« Vers une création de ghettos roms en République tchèque »

Suite de l’entretien réalisé avec le sociologue français installé à Prague, Mathieu Plésiat, qui vient de publier un livre intitulé Les Tsiganes et tiré de sa thèse de sociologie, pour laquelle il a fait des recherches sur le terrain en République tchèque. Des recherches qui l’ont notamment mené à Kladno, dans une des 300 localités d’exclusion sociale répertoriées par une étude commandée par le gouvernement tchèque.

« Un des principaux résultats de mes observations et de mes enquêtes sur le terrain est tout d’abord de montrer qu’en dépit de l’homogénéité de ces espaces, c’est finalement surtout la diversité des conflits qui prédomine. La diversité entre les personnes qui y résident, notamment au niveau des modes d’identification. Certains se disent Tsiganes, d’autres se disent Roms, tous se disent Tchèques à un moment donné. Il y a les nouveaux, ceux qui viennent de Slovaquie rejoindre des parents, puisqu’à Kladno la majorité d’entre eux viennent de Michalovce. Il y a aussi des dissensions entre ceux qui sont les plus aisés et les autres dans ces localités – ceci est très relatif –, qui se considèrent les plus dominants et reproduisent en quelque sorte le discours de la société environnante pour le retourner contre leur voisin. Ceux qui ont la peau un peu plus pâle que les autres considèrent les plus noirs de peau comme les plus sales et les plus dégradants. Il y a en fait une grande diversité et par exemple il y a un phénomène très intéressant qui est que la génération des parents qui ont fait leur scolarité sous le communisme a appris à désapprendre la langue romani que leurs parents migrants de Slovaquie leur avaient pourtant transmise et leurs jeunes enfants, dans le cadre contraignant de cette localité de Kladno par exemple, réapprennent le romani entre eux. Il y a en fait beaucoup de diversité et de modes d’identification divers, comme par exemple l’appropriation de ces espaces.
Photo: Jan Hrouda/EURO
Un espace rejeté par les adultes, qui eux n’ont pas habité dans ce type d’espace jusqu’à récemment et qui habitaient parmi les « Blancs » comme ils disent, au centre-ville. Contrairement aux plus jeunes qui considèrent ces espaces comme leur territoire, puisqu’ils y sont nés et y ont grandi. Je pense que ce qu’on voit se passer dans ces localités d’exclusion sociale, c’est en fait la création inédite dans l’Europe moderne de ghettos sociaux, qu’on définit en sociologie comme l’accumulation d’une ségrégation sociale – les plus pauvres – et d’une ségrégation ethnique – ceux qui sont stigmatisés racialement. L’accumulation de ces deux ségrégations produit des ghettos, et ce qui est en voie de se passer en République tchèque c’est la création de véritables lieux de ségrégation en bordure des villes, avec des enfants qui naissent dans ces espaces et qui, à mon avis, iront de plus en plus loin dans les formes extrêmes de marginalisation et de violence. »

Les parents dont vous parliez, et cela ressort dans les entretiens que vous avez réalisés, en arrivent souvent à regretter le communisme...

Photo: www.ceskaghetta.cz
« C’est intéressant en effet de poser des questions sur leur propre analyse de la souffrance sociale dont ils sont les victimes. Peu d’entre eux ont des outils pour comprendre la réalité et les mécanismes qui sont en jeu dans leur expérience quotidienne. La plupart invoquent les préjugés raciaux dont ils sont victimes. Certains d’entre eux critiquent directement ce qu’ils appellent la démocratie, et là je pense qu’il s’agit surtout d’entendre le système libéral dont ils ont été les principales victimes puisque la majorité d’entre eux sont les plus pauvres de la société tchèque. Et certains d’entre eux, je me garderais de toute forme de généralisation, sont nostalgiques du communisme, et rappellent la garantie d’un travail et d’un logement pour tous, bien sûr tout en étant conscients des formes coercitives extrêmes et de la réduction de toute forme de liberté. »

On sent parfois chez les travailleurs sociaux que c’est éprouvant, avec des situations qui semblent parfois inextricables et une évolution récente qui ne va pas dans le bon sens. Personnellement, est-ce que c’est difficile de travailler longtemps sur ce sujet ?

