Une histoire du tourisme tchécoslovaque en Yougoslavie (partie 1)

Chaque année, des millions de touristes tchèques se rendent en Croatie ou sur les bords de l’Adriatique dans les pays de l’ex-Yougoslavie. Une tradition qui remonte à la fin du XIXème siècle. Pour en parler, Igor Tchoukarine, jeune historien spécialiste du sujet.

Igor Tchoukarine
Igor Tchoukarine, vous êtes canadien, québécois, vous venez de soutenir une thèse à Paris, à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS). La thèse est intitulée « Politique et représentation d’une mise en tourisme : le tourisme international en Yougoslavie de 1945 à la fin des années 1960 ». Pouvez-vous nous introduire le sujet de cette thèse ?

« Dans ma thèse d’histoire, j’ai tenté d’étudier le tourisme et le tourisme international en Yougoslavie socialiste, mais en fait j’ai voulu voir les liens que le tourisme cultivait avec le politique, à savoir comment les autorités yougoslaves percevaient le tourisme, quelle autorité le tourisme avait pour elles. Cette administration du tourisme en tant que telle a constitué le premier volet de ma thèse. Et le deuxième volet portait sur les représentations de la Yougoslavie – les représentations que les Yougoslaves projetaient d’eux-mêmes, en France et en Tchécoslovaquie, qui sont les deux études de cas sur lesquelles j’ai travaillé, mais aussi comment les Français et les Tchécoslovaques percevaient la Yougoslavie et de quelle manière ils ont parlé de la Yougoslavie dans leur pays. »

C’est le début des vacances en République tchèque. Chaque année, de nombreux Tchèques se rendent sur les bords de l’Adriatique, en Croatie ou dans les autres pays de l’ex-Yougoslavie. C’est une habitude qui remonte à longtemps. Pouvez-vous nous retracer cette histoire ?

« Dès la fin de l’Empire austro-hongrois, les Tchèques se rendent sur les bords de l’Adriatique. Il y a vraiment un sceau de la permanence qui caractérise l’établissement des Tchèques sur l’Adriatique et en ce sens mon travail révèle l’existence d’une culture du voyage tchèque sur l’Adriatique. Pour donner quelques exemples, déjà avant 1914, des Tchèques achètent ou établissent des hôtels sur la côte. Ces initiatives se poursuivent après la première guerre mondiale, et même après 1945, le syndicat tchécoslovaque établit un centre récréatif au Monténégro. De l’Istrie au nord, et on peut descendre jusqu’en Dalmatie et au Monténégro, il existe une vingtaine de centres récréatifs établis par les Tchèques. C’est quand même quelque chose de particulier. Et puis, il y a toute une tradition qui s’installe rapidement.

Il y a une station touristique au sud de Dobrovnik qui s’appelle Kupari qui ouvre ses portes en 1923. Cette station accueille des milliers de touristes chaque année. Il y a même une crème de bronzage qui était fabriqué dans une usine de Kolin, en Tchécoslovaquie, qui s’appelait Kupari, du nom de la station. Il y a une rencontre interparlementaire yougoslavo-tchécoslovaque qui a lieu en 1938 dans cette station. Pas moins de trois films sont tournés en 1932 et 1938 sur les lieux même de cette station. Il y a donc tout un héritage qui est assez important et qui se poursuit après 1945. »

Après 1945 justement, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie se retrouvent dans le bloc soviétique, avec des destins différents puisque la Yougoslavie en sort en 1948. A partir de 1948, les possibilités de voyager pour les Tchécoslovaques vont être restreintes. Comment cela se passait-il pour les Tchécoslovaques concrètement lorsqu’ils voulaient partir en Yougoslavie ?

« Dans le cas tchécoslovaque, de 1946 à 1948 – puisqu’en 1945, il n’y avait pas de tourisme possible – les touristes tchécoslovaques sont très présents. Ils représentent 30 à 40% des touristes. C’est en ligne directe avec l’entre-deux-guerres. Par contre, il y a un évènement un peu emblématique des liens que le tourisme et la politique peuvent cultiver. C’est la rupture du 2 aout 1948, lorsque le ministère de l’Intérieur tchécoslovaque interdit tout voyage touristique en direction de la Yougoslavie. C’est un point de rupture qui perdure jusqu’à l’été 1956. Et c’est suite à la déclaration de Belgrade et au renouvellement des relations yougo-soviétiques en 1955 que le tourisme tchécoslovaque pourra reprendre en 1956. Entre 1939-1945 et 1948-1955, ce sont quatorze saisons estivales où aucun touriste tchécoslovaque n’a pu se rendre en Yougoslavie.

D’autre part, il y avait toutes sortes de formalités administratives qui nous apparaissent aujourd’hui tout à fait ahurissantes. En ce qui concerne les hommes, les touristes tchécoslovaques devaient avoir une autorisation des autorités militaires pour sortir du pays. Les touristes devaient obtenir un visa de sortir, ce qui veut dire avoir un passeport. Le passeport n’était pas automatique, chaque citoyen devait en faire la demande, et ce n’était pas toujours facile. De plus, ils devaient rendre leur passeport une fois rentré au pays. Et ils devaient obtenir des devises. C’était difficile puisque le montant exact qu’ils pouvaient échanger de couronnes en dinars était limité par des lois. En soi, la Yougoslavie était un pays assez onéreux pour les Tchécoslovaques.

Enfin, il y avait un autre moyen d’y aller, c’était par les voyages collectifs qui étaient organisés par les entreprises et le syndicat. C’était souvent un moyen plus facile de s’y rendre mais les places étaient limitées. La Yougoslavie était une destination convoitée. C’était un peu une vitrine occidentale pour les Tchèques mais relativement accessible. Il faut naturellement nuancer mais c’était plus facile que d’aller en Europe de l’Ouest. Par contre, administrativement, la Yougoslavie était considérée comme un pays capitaliste. »

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La Yougoslavie était relativement accessible, mais était-ce vraiment une destination de tourisme de masse ou était-elle réservée aux élites de la société tchécoslovaque ?

« Si on regarde les chiffres, la Yougoslavie apparait comme une destination de tourisme de masse, avec environ 65 000 touristes tchécoslovaques en 1964 et un demi-million en 1968-69, avant que les frontières ne se ferment. En ce sens, c’était un tourisme de masse. De plus, le tourisme collectif était prisé par rapport au tourisme individuel, donc les entreprises tchécoslovaques faisaient la promotion de ce tourisme de masse. »