Etienne Manac’h, un diplomate français dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre

Bérénice Manac’h

Etienne Manac’h est un diplomate français qui a, après avoir été professeur de philosophie, commencé sa carrière en 1945, à Prague puis à Bratislava. Il connaît alors tous les soubresauts de l’après-guerre dans la Tchécoslovaquie d’alors qui passe sous la coupe des communistes. En 1951, il est expulsé en à peine quarante-huit heures du pays pour « activités hostiles » contre le régime. Ces « activités hostiles », c’est l’aide qu’il apporte aux démocrates tchécoslovaques pour fuir le pays. Sa fille, Bérénice Manac’h publie depuis 2008 le Journal intime de son père, dont le deuxième tome couvre toute la sombre période dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre.

Bérénice Manac’h
Bérénice Manac’h, vous êtes à Prague dans le cadre d’une conférence afin de présenter le journal intime de votre père, Etienne Manac’h publié aux éditions Skol Vreizh en Bretagne. Votre père était un diplomate d’origine bretonne. Pourrait-on brièvement brosser un portrait de votre père ?

« C’est un diplomate qui est assez connu, il a été sans doute l’un des grands diplomates français du XXe siècle. Mais en même temps, il n’était pas du tout caractéristique. Il vient d’une famille très pauvre, il vient de la campagne bretonne, il a grandi comme un petit gamin à grimper dans les arbres… Il a eu la chance, malgré sa famille très pauvre, d’avoir une bourse en tant que bon élève. Cela lui a permis de faire des études et il est d’abord devenu professeur de philosophie alors qu’à l’origine il voulait devenir écrivain. Jamais il n’aurait pensé devenir un jour diplomate. Il est devenu diplomate parce que la Seconde guerre mondiale est arrivée : pendant cette période, il était professeur à Galatasaray, au lycée franco-turc d’Istanbul. Là, il s’est rallié à la résistance, à la France Libre, qui a peu à peu remplacé les diplomates de Vichy. Voilà comment après la guerre, il a été nommé à l’ambassade de Prague. »

C’est pile après la guerre, en 1945 !

« Oui, au mois d’août je crois. Il est arrivé alors que la guerre était à peine finie, avant même que le premier ambassadeur n’arrive. Il est arrivé pour préparer l’ambassade avec un chargé d’affaires et une petite équipe. Il a donc aidé à préparer la première ambassade de France d’après-guerre en Tchécoslovaquie. »

Comme beaucoup de personnes, le destin d’Etienne Manac’h a donc été changé par la Seconde guerre mondiale, il est aussi le fruit de l’école républicaine, fonctionnant sur le principe de la méritocratie. En 1945, il est donc nommé à l’ambassade à Prague, mais il reste quelques mois à peine, et est très vite envoyé à Bratislava, en tant que consul…

« Il est très déçu car pratiquement dès l’arrivée de l’ambassadeur début décembre 1945, il est nommé consul général à Bratislava. Il n’y avait pas de consulat auparavant, donc il a ouvert le premier consulat général de France à Bratislava à la demande des Tchécoslovaques. Il était très déçu, car il avait le sentiment qu’un consulat n’est pas aussi politique qu’une ambassade, que dans une ambassade on parle des grands problèmes de démocratie et de politique et que dans un consulat finalement, on est là donner des visas aux gens et donner des retraites aux anciens combattants... En fait, il s’est aperçu bien vite que ce n’était pas le cas, il a eu à Bratislava une expérience et des responsabilités extraordinaires, c’était très intéressant comme poste. »

On va y revenir, car en effet la période pendant laquelle il exerce ses fonctions en Tchécoslovaquie, c’est une période historique extrêmement importante. En 1948, il y aura le Coup de Prague. Avant cela, on voit au début de ses carnets comme ses écrits reflètent les problématiques de l’immédiat après-guerre en Tchécoslovaquie. Par exemple, il évoque l’expulsion des Allemands, du problème des Hongrois en Slovaquie…

