L’univers féminin, la « terra incognita » du réalisateur Benoît Jacquot

Benoît Jacquot, photo: Eva Kořínková / Site officel du festival du film français

Invité de la 17e édition du festival du film français qui se déroule actuellement à Prague et dans plusieurs autres villes thèques, le cinéaste Benoît Jacquot présentait son dernier film Trois cœurs. Ce drame, à la distribution classieuse – aux côtés de Benoît Poelvoorde, évoluent effet Charlotte Gainsbourg, Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni -, conte la passion d’un homme pour une femme et son amour pour la sœur de celle-ci. A 67 ans, le réalisateur affiche une longue et riche filmographie, qui a souvent mis en exergue le talent de grandes actrices. A tel point qu’il a été distingué d’un César pour Les Adieux à la reine en 2013. Benoît Jacquot a accordé un entretien à Radio Prague dans lequel il commence par évoquer le caractère menaçant du sentiment amoureux, qui constitue la pierre d’achoppement de son dernier film, et revient plus tard sur les tournages qu’il a effectués en République tchèque.

Benoît Jacquot,  photo: Eva Kořínková / Site officel du festival du film français
« Pour moi, le sentiment amoureux induit forcément presque en même temps un sentiment de menace ou de trouble. Donc, les romans, les films ou les chansons développement cela selon des fictions diverses. Contrairement à ce qu’on peut imaginer d’emblée, à ce que veut le lieu commun, pour commencer c’est toujours très menaçant et menacé. Ne serait-ce que ce qu’on appelle la déclaration d’amour, c’est un truc épouvantable. »

Marc Beaulieu, joué par Benoît Poelvoorde, n’a pas vraiment ce problème…

« Marc Beaulieu ! Je ne me souvenais pas de ce nom… »

Ce Marc Beaulieu donc tombe amoureux très facilement au début du film, d’abord avec le personnage de Charlotte Gainsbourg puis avec celui de Chiara Mastroianni…

« Justement, il y a une sorte de coup de foudre, de rencontre, comme toujours dans ces cas-là assez magique et miraculeuse, mais qui est immédiatement menacée. »

Marc Beaulieu, c’est un nom assez commun pour cet anonyme, contrôleur des impôts, qui fait l’aller-retour entre Paris et la province…

« C’est quelqu’un de très familier, de très reconnaissable. On en voit partout, tout le temps. Mais étant donné que c’est Benoît Poelvoorde, il y a tout de suite quelque chose d’un peu particulier. On sent tout de suite qu’il y a quelque chose qui n’est pas totalement dans le moule. »

'Trois cœurs',  photo: Site officel du festival du film français
Comment avez-vous dirigé Benoît Poelvoorde au milieu de ces trois grandes actrices, Charlotte Gainsbourg, Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni ?

« Déjà les deux dernières sont liées dans la vie puisqu’elles sont mère et fille. De cette façon, elles étaient là comme elles sont dans le film. Ensuite, Charlotte, cela l’inquiétait un peu cette situation mais cela lui plaisait beaucoup d’avoir au cinéma pour mère Catherine Deneuve et encore plus sans doute comme sœur Chiara Mastroianni. Il y a d’emblée des traits communs puisqu’elles sont toutes les deux filles de mères et de pères très iconiques et qu’elles ont perdu leur père quand elles étaient jeunes. La mère de l’une a très bien connu le père de l’autre. Il y a des liens entre elles immédiats. Cela a été très vite en fait. Charlotte a mis une journée de tournage à trouver des marques complètement naturelles.

Ensuite il se trouve que Benoît Poelvoorde est tombé très amoureux de Chiara dans la vie et il n’a pas eu l’air troublé. »

Chiara Mastroianni a une sœur dans la vie ?

« Elle a une demi-sœur en Italie. »

Si l’on en croit le film, il faut donc espérer que Benoît Poelvoorde ne la rencontre pas ?

'Trois cœurs',  photo: Site officel du festival du film français
« Non pourquoi ? De toute façon, s’il meurt, ce qu’à Dieu ne plaise, cela ne sera pas de ça… »

Les femmes sont souvent au cœur de vos films. Pourquoi les hommes vous intéressent-ils moins ?

« Parce que j’en suis un ! Enfin je crois. L’univers féminin, si on peut dire, est nécessairement pour moi une terra incognita que j’explore avec le cinéma. J’essaie de m’approcher de quelque chose qui est pour moi l’étrangeté même. »

Pourquoi Marc Beaulieu, aka Benoît Poelvoorde, cache à Chiara Mastroianni le fait qu’il a eu une passion d’une nuit avec sa sœur ?

