Saša Uhlová : des origines du sentiment anti-Rom à la critique des médias

Photo: Filip Jandourek, ČRo

Journaliste et auteur du chapitre sur la montée du racisme en 2013 en République tchèque dans le rapport annuel de l’ONG Social Watch, Saša Uhlová s’est entretenue avec Radio Prague pour discuter de manière plus large de la situation des Roms, des racines des sentiments anti-Rom depuis les années 1990, ainsi que des images véhiculées par les médias à l’égard de cette communauté.

Saša Uhlová,  photo: ČT
Ce n’était pas surprenant de retrouver la signature de Saša Uhlová sous le chapitre portant sur la montée du racisme à l’égard des Roms car c’est une thématique sur laquelle elle s’exprime souvent. Modestement, elle complète :

« Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui connaissent bien la situation des Roms en République tchèque et qui auraient pu écrire ce chapitre. Donc je pense que c’est plutôt une coïncidence. Je suis journaliste et en même temps, je suis spécialisée sur les Roms parce que j’ai étudié la langue et la civilisation tsigane à l’université donc cela me prédispose en quelque sorte à écrire ce chapitre, mais comme j’ai dit, il y a d’autres gens qui auraient pu l’écrire. »

Elle revient aux origines de son intérêt pour la communauté rom qui remonte au début des années 1990.

« J’ai choisi ce thème parce qu’après la révolution de 1989 j’ai vite remarqué une montée du racisme anti-Tsigane en République tchèque. Naturellement, cela a commencé à m’intéresser. Avant la révolution, j’avais une camarade de classe qui était Tsigane. A l’époque, on n’en parlait pas autant, du moins, je ne me souviens pas que le fait d’être Tsigane était quelque chose de problématique. Tout d’un coup, avec les premiers problèmes sociaux et la désillusion de la Révolution, cela a vite augmenté. Même à la télé, il y avait des propos racistes, même plus durs au niveau du discours au début des années 1990 qu’aujourd’hui. »

Mais qu’est-ce que cela veut dire d’être Rom ? Il n’y a pas de statistiques officielles quant au nombre de Roms en République tchèque. La question qui porte sur l’ethnicité dans le recensement est optionnelle et deux millions de personnes choisissent de ne pas y répondre. Si on en croit le recensement, le nombre de Roms baisse d’une période à l’autre. Néanmoins, selon Saša Uhlová, il y a à peu près 200 000 membres de cette communauté, même si aussitôt elle nuance :

Photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Dire qui est Tsigane est souvent difficile. Est-ce que la personne qui est d’une famille mixte est Tsigane ? Quelqu’un qui ne fréquente plus sa famille, qui a fait l’université, qui passe son temps avec des Tchèques ethniques, est-ce qu’il se dit Tsigane ? Des fois, il se sent Tsigane, des fois non. Ce n’est pas quelque chose que l’on pourrait vraiment dire – toi tu es Tsigane, toi non. La seule chose est que la personne peut dire, moi je me sens Tsigane ou pas, mais elle n’est pas obligée de le faire. Ainsi, on ne peut pas avoir le nombre exact. »

La minorité rom fait l’objet de nombreuses légendes urbaines. Selon l’une d’elles, relativement répandue, les Roms se rendent aux bureaux du travail et repartent avec une machine à laver ou avec des milliers de couronnes additionnées aux autres aides sociales. Saša Uhlová permet de voir plus clair aux origines de cette légende :

« Il y a des règles pour attribuer ces aides. Il n’y a pas de loi faite pour les Tsiganes. Il se peut que quelqu’un, qui distribue de l’argent, donne ponctuellement à une famille rom qui est particulièrement en difficulté dix milles couronnes pour acheter du charbon pour l’hiver etc. Mais ils ne reçoivent pas plus d’argent parce qu’ils sont Roms, c’est vraiment une légende. Je pense que les femmes qui travaillent comme assistantes sociales reçoivent très peu d’argent. Elles ont à peu près 12 000 couronnes nettes par mois, environ 400 euros. Ce n’est pas beaucoup étant donné qu’elles doivent pays un loyer qui est de cet ordre-là. Si par exemple, elles n’ont pas de mari, elles peuvent très difficilement vivre. Une famille où les gens sont au chômage reçoit à peu près pareil, si elle a trois enfants. Disons que l’assistante sociale a un enfant et travaille et ne reçoit pas d’argent en plus parce que, d’après l’Etat, elle a ce qu’il faut. En tant que représentante de l’Etat, elle distribue à cette famille avec trois enfants la même somme qu’elle reçoit en travaillant. Bien sûr que la famille a trois enfants, ce qui coûte plus qu’un enfant. Mais l’assistante perçoit cela comme une injustice parce qu’elle travaille, elle se lève tous les matins et elle a très peu d’argent. »

