Muriel Blaive : "La mémoire du communisme doit être basée sur de vraies connaissances"

Muriel Blaive, photo: Archives de Muriel Blaive

Fondé en 2007, l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires (ÚSTR) a pour mission de rassembler, d’analyser et de rendre disponible les documents issus du protectorat de Bohême-Moravie sous domination nazie durant la Seconde guerre mondiale et du régime communiste qui a suivi. Une mission essentielle que les intérêts politiciens, les guerres de chapelle et les antagonismes historiques compliquent significativement. En témoigne la crise institutionnelle qu’a traversée l’ÚSTR en avril dernier avec la révocation de son directeur Daniel Herman et la désignation de son successeur Pavla Foglová, une passation de pouvoir qui s’est réalisée non sans heurts. Chercheuse à l’Institut Ludwig Boltzmann à Vienne et auteur de l’ouvrage « 1956 en Tchécoslovaquie, une déstalinisation manquée », l’historienne française Muriel Blaive a récemment été nommée membre du nouveau conseil scientifique de l’Institut. Au micro de Radio Prague, elle expose sa vision de ce rôle et les enjeux épistémologiques qui se cachent derrière l’existence d’une telle institution dans une société qui peine à évoquer sereinement son récent passé communiste ou bien la question des expulsions des populations allemandes des Sudètes au lendemain de la guerre.

Muriel Blaive,  photo: Archives de Muriel Blaive
« Je suis devenue membre de ce conseil en étant nominée pour être approuvée par la directrice. La raison pour laquelle j’ai été nominée est à mon avis corrélée à mon intérêt marqué depuis plusieurs années pour les questions liées à cet institut, à son existence et au rôle qu’il devrait jouer et notamment au fait que j’ai été candidate lors de la dernière campagne pour être directrice. »

Et quel travail concret vous y attend ? Que font les membres de ce conseil scientifique ?

« C’est un peu la question à vrai dire car jusqu’à présent, ils faisaient assez peu de choses. Leur rôle était assez minimisé. Ils se réunissaient une fois par an et ils n’avaient pas un grand rôle dans la discussion sur l’Institut. Mais d’après ce que l’on nous a dit, la nouvelle directrice et le nouveau conseil de surveillance voudraient que le conseil scientifique joue un rôle beaucoup plus important. »

Il y a eu récemment des bouleversements au sein de l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires, avec quelques polémiques. L’ancien directeur Daniel Herman a été révoqué, officiellement pour mauvaise gestion. Il a été remplacé par Pavla Foglová. A droite, on a dit qu’il y avait une volonté politique de la gauche de prendre en mains cette institution qui dispose des archives sur la période communiste. A gauche, on condamne aussi la politisation de cet institut. Quel regard avez-vous porté sur ces événements ?

Daniel Herman,  photo: Jana Šustová
« Je pensais que la révocation de M Herman était justifié. Je ne sais pas d’un point de vue gestionnaire car je ne connais pas le détail des comptes. Par contre d’un point de vue scientifique, je trouve qu’il n’a absolument pas rempli le rôle qu’il aurait dû remplir donc cela fait sens. Cependant, je pense que cela aurait été certainement plus conforme aux règles internationales s’il avait été remplacé, révoqué ou s’il avait gardé la tête provisoirement de l’Institut pendant qu’on organisait un concours pour un nouveau directeur. Dans les trois à six mois, cela aurait été plus logique. Une voie plus longue a été choisie, on va voir ce que cela donne. »

Quel rôle doit jouer un tel institut selon vous dans un pays comme la République tchèque, avec un passé communiste ?

« Il a un rôle énorme à jouer à mon sens, c’est pour cela que je m’y intéresse depuis longtemps. La mémoire du communisme, c’est ce que les Américains appellent « the elephant in the room » (l’éléphant dans la pièce) : c’est la chose que tout le monde a à l’esprit mais dont personne ne parle réellement. Il faut absolument nettoyer tout cela. Il faut absolument que cette mémoire soit formée sur la base de vraies connaissances, et pas sur des impressions vagues où c’est celui qui crie le plus fort qui est le plus entendu. Il faut qu’on puisse travailler dans ces archives. Il faut qu’on puisse travailler notamment sur la police secrète afin de savoir quel rôle elle a joué exactement. Comment cette collaboration s’est organisée ? Comment la résistance s’est organisée s’il y en a eu une ? C’est quelque chose qui est fondamental pour créer une meilleure atmosphère dans la vie publique tchèque. »

Parce que, selon vous, ce travail n’a pas été fait…

« Non, jusqu’à présent ce travail n’a pas ou quasiment pas été fait. »

L'Institut pour l'étude des régimes totalitaires,  photo: Google Maps
Vous pensez qu’il est possible d’avoir une étude scientifique en République tchèque dégagée d’arrière-pensées politiques ? Peut-on avoir le recul nécessaire pour évoquer de façon quelque peu dépassionnée des événements qui sont finalement assez récents ?

