’en 1991, et ce débat n’a fait que s’envenimer. Je reproduis dans le livre les grands axes de ce débat et on perçoit parfaitement de quelle manière la situation s’envenimait. Petit à petit on glissait vers la partition. Je sentais ça comme une descente aux enfers. »

Est-ce que, d’après toi, c’était un processus réversible. Pouvait-on éviter par exemple certains actes politiques, certaines erreurs politiques, pouvait-on éviter la partition par une politique plus sage ?

« On aurait pu le faire, mais moi, personnellement, j’avais du mal à croire malgré tout que cette partition allait avoir lieu. Le jeu était intéressant sur le plan théorique mais j’avais du mal à y croire. Mais je me suis incliné devant une pluralité de Tchèques que j’ai consultée à l’intérieur comme à l’extérieur de la radio, qui ne connaissaient pas les uns les autres, et qui m’avaient dit: ‘Les jeux sont pipés.’ »


Roselyne Chenu qui a été, dans les années 1960 et 1970, assistante du poète Pierre Emmanuel et a travaillé dans la Fondation pour une entraide intellectuelle, a visité la Tchécoslovaquie à plusieurs reprises entre 1969 et 1980. Elle a rencontré de nombreux intellectuels tchèques et slovaques. Et déjà en ce temps-là elle s’est rendue compte que les rapports entre Tchèques et Slovaques n’étaient pas sans problèmes. J’aimerais te faire écouter son témoignage :

Roselyne Chenu : « Alors, au niveau où j’ai pu voir la situation, je n’ai pas fait d’analyse sociale, économique et politique en profondeur, mais en interrogeant les uns et les autres, je me suis rendue compte, et cela m’a beaucoup étonnée, qu’il y avait dans le domaine culturel une ignorance absolue de tout ce qui se passait à Bratislava et inversement. Chacun vivait replié sur sa province, son pays, et rares ont été, des deux côtés d’ailleurs, les intellectuels qui m’ont dit : ‘Ah, vous venez de Prague’ ou ‘Vous arrivez de Bratislava. Qu’est ce qui se passe là-bas ?’. Quelques-uns me posaient des questions tant à Bratislava sur Prague, tant à Prague sur Bratislava, et je dois dire que j’étais très étonnée que ce soit moi, une étrangère de passage qui puisse donner aux uns et aux autres des informations et leur dire comment ils régissaient à l’occupation, ce qu’ils pouvaient publier, les tirages de livres, etc. Donc, toute une série d’informations courantes, quand on s’intéresse à la vie culturelle, c’est moi qui les leur donnait et cela a été d’un côté une grande découverte et plutôt un étonnement de ma part. »

Avez-vous décelé, déjà en ce temps-là, des différences et des antagonismes entre Tchèques et Slovaques, qui éventuellement pourraient aboutir beaucoup plus tard à la séparation des deux peuples et à la partition de la Tchécoslovaquie ?

« Peut-être, en 1970 si ma mémoire est bonne, ou peut-être dès 1969, je ne sais plus, il y avait eu une sorte de fédéralisation de la Slovaquie, ils avaient acquis une certaine indépendance par rapport à la Bohême-Moravie et j’ai senti combien toutes les personnes que j’avais vues là-bas étaient contentes et préoccupées de concrétiser ces décisions qui avaient été prises sur papier, si je puis dire, par les hommes politiques. Ce que j’ai senti aussi, c’était au fond comme un complexe d’infériorité en Slovaquie par rapport à la Bohême, sentiment d’infériorité et de… (elle réfléchit), je ne peux pas dire d’humiliation, mais ils souffraient de ne pas être reconnus pour ce qu’ils se sentaient être. Et à l’inverse, à Prague, bien sûr il y a eu toujours des exceptions, mais dans l’ensemble ce qui m’a frappée, c’est l’indifférence totale de mes interlocuteurs à l’égard de la Slovaquie. Je dirais que, d’une certaine manière, la Slovaquie pour eux n’existait pas. Je ne parle pas de tout le monde mais de beaucoup de mes interlocuteurs, et donc, au fond, c’étaient probablement des signes prémonitoires de ce besoin de séparation. Probablement surtout de la part des Slovaques. »

Est-ce que cette indifférence que Roselyne Chenu a remarquée a été vraiment un signe prémonitoire de la partition où c’était un phénomène normal et sans conséquences ? Est-ce que toi, qui est venu de Maroc et qui pouvait donc jeter dans les premières années de ton séjour en Tchécoslovaquie un regard objectif sur la réalité tchécoslovaque, est-ce qu tu a remarqué cette indifférence ou d’autres symptômes inquiétants ?