Photo: Filip Jandourek,  ČRo
Nés des sentiments d’injustice, les récits de ces personnes impliquées dans la distribution des aides sociales circulent ensuite entre les gens, modifiés et amplifiés. Ainsi naît une légende urbaine selon laquelle les Roms reçoivent jusqu’à 50 000 couronnes par mois (environ 1 700 euros).

Pour Saša Uhlová les origines du racisme sont encore ailleurs, notamment dans l’insécurité économique :

« C’est une désillusion. On vit dans une démocratie, mais il y a beaucoup de gens qui ne vivent pas bien. La classe moyenne en République tchèque ne va pas bien, d’où, je pense, une grande augmentation du racisme, de la xénophobie, de la peur. On cherche quelqu’un qui est coupable. »

Dans le processus de la création de l’image des Roms, les médias jouent un rôle particulier. A vrai dire, celui qui a suivi les médias en 2013 n’a pas une très bonne image de cette communauté : on y parlait avant tout des actes criminels ou des problèmes sociaux qui impliquaient des Roms. Néanmoins, cela n’est pas une nouveauté. Saša Uhlová se rappelle de ce qui a été acceptable dans le débat public dans les années 1990 :

« Tout de suite après la Révolution, c’était l’euphorie, on aimait nos frères tsiganes, même dans les médias. Mais deux, trois années après la Révolution, on a commencé à avoir des propos très racistes à la télé. Par exemple, il y avait un reportage et puis une discussion entre douze personnes, à l’époque les discussions se faisaient avec plus de participants qu’aujourd’hui. On faisait un reportage dans la rue que l’on montrait sur l’écran au studio. Les gens y disaient même que des camps de concentration seraient bien pour les Tsiganes. C’était un racisme très dur et les invités au studio étaient plus ou moins d’accord ! On pouvait dire à la télé des choses que l’on peut mal imaginer aujourd’hui. Après on a commencé à faire pression pour ne plus parler comme ça et pour être correct dans les médias. Il y avait donc une période où c’était mal vu de dire des choses qu’on pouvait prendre comme racistes. »

Photo: Jan Beneš,  ČRo
Aujourd’hui il semble inimaginable qu’un discours appelant ouvertement à la haine ou la violence raciale apparaisse dans les médias. Néanmoins, la crise économique a contribué à durcir le langage. Si le racisme est présent, il est plus implicite.

« Les journalistes eux-mêmes font des reportages de sorte à montrer que les Tsiganes sont mauvais. Bien sûr, ils n’utilisent plus le mot Rom ou Tsigane, ils disent inadaptables ou socialement exclus. Ils ne parlent pas de solution finale. Mais ils montrent que ce sont des gens avec lesquels on ne peut pas vivre. »

La démarche journalistique commence déjà par le choix des sujets qui est très biaisé.

« Les policiers, avec lesquels j’ai parlé, sont très fâchés contre les journalistes car les journalistes font des nouvelles à partir d’événements qui sont banals, seulement parce qu’il y a un Rom impliqué dans l’histoire. Alors que si la même situation se passe entre deux Tchèques ethniques, cela ne peut pas être dans les journaux sinon ils seraient pleins des Jeans et Oliviers qui se sont cassés la gueule mais s’il y a un Tsigane dedans, cela peut même faire la une d’un journal. »

Sur ces sujets, la circulation des informations fonctionne généralement très bien et les autres journaux reprennent le même thème. Sauf que la sélection très limitée des informations peut non seulement donner une fausse image de la réalité mais par ce biais alimenter les sentiments anti-Roms.