« C’est juste l’époque où il y a de grands mouvements. Il décrit cela, c’est assez impressionnant ces grands mouvements de population de l’après-guerre. Je ne savais pas tout cela : je savais que les Allemands avaient été expulsés, mais je ne savais pas que certains pouvaient rester quand ils avaient été du bon côté, qu’ils avaient soutenu la Résistance. Et avec la Hongrie, il y a beaucoup de problèmes aussi. »

Février 1948
Il y a des Hongrois qui sont renvoyés en Hongrie, et d’autres qui peuvent rester en Slovaquie en vertu d’une ascendance slovaque…

« Il y a une ‘reslovaquisation’ de certains Hongrois. »

En février 1948, c’est le Coup de Prague. Le gouvernement démocratique est renversé à la faveur d’un putsch, suite à la démission de ministres démocrates. Le parti communiste, très fort après la Seconde guerre mondiale, un peu comme en France, prend le pouvoir. Et votre père est en France au moment du Coup de Prague…

« Il est absent au moment du Coup de Prague car il se trouve à Paris. »

Comment ressent-il l’ambiance à son retour ?

« Il le décrit dans une lettre qu’il écrit dans le train. Il dit qu’au début il ne voit pas de différence. Je crois qu’il remarque même l’amabilité particulière des gens dans le train. Les premiers jours il ne remarque donc rien. »

Il est toujours resté un homme de gauche : quand on vient d’une famille pauvre et engagée dans la politique, on ne peut pas faire autrement. On reste fidèle à des idées d’égalité et de justice.

A quel moment et comment se fait le changement ?

« Le changement s’était même fait avant. Contrairement à la Bohême et à la Moravie, en Slovaquie il y avait déjà eu à l’automne 1947 une tentative de putsch : Husák, qui était à l’époque président du Conseil national slovaque, avait déjà essayé de renverser l’espèce de petit Parlement qu’il y avait alors en Slovaquie. Cela n’a pas marché et tout a été rétabli. Mais il y a eu déjà à cette époque des arrestations, des gens qui ont ensuite été libérés. A l’automne 1947, il y avait déjà une idée de ce qui allait se passer en 1948. En 1948, c’est ensuite allé très vite. Mon père est rentré à Bratislava, et dès les premiers jours, des gens sont venus demander l’aide du consulat de France pour quitter le pays. Il y avait énormément de gens. C’est ce qui est le plus passionnant dans le livre, c’est de voir cette fuite des amis de la France, des démocrates en général, de tous ceux qui avaient un lien avec la France ou étaient capables de s’imaginer une vie à l’étranger, ce qui n’est pas toujours évident. »

Quelle est la politique de la France à ce moment-là ?

« On aide les démocrates qui essayent de se sauver. »

Et votre père y participe…

« Il y participe en effet. C’est assez amusant, par moments il n’est pas toujours très expert. Il y a une scène qui m’amuse. Josef Mikuš, qui avait déjà été arrêté en 1947 et qui en 1948 a vraiment senti qu’il ne pouvait plus rester dans le pays, va être aidé par mon père pour s’évader, par le train, vers la Hongrie. Il voulait l’envoyer auprès des services de renseignements français en Hongrie, du commandant de Lannurien, qui avait participé au soulèvement national slovaque d’ailleurs, qui se trouve à Budapest. Quand Mikuš arrive à Budapest, Lannurien n’est pas là. Mikuš s’adresse donc à l’ambassade de France qui s’adresse à mon père en disant : ‘Nous avons reçu un paquet de Bratislava’. Mon père s’étonne et dit qu’il n’a pas envoyé de paquet ! D’un coup, il comprend de quoi il s’agit et dit ‘Oui, j’ai envoyé un ami’. Il se dit que si les services de renseignements sont en train de les écouter, il est vraiment le dernier des imbéciles. Il se rend compte qu’il n’a aucun entraînement à ce genre de choses, mais il va s’habituer assez vite ! »

Votre père avait eu des idées proches de celles du parti communiste. Mais il déteste très vite ce régime. A quel moment se fait le déclic ?