« Personnellement, le plus difficile c’est l’attachement qu’on a avec ces personnes. Le fait d’être invité à la maison, d’être apprécié par les enfants, d’être impuissant… J’ai été très sollicité sur l’aspect appliqué de ma recherche, pour savoir ce que j’allais faire avec ça… C’est l’aspect le plus touchant, et puis aussi parfois la violence de rencontres qu’on peut faire, à l’extérieur de ces espaces, la réaction violente, raciste, agressive, finalement complètement déconnectée de la réalité de ces personnes. C’est ce double aspect qui est le plus difficile à gérer dans la recherche.

Chanov,  quartier périphérique de Most
J’ai beaucoup de respect pour les travailleurs sociaux, qui sont conscients d’être impuissants, d’être dans des tranchées de contradictions béantes, d’applications de politiques qui reposent sur des expertises très mal faites et qui s’inscrivent dans une problématique dont on peut questionner le bien-fondé. La question de l’intégration doit-elle être posée de cette manière ? C’est une des questions que je soulève dans ces deux ouvrages. N’y aurait-il pas une autre manière de poser les choses ? Ces questions nécessitent des recherches sur le long terme, puisqu’il s’agit de mécanismes qui sont profondément ancrés dans la société et reposent sur des logiques historiques complexes et ne pourront être solutionnées que sur des périodes très longues. »

Avez-vous des idées sur cette autre manière, sur une troisième voie ?

« C’est le choix de mon troisième terrain de recherche. J’avais décidé d’indiquer les limites et contradiction inhérentes à la politique multiculturelle et à la politique d’intégration sociale en choisissant les deux premiers terrains : le musée de la culture rom à Brno et la localité d’exclusion sociale à Kladno. Le troisième terrain me permettait finalement, entre une forme de fétichisation de cette nation et la négation de tout aspect ethnique, d’essayer de voir comment dans les interactions quotidiennes ou dans des espaces particuliers, les individus s’identifient ou s’opposent selon une grammaire qui leur est propre. Cela a été le but de mon enquête au sein d’un club de boxe dans le quartier pragois de Žižkov.

Le club de boxe dans le quartier pragois de Žižkov
Observer les relations entre les boxeurs tsiganes et non-tsiganes pour voir comment dans certains espaces très particuliers cette frontière ethnique peut complètement disparaître au point de ne pas pouvoir distinguer qui est quoi, et parfois réapparaître selon les besoins des personnes dans des situations particulières. Plutôt que de faire des politiques ethniques ou de nier radicalement l’aspect ethnique des relations, je crois que laisser les personnes libres et acteurs des formes d’identification me semble être une des pistes à envisager. »

Quels sont vos projets après cette thèse ?

'Osada' de Rudňany en Slovaquie
« Un des projets que je suis en train de mettre en place serait de faire une analyse comparée des espaces de relégation des populations tsiganes en Europe, de comparer ces espaces qui s’apparentent à de nouveaux ghettos en Europe ce qui est une chose inédite. A la fois les bidonvilles qui se constituent autour de Paris de populations immigrées de Roumanie et de Bulgarie, les aires de stationnement d’accueil pour gens du voyage – encore un autre dispositif différent amalgamé l’été dernier par le gouvernement français, ces fameux espaces d’exclusion sociale en République tchèque, les ‘osady’ en Slovaquie qui sont dans les campagnes et les quartiers ethniques en Bulgarie et en Roumanie qu’on appelle les quartiers ‘mahala’. Il serait intéressant de comparer ces espaces pour prétendre à une expertise précise de la situation de marginalisation des Tsiganes en Europe. »