Les Tchèques sont-ils vraiment des « bouffe-curés » ?

Toutes les études les plus récentes tendent à montrer qu'en comparaison avec leurs voisins européens, très peu de Tchèques ont la foi. Pour historiens et théologiens, la longue tradition anticléricale de cette région est souvent avancée comme explication. Il est vrai que les relations des habitants des Pays tchèques avec le christianisme et avec le clergé sont particulières et souvent conflictuelles. Mais peut-on pour autant parler de la République tchèque comme d'un bastion de l'anticléricalisme en Europe centrale ?

Dernier sondage en date, venu confirmer nombre de précédents, une étude réalisée par une agence basée à Bruxelles et publiée par le Wall Street Journal au mois de décembre. Le résultat est sans appel : les Tchèques sont une nouvelle fois en tête du hit-parade des non-croyants en Europe. A la question « Croyez-vous en Dieu ? », moins d'un tiers des Tchèques répondent par l'affirmative, contre 96% des Roumains, 92% des Grecs, ou 90% de Polonais. 30% seulement des Tchèques interrogés ont déclaré s'identifier à une religion (et 80% de ceux-là se sont dits catholiques), ce qui représente là aussi le score le plus faible.

« Ce n'est pas surprenant, le dernier sondage réalisé chez nous avait donné 54% de personnes qui se déclarent athées. »

Petr Kolar est jésuite et ancien journaliste. Il est actuellement membre du conseil supérieur de l'audiovisuel.

« Cette situation, je crois qu'elle est due à deux instrumentalisations de la religion dans l'histoire du pays : d'abord le catholicisme pour les buts politiques des Habsbourg, ensuite le protestantisme pour les buts des nationalistes tchèques. Un homme simple, au bout d'une telle évolution, se dit : ni l'un ni l'autre ! »

Milos Rejchrt est pasteur protestant à l'église Saint-Sauveur de Prague :

« Quand on dit qu'il y a environ 30% de croyants en Tchéquie, à mon avis il y en a beaucoup moins. Parce que, en pratique religieuse, ça ne se voit pas. Par exemple, si on demande à ceux qui se déclarent croyants s'ils savent réciter le Notre père, d'après mon évaluation, le résultat serait 5 ou à 6% de la population, pas plus. »

La prise de distance des Tchèques avec la religion, les historiens et théologiens la font souvent remonter à la mort de Jan Hus, prêtre catholique inspiré par les idées réformatrices de l'Anglais John Wycliff. Jan Hus fut brûlé sur le bûcher comme hérétique à Constance en 1415. Mais pour Petr Kolar, ce n'est pas aussi simple :

« Jan Hus est mort en croyant qu'il était un catholique fidèle, il n'y avait pas d'autre Eglise dans le pays à l'époque. Ses héritiers réels, les Utraquistes, pendant des générations, ont cherché à rester dans l'Eglise catholique tout en affirmant leur position sur certaines choses (par exemple la communion sur les deux espèces). Le 'rêve' s'est terminé au XVIe siècle seulement, au Concile de Trente, qui a condamné ces 'déviations', ces 'hérésies'. Et à partir de ce moment-là, il ne leur restait qu'une possibilité : créer une église à eux. Même après, ceux qui étaient dans l'Eglise catholique et ceux qui étaient en dehors se prenaient tous pour les 'vrais chrétiens'. Donc, c'est une situation beaucoup plus complexe. »

Milos Rejchrt : « Le premier mouvement de l'athéïsme tchèque, c'était l'anticléricalisme. Parce que la 'contre-réforme' nous a vraiment beaucoup touchés, et cette expérience avec la religion imposée, qui va de pair avec le pouvoir politique, a eu pour conséquence une sorte de révolte par rapport à l'institution ecclésiastique. »

Dans ce pays souvent qualifié de pays le plus athée d'Europe qu'est la République tchèque, il existe cependant des réalités régionales qui ne sont que très rarement prises en compte par les études réalisées au niveau international. La situation n'est en effet pas du tout la même en Bohême et en Moravie.