« Le déclic s’est fait avant en réalité. Il a été communiste avant la guerre. Il a rompu avec le parti communiste au moment du pacte germano-soviétique. Pour lui, ça a été la trahison définitive. Cela ne veut pas dire qu’il a renoncé à un certain idéal qu’il avait eu depuis sa jeunesse, mais qui n’a rien à voir avec le stalinisme tel qu’on l’a connu dans ce pays par exemple. Il n’avait pas besoin du Coup de Prague pour ne pas avoir de sympathie pour ce régime. »

Sa femme Nella a peur des Russes. D’où vient-elle ?

Emilio et Nella
« La femme d’Etienne, Nella, ma mère donc, était italienne. Elle était fille d’un ouvrier italien communiste qui avait dû fuir l’Italie fasciste dans les années 1920, qui s’était réfugié en France d’où il a été expulsé. Il s’est donc réfugié à Moscou comme le faisaient beaucoup d’Allemands antinazis, beaucoup d’Italiens antifascistes et beaucoup d’Espagnols qui avaient échappé à Franco. Ma mère avait 10 ou 12 ans quand elle est arrivée à Moscou. Elle est tombée amoureuse d’un Italien, Emilio, qui a été très vite critique vis-à-vis du système soviétique. Il a été arrêté en 1935 et déporté au cercle polaire, dans le nord de la Russie. Ma mère Nella, qui avait 16 ans, l’a suivi trois mois après. Ils se sont mariés là-bas, et ont vécu dans un ‘village d’ours’, comme ils disent, où ils ont vécu dans une misère épouvantable, sans avoir le droit de travailler, par des températures sibériennes. Au bout d’un an et demi, Emilio a été arrêté une nouvelle fois et là Nella l’a cherché partout, elle n’a jamais su où il avait disparu. Elle est rentrée en Italie, puis en France. Mon père qui était un ami d’Emilio l’avait rencontrée à Moscou : il est allé la chercher en Italie. Ma mère a vécu l’époque des grandes purges soviétiques, les années de 1935 à 1937 : les gens qui frappent à la porte pendant la nuit, qui vous emmènent ou emmènent le voisin… »

La prise de pouvoir des communistes en Tchécoslovaquie a dû raviver des souvenirs…

« Terriblement. Elle revivait cette atmosphère-là. »

Il est intéressant de voir que votre père, ancien adhérent du PC, votre mère, fille d’ouvrier communiste, ont très vite eu la gueule de bois, vis-à-vis de l’idéologie communiste. Alors que beaucoup d’autres personnes qui allaient en URSS, comme Aragon et bien d’autres, en sont restés de farouches partisans… Comment expliquez-vous cette dichotomie ?

« Il y a en a beaucoup qui pendant longtemps n’ont pas cru ou pas voulu croire, qui se sont aveuglés ne serait-ce que cela leur aurait enlevé l’idéal de leur vie. Mon père avait un exemple assez dramatique avec Nella, qui montrait bien ce dont il s’agissait : il connaissait bien Emilio, il savait bien que ce n’était ni un espion, ni un trotskiste. Il a pu vraiment se séparer nettement de l’idéologie stalinienne, et communiste. Il est devenu socialiste et l’est resté jusqu’à sa mort. Il est toujours resté un homme de gauche : quand on vient d’une famille pauvre et engagée dans la politique, on ne peut pas faire autrement. On reste fidèle à des idées d’égalité et de justice. »

Etienne Manac’h est décédé en 1992. Il a donc encore vécu la révolution de velours, la chute du régime communiste. Qu’en a-t-il pensé ?

Bérénice Manac’h,  photo: ambafrance-sk.org
« C’est tout un passage qu’il faudrait publier en plus. Je crois que j’ai mis quelques pages dans l’épilogue, sur Husák, où il écrit qu’il est temps qu’il parte. Mais je n’en ai mis que quelques morceaux. Car évidemment, il écrit sur cela aussi. Il a commencé son journal à l’âge de 15 ans et l’a terminé l’avant-veille de sa mort. C’est vraiment un journal qui couvre toute son existence et toute l’histoire du XXe siècle. Et il a eu évidemment eu énormément de bonheur de voir la Tchécoslovaquie se libérer, d’abord en 1968 puis quand toute l’Europe de l’Est s’est effondrée comme un château de cartes pour redevenir libre. »