« On a regardé par la fenêtre et on a vu les chars »

1968

Valerie Levy va bientôt fêter ses 80 ans, dont près de vingt passés à Prague. Originaire de New York, elle s’est installée ici en 1967 avec son mari, l’écrivain et journaliste américain Alan Levy, et leurs deux petites filles. Expulsés en 1971 par les autorités communistes, ils ont vécu à Vienne avant de pouvoir enfin revenir à Prague, après la révolution de velours, cette fois pour de bon. Rencontre avec Valerie Levy dans un café du centre de la capitale tchèque :

Valerie Levy, êtes-vous chez vous ici à Prague ?

« J’ai le cœur tchèque ; je suis absolument chez moi ici. Quand je suis en France ou en Amérique, j’ai toujours hâte de rentrer chez moi. »

La première fois que vous êtes venue ici, c’était en 1967. Quelle a été votre première impression à l’époque ?

« Mon père est originaire de Pologne et ma mère de Russie. Quand j’ai vu les têtes ici, je me suis dit ‘c’est ma famille ici !’. Alors je me suis sentie chez moi dès le début. »

Alan Levy
Votre mari Alan Levy, aujourd’hui décédé, avait comme but en venant à Prague avec vous et vos deux filles d’adapter une pièce de Jiří Suchý et Jiří Šlitr pour Broadway. Vous souvenez-vous de cette période d’euphorie en 1967 ?

« C’était très beau, oui. Tout le monde pensait que tout serait possible, et tout semblait être possible jusqu’à l’invasion. Il travaillait aussi avec Miloš Forman, qui est ensuite parti aux États-Unis. C’était difficile parce que pour avoir un appartement, il fallait un permis de séjour, et pour avoir un permis de séjour, il fallait un appartement. Par un concours de circonstances on a pu avoir un appartement grâce à des Anglais qui sont partis et nous pensions passer le reste de notre vie ici. »

Avez-vous conservé des amis de cette période ?

« J’ai une très bonne amie, Sylva Daníčková, elle était actrice et l’amie de Šlitr. Je la vois tous les mois, elle travaille pour l’Académie des sciences maintenant. »

Où étiez-vous le 21 août 1968 ?

1968
« Nous étions à la maison et quelqu’un nous a appelés des États-Unis pour nous dire qu’il y avait l’invasion, c’est comme ça qu’on l’a su. Puis on a regardé par la fenêtre et on a vu les chars… »

Votre mari était le seul journaliste américain accrédité en ces jours d’invasion. Qu’avez-vous fait avec vos deux filles après l’invasion ?

« Nous avons continué notre vie… Monica allait à l’école française, Erika à l’école américaine, où j’ai continué à enseigner le français. On a vécu une vie assez normale, pensant que tout se passerait bien. Mon mari écrivait un livre sur l’invasion et l’histoire de la Tchécoslovaquie. Sa mère nous a rendu visite, et dans ses bagages à l’aéroport a été saisie une partie du manuscrit qu’elle devait donner à l’éditeur. Après mon mari a été suivi et interrogé. On nous a donné vingt-quatre heures pour quitter la Tchécoslovaquie… »

… Tout en le condamnant à des milliers d’années de prison…

« Oui, il a été considéré comme espion. Moi, en tant que son épouse, j’étais coupable de n’avoir rien dit aux autorités, et nos enfants étaient accusés d’avoir recueilli des informations pour leur espion de père au terrain de jeu. Donc toute la famille a été expulsée… »

Vous êtes partis à Vienne. Avez-vous conservé des liens avec la Tchécoslovaquie ou des Tchécoslovaques exilés ?

« Non, absolument rien, on ne pouvait pas et on ne voulait pas poser de problèmes aux Tchèques. De temps en temps des Tchèques passaient. On a vu Karel Gott et Jiří Suchý par exemple de passage à Vienne. »

Après la révolution de velours, vous êtes revenus rapidement à Prague…

« Mon mari est revenu dès que ça a été possible. Il a fondé le Prague Post et en est devenu le rédacteur en chef. J’ai continué à enseigner à Vienne jusqu’en 1997 et on passait les week-ends ensemble soit à Prague soit à Vienne. Je suis revenue en 1997 et suis ici depuis lors. »

Vous êtes donc revenue trente ans après votre première fois à Prague. Le changement devait être impressionnant…

« Au début ce n’était pas tellement différent. On voyait dans les magasins les mêmes vieux légumes qu’on voyait en 1968. Mais, peu à peu, ça s’est développé, et maintenant Prague est comme un grand supermarché – carnaval… Oui, c’est très différent maintenant ! »