« Je pense que oui. Je pense que l’idée que l’on puisse faire de l’histoire qui soit dégagée de toute vision politique est complètement illusoire. Même si l’on fait l’histoire de Charlemagne, on a une vision politique. La question est de savoir si l’on peut multiplier les études qui donnent une vision comparative, contrastée, argumentée, pour qu’on puisse discuter, débattre, se disputer mais qu’on puisse avancer. Et si l’on voit ce qui s’est fait en Allemagne, c’est loin d’être parfait certes mais d’énormes progrès ont été faits. »

Vous prenez le cas de l’Allemagne. Est-ce que dans d’autres pays post-communistes, il y a des exemples d’instituts de ce type ? Est-ce que la mémoire du communisme est traitée de la même façon ?

« Dans tous les pays communistes, il y a des tentatives de créer plus ou moins l’équivalent de cet institut. Cela se fait avec plus ou moins de bonheur. Je pense que le meilleur exemple, c’est la Pologne. Bien que l’institut y a énormément été soumis à des pressions politiques, avec des résultats qui n’ont pas toujours été très brillants. Mais tout de même, à l’IPN (Institut de la mémoire nationale) en Pologne, il y a eu notamment cette grande discussion avec le livre de Jan Gross (écrivain, historien et sociologue américano-polonais, auteur en 2001 de l’ouvrage Les voisins – Un pogrom en Pologne, 10 juillet 1941, ndlr), qui ne traite pas du communisme mais de l’occupation nazie. Mais pour les Polonais, c’est tout aussi prégnant. Donc un travail est possible et je pense que la Pologne a réalisé un énorme travail depuis 1989 que la République tchèque n’a pas fait. »

Quel est l’enjeu du contrôle des archives de la période communiste ? Est-ce que cela peut gêner certaines personnes ?

Photo: CT
« L’enjeu, c’est qu’elles soient ouvertes. Quand les archives sont fermées, c’est là qu’elles sont le plus instrumentalisées parce qu’il y a toujours quelqu’un qui y a accès mais ce sont les personnes malintentionnées. Donc le dossier, il va sortir de toute façon mais sous une autre forme, publiée exactement sous la forme du scandale qui a été fait autour de Milan Kundera par exemple. On sort un dossier n’importe comment, sans contexte historique, sans explications, sans lui donner la parole… et on en fait un jeu de massacre médiatique, qui est historiquement extrêmement douteux et qui n’a scientifiquement strictement aucun intérêt. Donc c’est exactement cela qu’il faut éviter et que l’on peut éviter en ouvrant les archives. A partir du moment où tout le monde y a accès, on arrête de jouer au petit jeu qui consiste à sortir un dossier de son tiroir. »

Pourquoi avoir créé cette institution si celle-ci n’a pas joué son rôle durant tout ce temps ? Quelle était à l’origine la portée de cette création ?

« Parce qu’elle était tellement sous le feu des pressions politiques et elle était tellement politisée que cela a été confisqué en gros par les intérêts politiques. Cela dit, il y a eu un projet depuis la fin des années 1990, depuis 1998, pour ouvrir ces archives, mais les ouvrir dans un but noble si je puis dire, pas dans un but de continuer à régler des petits coups entre amis, à faire des arrangements pour discréditer ses ennemis, etc. »

Il faut rappeler qu’il s’agit de l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires, donc cela comprend également l’étude du régime nazi. De ce côté-là, y-a-t-il moins de problèmes ? Est-ce un débat dépassionné ?

Photo: Sudetendeutsche Stiftung,  CC BY-SA 1.0 Generic
« Non, pas du tout, ce n’est pas du tout dépassionné ! C’est dans un état aussi dramatique que les études sur le communiste car là aussi, ‘l’éléphant dans la pièce’, c’est l’expulsion des populations des Sudètes. Les autorités politiques, les élites, n’ont pas tellement envie d’en parler, de remuer cela encore une fois. Et donc dès qu’on parle des Allemands en Bohême-Moravie, on arrive au problème des expulsions. Cela permet de mettre en valeur la résistance, qui certes a existé, mais qui était quand même extrêmement minime, et de bien cacher la collaboration, qui, elle, n’a probablement pas été si minime que ça. Mais en fait, nous n’en savons pas encore grand-chose car il y a eu si peu de recherches que c’est difficile à dire. »

Cela pose également la question de la définition d’un régime totalitaire ? Qu’est-ce que c’est exactement ?

« Justement, c’est un gros problème que j’ai avec le nom de cet institut. La recherche historique de pointe aujourd’hui est assez d’accord pour dire que cela n’existe pas un régime totalitaire. On a un régime dictatorial avec des tendances totalitaires mais l’idée que la société puisse être contrôlée de bout en bout entièrement sous la coupe d’un régime qui lui dicte tout ce qu’elle doit faire, c’est absurde. Nous savons très bien que ce n’est pas du tout comme cela que cela s’est passé. La société a été impliquée dans le régime, la société a participé au contrôle et c’est justement pour cela qu’il est crucial de savoir en quoi et comment elle a été impliquée. »