«Moi personnellement, je n’ai rien remarqué de particulier. Une chose est certaine, les Slovaques sont très chatouilleux sur la question nationale mais cela ne veut pas dire que le phénomène exprime une austérité quelconque vis-à-vis des Tchèques. En revanche, une de mes connaissances m’a dit d’avoir discuté à Brno, déjà dans les années soixante, avec un Slovaque rencontré par hasard. Et ce Slovaque lui a dit : ‘Tôt ou tard nous allons nous séparer.’ Mais c’était un individu. »

Quels ont été, d’après toi les principaux problèmes auxquels la partition s’est heurtée? Quelles ont été ses étapes les plus difficile et les plus dangereuses ?

« Les étapes difficiles de la partition sont nombreuses. A chaque détour dans cette évolution il y avait une étape difficile Il y avait d’abord le fait de décider la partition, de passer à la décision sur la partition sans organiser, au préalable, un referendum. Et puis, ma foi, il y a l’exécution de la partition, il y a la séparation monétaire, il y a la question des frontières qui chamboulait complètement la vie des gens, il y a le partage du patrimoine sur lequel les Slovaques n’ont jamais été tout à fait d’accord. On flirtait donc en permanence avec le danger et avec des risques de dérapage. C’était cela finalement, la partition de la Tchécoslovaquie à laquelle les responsables, et je dois leur tirer chapeau, ont fait face avec beaucoup de courage, de détermination, d’intelligence et de sang-froid. »

Les Etats se décomposent en général dans les conflits et dans le sang. Pourquoi d’après toi Tchèques et Slovaques ont réussi à se séparer dans la paix ?

« Dans chaque pays il y a des dominantes locales, c’est à dire il y a tout un tas de caractères et puis il y a une résultante et c’est le caractère dominant. Les Tchèques sont des gens paisibles. On n’y peut rien, c’est comme ça. Que ça plaise ou ça déplaise. Et puis les Slovaques ont été entraînés dans cette atmosphère, ils ont joué le jeu, d’autant que, il ne faut pas l’oublier, il y a un mélange qui s’est fait entre ces pays pendant soixante-dix ans qu’a duré la Tchécoslovaquie. Il y a des statistiques très très surprenantes sur le nombre de Tchèques passés en Slovaquie pendant ce temps-là et le nombre de Slovaques passés en République tchèque. C’est comme ça, ces gens-là ne règlent pas leurs problèmes à coup de couteaux. »


A la fin de ton livre tu écris : ‘ Les Tchèques ont obtenu ce qu’ils voulaient parce que la fédération est dissoute faute de pouvoir survivre. Les Slovaques n’ont pas été déçus non plus, parce que la fédération dissoute continuait à fonctionner à travers de l’Union douanière et une série d’accords sociaux comme une sorte de confédération, ce qu’ils avaient précisément désiré.’ Penses-tu que cette confédération qui ne dit pas son nom, cette coexistence de deux peuples, se poursuit d’une certaine manière encore aujourd’hui ou les deux Etats continuent à s’éloigner l’un de l’autre ?

« Je crois qu’il y a les deux tendances, les deux courants. Il y a un effet de l’éloignement, par le fait qu’il n’y plus de programme scolaire commun, il n’y plus de programmes communs à la télévision, il n’y a plus de rencontres très proches entre diverses institutions etc. Mais en même temps il y a actuellement une unification par l’esprit et par l’intérêt qui est double. D’abord en raison de l’ensemble de l’arsenal législatif toujours en vigueur mais c’est une affaire assez compliquée que les Tchèques et les Slovaques ont posé pour continuer en quelque sorte à créer une espèce de filet de rétention pour amortir un choc éventuel. Et à cela s’ajoute aujourd’hui l’Union européenne qui fait qu’il y a un double cadre quand même, un double filet si j’ose dire. »

C’était Omar Mounir, écrivain et ancien rédacteur de Radio Prague, auteur du livre « La Partition de la Tchécoslovaquie ». Nous reviendrons sur le 20e anniversaire de la fin de la Tchécoslovaquie dans nos prochaines émissions, notamment dans le cadre d’une série de reportages réalisés avec nos partenaires de Radio Slovaquie Internationale.