Eurydice Antolin : « La traduction connecte des mondes »

Rencontre aujourd’hui avec Eurydice Antolin, traductrice du tchèque. Dans un long entretien qu’elle a accordé à Radio Prague, elle est revenue sur ses débuts en tchèque, sa découverte du pays grâce à la littérature et les romans de Bohumil Hrabal plus précisément, son travail de traduction, notamment Babička, de Božena Němcová et de ses futurs projets. Passeuse de culture grâce à son travail, Eurydice Antolin est une amoureuse de la langue tchèque, une affection qu’elle essaye de transmettre à ses lecteurs en toute modestie.

Eurydice Antolin,  photo: www.a-verse.org
Eurydice Antolin, vous êtes traductrice de tchèque, vous vivez dans une très jolie petite ville à côté de Paris, à Fontenay-aux-Roses. C’est d’ailleurs là que nous nous rencontrons car malheureusement, vous n’avez pas l’occasion de venir souvent en République tchèque. Vous avez traduit Babička, de Božena Němcová, sorti en 2008 aux éditions Zoe, et également La belle de Joza, de Květa Legátová. Mais avant d’en parler, racontez-nous comment vous avez découvert la langue tchèque ?

« J’y suis arrivée par hasard. J’ai entendu parler de Prague au début des années 1990 car je connaissais des gens qui y étaient allés et qui avaient trouvé la ville très belle… A l’époque, j’étais à l’université, en lettres modernes à Montpellier. Au départ, j’ai choisi le tchèque comme option pour essayer. J’ai trouvé les sonorités de la langue très belles. A la bibliothèque, j’ai lu des auteurs traduits en français. J’ai énormément aimé les romans de Bohumil Hrabal et les poésies de Karel Hlaváček. J’ai eu vraiment une sorte de choc littéraire à ce moment-là et je me suis dit qu’il y avait quelque chose de particulier à trouver dans cette littérature. »

Et votre première rencontre avec le monde tchèque s’est passée comment ?

« J’étais à Prague, donc j’étais émerveillée par le décor, évidemment. Avec le recul, je me rends compte que j’avais une vision idyllique, comme la plupart des gens qui ne font que visiter une ville magnifique. Il y avait aussi tout cet arrière-plan de légendes locales… J’ai eu Praga Magica comme livre de chevet pendant un moment. J’étais vraiment baignée dans cette atmosphère. Ma première rencontre s’est donc très bien passée, même si j’étais sans doute un peu déconnectée de la vie des gens. Mais c’était très agréable, en tant que personne extérieure de découvrir cet univers de cette façon-là. »

Je le disais en introduction, vous avez traduit récemment Babička de Božena Němcová. Qu’est-ce qui vous a donné envie de traduire ce livre en particulier qui est une référence dans la littérature tchèque. Au premier abord, on pourrait se demander si cela va fonctionner dans une autre langue…

« Effectivement, il y a des spécificités de langue, des particularités. Mais ce qui m’a vraiment donné envie de le lire, c’est que j’avais été en contact avec un passage pendant mes études à l’INALCO. Notre professeur nous avait fait étudier l’histoire de Viktorka, la plus romantique et la plus sombre du roman. J’avais un attachement à cette histoire, pas seulement à celle de Viktorka, pour le côté coutume populaire, sans être naïf ou niais. C’était aussi un exercice de langue, ce qui m’intéressait parce qu’il y avait pas mal de recherches à faire au niveau du vocabulaire, des expressions, qui m’ont menée à avoir des contacts très enrichissants avec des gens sur place. »

Combien de temps avez-vous mis à le traduire ?

« Longtemps ! En fait j’ai commencé avec mon mémoire de maîtrise dans lequel j’avais travaillé sur des poèmes de Jaroslav Seifert qui y parle de Božena Němcová et de Viktorka. J’avais donc traduit les extraits de l’histoire de Viktorka et puis j’ai eu envie de traduire le reste, simplement. »

Il y avait déjà eu une traduction de Babička en français, mais qui datait du XIXe siècle…

« Oui. Il y a eu une édition en français en 1900 et une traduction plus locale dans les années 1890, par une jeune fille tchèque, que je n’ai pas pu lire en intégralité. Je n’ai pas trouvé ce texte-là, mais j’ai trouvé des critiques de Václav Černý qui fustigent le niveau de français de cette traduction. Et il y a cette traduction de 1900 qui est dans un bon français, mais qui est datée. »

Vous évoquez les problèmes de langue. On dit que Babička est le point d’orgue stylistique de la langue tchèque. D’une part, c’est un sacré défi pour vous, d’autre part, pourquoi parle-t-on de Babička en ces termes ?