« Il ne le fait pas et cela tient à l’idée que je me fais, et je ne suis pas le seul, des êtres humains ou des êtres parlants. Ce qu’on sait, on ne le sait pas en fait. On ne le sait jamais comme on pourrait le savoir. Et on ne vit qu’à condition de ne pas savoir ceci ou cela. Sinon, cela n’existe plus. Et lui a tous les moyens en effet de savoir ce qui se passe. Ce que sait le spectateur, il pourrait le savoir lui aussi mais il ne veut pas le savoir. Mais cela le rattrape parce que c’est la loi des choses : ce qu’on aveugle finit toujours à un moment ou à un autre par revenir et par vous assaillir. Tous les drames et toutes les tragédies depuis la nuit des temps sont construits comme ça. »

Comment choisissez-vous les sujets de vos films ? Vous les choisissez ou ils viennent à vous ?

'Trois cœurs',  photo: Site officel du festival du film français
« C’est difficile à discriminer. En l’occurrence, je voulais faire un film dont le personnage central serait un homme, qui se passe maintenant, et autant que possible en province. C’est très particulier la province en France. C’était les trois éléments de départ et cela commence par une rencontre amoureuse, une rencontre improbable, hasardeuse et déterminante en termes de destin.

Ce que je détermine au départ, cela dépend. Mais là comme je venais de faire un certain nombre de films d’époque avec un personnage central féminin, très habités par des personnages féminins, j’éprouvais le besoin de travailler avec un acteur et non pas avec une actrice. J’éprouvais le besoin de faire un film où un personnage masculin serait au centre. »

Et vous allez vous éloigner de ce schéma avec votre prochain film Le Journal d’une femme de chambre…

« Oui, je reviens à des marques précédentes avec un film entièrement enroulé autour d’un personnage féminin interprété par Léa Seydoux. »

Que vous vouliez déjà avoir pour Trois cœurs…

« J’avais déjà tourné un film avec elle, Les Adieux à la reine et il était fortement question entre nous qu’elle joue le rôle de Chiara Mastroianni. Mais peu de temps avant le tournage, elle s’est trouvée dans un méli-mélo à propos du film d’Abdellatif Kechiche, La Vie d’Adèle, qui a fait qu’elle ne se sentait pas du tout capable. Il faut quand même savoir que cela a l’air très facile de faire l’actrice mais quand on fait cela avec force, sérieux et engagement, il faut se créer durant le temps où on fait le film la situation favorable à l’interprétation. Et là, cela n’allait pas du tout. Je lui ai moi-même dit que nous ferions autre chose après, ce qui a été le cas. Du coup, je me suis retrouvé avec ce personnage sans interprète. Catherine Deneuve, très maternellement et naturellement, m’a suggéré de le proposer à Chiara Mastroianni. »

Vous êtes déjà venu en République tchèque où vous avez tourné deux films. Quelles sont vos expériences avec ce pays ?

'Adolphe',  photo: Site officel du festival du film français
« A chaque fois pour commencer, il s’agissait d’expériences de production, c’est-à-dire avec des facilités plus grandes qui étaient données ici pour tourner des films qui étaient des films d’époque. Cela tient à un certain nombre de facteurs qu’il serait sans doute trop long d’énoncer mais qui sont des facteurs quasiment industriels. L’un des deux films que j’ai tournés ici, Adolphe, se trouvait effectivement à la frontière enneigée de la Tchéquie avec la Pologne. C’était Isabelle Adjani que j’ai emmenée ici. Et l’autre film se passait entièrement en France (La Vie de Marianne, ndlr) mais pour des raisons de production, d’accès aux lieux, on en a cherché des équivalents qu’on savait pouvoir trouver ici. Cela se passait au XVIIIe siècle et il y a eu beaucoup d’architectes français de l’époque qui sont venus construire ici. En fait, on devait au départ en tourner une moitié ici et puis on a tout tourné. Cela veut dire que nécessairement dans mon équipe, il y avait beaucoup de collaborateurs tchèques, une production exécutive tchèque et cela allait très bien. Le cinéma est un langage universel. Cela marchait très bien et j’aimais beaucoup vivre ici. »

Vous voulez nous dire que vous allez vous installer ici ?

« Je ne sais pas. Si j’étais amoureux d’une Tchèque et si on me demandait de tourner quinze films ici, je tournerais les quinze. »