Petr Kolar : « Moi qui suis Morave, et jésuite, je connais bien ces différences. La Moravie, à l'époque de la dite 'contre-réforme', cette tendance à recatholiser le pays, avait une sorte d'indépendance politique. La Moravie était un margraviat, une sorte de comté, généralement confié au dauphin du souverain à Prague. Cette autonomie relative a fait que la Moravie n'a pas tellement participé au mouvement de la réforme au début. Les guerres hussites se sont concentrées en Bohême centrale. Les ravages hussites n'ont pas atteint la Moravie de plein fouet. Il y a eu quelques raids hussites, même au-delà du Royaume de Bohême, qui comprenaient aussi la Moravie, mais la Moravie n'a pas 'joué le jeu'. De même, après la défaite hussite, quand on a commencé à expulser les protestants et à imposer le catholicisme, les responsables politiques moraves ont refusé et résisté assez longtemps. La persécution en Moravie était beaucoup moins forte. Et c'est pour cette raison, par exemple, qu'au début, les Hussites, les Utraquistes, les protestants de Bohême se sont d'abord réfugiés en Moravie. Donc, la Moravie a moins joué la carte bohémienne, et elle s'est sentie un peu violentée à la fin. Ce n'est pas la seule raison, mais sans aucun doute une parmi celles qui expliquent la persistance d'une petite tension entre Bohême et Moravie notamment au niveau de la religion. Mais aussi - et là on voit bien que le religieux et le politique sont très liés chez nous - au moment de la dislocation de la monarchie, au début du XXe siècle, les Moraves n'étaient pas tellement pour sa destruction. Ce n'était pas avec un grand entrain, mais les Moraves auraient préféré rester dans la monarchie. Ce qui était évidemment à l'époque considéré comme anti-tchèque, mais en fait, politiquement parlant, on regrette beaucoup que la monarchie se soit disloquée dans les conditions dans lesquelles cela s'est fait.»

Les conséquences politiques, on peut les observer aujourd'hui également lors des élections; le parti chrétien-démocrate, deuxième formation de l'actuelle coalition gouvernementale, réalise des scores sans comparaison en Moravie et en Bohême.

« Tout à fait, par exemple lors des dernières élections régionales, seule la région de Moravie du sud a conservé à sa tête un chrétien-démocrate, alors que toutes les autres régions du pays ont des alliances sans les chrétiens-démocrates, ou avec eux, mais en minorité. »

L'anticléricalisme de Bohême, s'il a des conséquences sur la politique régionale, en aurait également sur les relations entre Prague et le Saint-Siège. Pour Petr Kolar, les polémiques autour du contrat entre la République tchèque et le Vatican et autour des restitutions à l'Eglise des bien confisqués par le régime communiste en sont la conséquence directe.

« Les gouvernements tchèques successifs savent très bien que la population n'aime pas l'Eglise, qui, de nouveau, comme disent les gens, 'veut l'argent et le pouvoir'. Parce que c'est ça la monarchie austro-hongroise, c'est cela dans la tête des gens. Ma mère, qui est encore en vie, est née dans cette monarchie, ce n'est pas si vieux que cela pour nous. La Révolution française, c'était il y a plus de deux siècles pour les Français. Mais pour nous, la période où l'Eglise officielle, c'était le catholicisme, l'appui inconditionnel à un gouvernement qu'on détestait, surtout ici en Bohême, n'est pas si éloignée. Donc, dès qu'on commence à reconstituer la situation d'avant, les Tchèques ordinaires ont tout de suite ce réflexe : 'ils veulent rétablir la relation entre le pouvoir et l'Eglise qui existait sous la monarchie.' Les Tchèques n'acceptent pas ces restitutions, et le gouvernement a beau jeu d'utiliser cela pour grimper dans les sondages. Et je m'excuse auprès des auditeurs qui ont des relations avec la hiérarchie religieuse tchèque, mais elle n'a vraiment rien compris après la chute du régime communiste. Elle aurait dû tout de suite déposer une demande de restitution et laisser travailler le gouvernement, au lieu de réclamer et harceler. Cela a été une faute grave au début des années 90. D'ailleurs, je l'ai dit lors de la conférence épiscopale à l'époque en utilisant la célèbre expression de Winston Churchill au moment des Accords de Munich. Il a dit : 'Nous avions le choix entre la honte et la guerre. Nous avons choisi la honte. Nous aurons la honte et la guerre'. J'ai dit aux évêques : 'Vous avez le choix entre la pauvreté et la honte. Si vous choisissez la honte, vous aurez la honte et la pauvreté.'