Božena Němcová
« C’est sûr que c’est un sacré défi. Très honnêtement, j’aimerais reprendre ma traduction pour l’améliorer. Une traduction est évidemment toujours perfectible. C’est peut-être mon attachement à ce que je fais qui veut que j’aie toujours envie de l’améliorer. Mais bon, c’est imprimé… L’autre question, pourquoi considère-t-on Babička comme la prose fondatrice de la littérature tchèque ? Je pense que c’est une question d’époque. Elle a écrit ce roman à un moment où écrire en tchèque était un acte militant, patriotique, où les bases étaient en train d’être posées. En tant que personne pour laquelle le tchèque n’est pas la langue maternelle, je ne peux pas me rendre compte de la façon dont les Tchèques perçoivent le côté archaïque de la langue de Němcová. Mais je me rends bien compte que ce n’est pas la langue que l’on parle et que l’on écrit aujourd’hui. Là aussi, il y avait un travail historique qui m’intéressait vraiment. Cela consistait à vérifier avec le dictionnaire historique de la langue française la datation des mots, pour éviter d’avoir des termes trop récents. Ce que je me suis attachée à faire et qui m’a beaucoup amusée… Il y a des expressions qui ont tendance à être un peu précieuses aux oreilles des lecteurs d’aujourd’hui. Sur un site, j’avais lu la critique d’un lecteur qui la comparait à la comtesse de Ségur. Ce qui n’est pas faux, mais ce n’est pas la même chose… On l’a beaucoup comparée à George Sand aussi. »

C’était une de mes questions. Est-ce qu’on peut justement la comparer à George Sand, selon vous, ou à d’autres femmes écrivains comme Jane Austen…

« En fait, il n’y a que les femmes qu’on veut toujours comparer à d’autres femmes écrivain ! (rires) »

Il y a un texte de Hrabal, d’ailleurs, où il parle de Božena Němcová et dit qu’elle écrivait comme un homme ! Mais c’est l’humour de Hrabal…

Je suppose que c’est aussi parce qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes écrivain à l’époque. Donc quand c’était le cas, elles étaient forcément connues, forcément mises en valeur et donc comparées…

« Et mises en compétition. Il y a un texte de Hrabal, d’ailleurs, où il parle de Božena Němcová et dit qu’elle écrivait comme un homme ! Mais c’est l’humour de Hrabal… Il y a quand même quelque chose de vrai là-dedans : ce qu’il dit, dans le fond, c’est que ce qu’elle écrivait était suffisamment percutant pour qu’on laisse de côté le fait que ce soit une femme ou un homme. Ceci dit, il y a un attachement dans le roman au niveau des personnages féminins aux soucis qu’elles peuvent vivre qu’on ne retrouverait pas à l’époque surtout chez un auteur masculin. La comparer à George Sand n’est pas incongru du tout. Sauf qu’il me semble, en tant que lectrice, que George Sand a des postures beaucoup plus intellectuelles que Němcová qui est beaucoup plus proche d’un côté concret et descriptif de la vie des gens. La présence des salons est bien moins tangible chez Němcová que dans les récits de George Sand qui sont peut-être plus proches d’un journalisme naissant. Mais elles étaient attirées par des thèmes communs aussi comme la vie des paysans… Il y a toutefois une façon de dénoncer la superstition qu’on retrouve chez les deux. »

Pour le titre Babička, vous avez gardé dans la traduction française le titre tchèque, mais translittéré : Babitchka. Pourquoi ce choix plutôt que ‘Grand-mère’ par exemple ?

« C’est l’éditrice qui a choisi. Moi je dis Babička parfois quand je parle avec des tchécophones parce que ça fait plaisir de prononcer des mots tchèques tout simplement. De la même façon que quand on était étudiants, on pouvait dire, entre français : ‘on va à la hospoda’ au lieu de dire ‘on va au bar’. Cela fait juste plaisir. Mais c’est un autre sujet. Le titre translittéré plaît ou ne plaît pas, j’ai eu des réactions variées très partagées. J’ai tenu à ce que la traduction du titre figure à l’intérieur au moins. J’abordais le texte, pas exactement comme un document historique, mais il y avait quand même quelque chose de documentaire dans l’idée de faire cette traduction. Il me semblait important que les lecteurs sachent comment l’auteur l’avait intitulé. Je n’assume pas le titre de l’édition française, c’est le choix de l’éditrice. Je n’ai pas tellement d’avis à avoir. Certains ont trouvé cela excellent car les Français allaient apprendre un mot tchèque et savoir le prononcer correctement. Je comprends tout-à-fait ce point de vue. D’autres étaient choqués par le fait que ce n’était pas une traduction. En tant que traductrice, j’aurais eu tendance à mettre en avant la traduction, mais ça se vaut. »

Quels ont été les échos que vous avez eus par rapport au livre ?