« En fait, ce n’est pas vrai ce que disent les journaux. Ils ne mentent pas, la les faits sont établis, mais parce qu’il y a plein d’autres faits autour dont on n’informe pas, alors c’est une image fausse qui se crée. »

Pour illustrer, imaginez plusieurs bagarres qui se produisent au cours d’une soirée. Certaines ne sont même pas rapportées à la police, d’autres ne sont pas retenues dans les médias. Au programme restent souvent celles où figurent les Roms.

La camera et l’image sont des composantes importantes de l’information qui sont là pour soutenir le message qui est passé. Pour faire des reportages des localités où vivent les Roms, on procède parfois de manière particulière :

« Souvent ce que l’on fait c’est quand on parle d’un endroit où il y a des Roms qui habitent et les gens n’en sont pas contents et ce n’est pas assez moche là-bas, alors on montre les images d’une autre localité. C’est ce que l’on faisait avec le mur de Matiční (mur dans la ville d’Ústí nad Labem séparant des immeubles accueillant une importante population défavorisée, souvent Rom, de pavillons résidentiels plus aisés, ndlr). L’endroit où il y avait le mur de Matiční n’était pas très représentatif au moment où il y avait des déchets par terre que l’on n’enlevait pas. Mais après, la ville a commencé à travailler normalement, il n’y avait plus de déchets et l’endroit n’était plus si moche à voir. Donc, ce qu’on faisait c’était de montrer des maisons un peu plus loin qui étaient cassées et où n’habitait plus personne. »

Photo: Jiří Čondl,  ČRo
Les manifestations « anti-Roms » qui se sont multipliées au cours de l’année 2013 dans plusieurs villes au nord de la Bohême constituent un autre exemple du traitement journalistique particulier. Après avoir passé beaucoup de temps à discuter avec les habitants de la ville de Duchcov, Saša Uhlová analyse les sources de ces manifestations :

« Le mécanisme qui a mobilisé les gens pour aller dans les rues était lié aux événements qui se sont passés avec les Roms. Mais leur mécontentement avait plusieurs sources, comme le taux de chômage très élevé, le fait qu’on ferme les écoles et réduit les moyens de transport, les mairies qui ne travaillent pas bien, il y a beaucoup de corruption. C’est tout cela que les gens avaient à dire. On parlait pendant une ou deux heures sur le podium. Ils disaient beaucoup de choses et parlaient finalement assez peu des Tsiganes. C’est un sujet qui est apparu, mais ce n’était pas un thème principal. Le thème principal était la mairie de la ville. »

« Après, quelqu’un a dit trois ou quatre phrases sur les Tsiganes, les gens ont crié « les Tsiganes au travail » pendant dix secondes. Et le soir à la télévision publique, on voit un reportage qui est très court, parce qu’aujourd’hui les reportages à la télé sont courts, où il y a ces trois phrases sur les Tsiganes et les gens qui crient « les Tsiganes au travail ». Ces gens-là sont fâchés car on fait d’eux des racistes. En même temps, c’est la seule manière de se faire entendre. S’ils font une manifestation contre la corruption ou pour les élections de la nouvelle représentation à la mairie, la télé ne vient pas. Elle vient seulement s’ils crient qu’il faut que les Tsiganes aillent au travail. Et ils le savent. Donc ils le crient aussi, mais après ils sont fâchés parce qu’ils disent qu’ils ont aussi d’autres choses à dire mais on ne les entend pas, on ne les écoute pas. »

Photo: Gabriela Hauptvogelová,  ČRo
Les statistiques confirment que les articles ayant le mot « Rom » dans le titre sont les plus lus. A la recherche du lectorat et l’audimat le plus large, le choix des sujets n’évite parfois pas les simplifications, raccourcis et sélection biaisée. Les façons dont les médias informent sur la communauté rom en République tchèque posent la question de l’approche à l’actualité dans un univers où la rapidité est la plus valorisée, le temps manque toujours et le budget est plus que restreint.

Tout cela mis ensemble, l’information biaisée qui apparaît dans les médias n’est peut-être pas le fruit d’une mauvaise intention, mais peut quand même contribuer à la montée du racisme.