« Ce qui m’a beaucoup touchée, ce sont les réactions des personnes âgées en France, d’origine tchèque, qui venaient me voir pour me parler lors de rencontres. Ils me disaient qu’ils l’avaient acheté pour l’offrir à leurs petits-enfants. Ils étaient tellement contents d’avoir une nouvelle version de ce roman tellement fondamental dans la culture tchèque. Comme le disait Miloš Urban, même ceux qui n’ont pas lu ce roman de Němcová, savent tout ce qu’il y a dedans. Cela fait partie des réactions qui m’ont fait le plus plaisir : le fait que cela fasse un lien entre les générations. La traduction, c’est cela aussi : tisser des liens entre les cultures, faire passer des choses, connecter des mondes qui sinon se connecteraient difficilement. Ce sont des gens dont j’essaye d’imaginer l’histoire aussi : comment sont-ils partis du pays, quelle a été leur histoire ? »

Parlons de l’autre roman que vous avez traduit : La belle de Joza, de Květa Legátová. Un film a été tiré de ce livre, Želary. Comment êtes-vous arrivée à ce livre, publié avant la traduction de Němcová ?

« J’ai commencé à le traduire plus tard que Babička et il a été publié plus tôt ! C’était un travail un peu moins long, pas forcément plus facile, mais le texte est plus court et dans un tchèque plus contemporain. Cela n’a pas été le même travail du tout. Ce qui m’a séduit, c’est le côté faussement simple de la langue. En réalité, elle est très subtile. C’était un casse-tête et je trouvais ça intéressant de me confronter à cela. L’histoire en elle-même est très attachante. Je vais citer le titre d’un article paru en France et qui m’a fait le plus plaisir et pour lequel j’ai la même perspective. C’est paru dans Ouest-France : il avait titré ‘Une histoire d’amour sans sentimentalisme’. C’était vraiment cela l’idée pour moi. Il y a quelque chose de surprenant dans cette histoire qui commence comme une histoire de guerre et d’espionnage et qui dérive vers une histoire d’amour. Mais on n’est pas du tout dans le côté sentimental. Ce qui peut s’annoncer comme violent dans le roman va vers quelque chose de bon et ce qui peut s’annoncer comme paisible et tranquille va vers quelque chose de violent. Toute la complexité de la réalité y est représentée. »

Aviez-vu le film ?

'Želary'
« Je l’ai vu après. Le film est un mélange de deux romans de Květa Legátová. C’est un peu un cliché de dire cela, mais j’ai vraiment préféré les textes au film. Le film est trop démonstratif. Il y a une façon de filmer qui donne au spectateur le sentiment d’anticiper ce qu’il va y avoir dans la scène suivante, chose qui ne me plaît pas beaucoup. Mais c’est une question de goût, je connais plein de gens qui l’ont aimé. Je suis une littéraire, pas une personne de cinéma. Ce n’est pas la même approche des histoires. »

Il y a d’autres livres d’auteurs contemporains que vous aimeriez traduire ou que vous êtes en train de traduire ?

« Oui, je travaille sur Hrdý Budžes. C’est un roman qui m’a fait beaucoup rire et qui continue à me faire rire. Le défi maintenant, c’est de trouver un auteur francophone qui pourrait le publier. J’aimerais beaucoup arriver à finir de traduire Fimfárum de Jan Werich. Je suis très portée sur les contes ces temps-ci. Avec Fimfárum, c’est une vision très intéressante des contes de Grimm souvent, retravaillés, bien décalés. Sinon je me suis mise en contact aussi avec Jonáš Tokarský. J’avais pas mal de travail à une époque et peu de temps pour la traduction. J’ai commencé à choisir des textes brefs que j’avais envie de traduire pour le plaisir, sans forcément avoir l’intention de les publier immédiatement. Parmi ceux-là, j’ai découvert les nouvelles de Jonáš Tokarský que j’essaye de faire publier car le fantastique est un genre qui me plaît. Il y a beaucoup d’humour en fait. C’est très reposant de traduire des textes comme ceux-là, non pas qu’il n’y ait pas de problèmes de traduction, d’ailleurs. C’est reposant de traduire des textes drôles comme dans Hrdý Budžes, Alchymické dítě ou Fimfárum. Il y a plein d’autres textes magnifiques qui devraient être traduits, mais qui demanderaient une immersion plus longue. Il y a des textes de Vladislav Vančura, très beaux, qu’il faudrait traduire, mais encore faut-il y arriver ! »