La privatisation par coupons : une expérience unique pour un succès mitigé

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La chute du régime communiste en Tchécoslovaquie ne s'accompagne pas uniquement de profonds bouleversements politiques. Elle marque aussi le début d'une ère de transformation économique radicale sous l'impulsion des libéraux désormais au pouvoir. Ceux-ci veulent privatiser le plus rapidement possible les entreprises publiques. Sous l'impulsion du néolibéral Václav Klaus, ministre des Finances de 1989 à 1993, puis premier président du gouvernement de République tchèque suite à la scission avec la Slovaquie, se met en place un programme de privatisations massives. L'une des méthodes employées a près de vingt-ans et est sans équivalent dans l'histoire. Il s'agit de la privatisation par coupons (« Kupónová privatizace » en tchèque) qui vise à faire de la société tchèque une société de petits actionnaires.

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En 1989, la révolution de velours met un terme au pouvoir communiste en Tchécoslovaquie. Les nouvelles forces politiques importantes du pays, notamment le Forum civique puis le Parti civique démocrate (ODS), portent un projet d'inspiration libérale, dans lequel l’État doit jouer un rôle minimal, notamment vis-à-vis du marché. Il y a une volonté très forte de tourner la page de l'économie collectiviste. De nombreuses mesures sont donc prises. Les taux de change et 95% des prix sont libérés, c'est la « thérapie de choc ». La couronne est plusieurs fois dévaluée.

Surtout, à la fin des années 1980, 97% des entreprises sont contrôlées par l’État. Et le libéralisme alors triomphant s'accorde mal avec le dirigisme étatique. Plusieurs plans de privatisations de grande envergure sont mis en place. Le premier, connu sous le nom de « petite privatisation » (« malá privatizace » en tchèque) débute à la fin de l'année 1990 et vise à vendre aux enchères les petites entreprises des secteurs des commerces et des services. Les employés sont ainsi encouragés à acheter une part de leur entreprise. Pendant trois ans, ce sont environ 23 000 firmes qui passent du secteur public à celui du privé. Ces opérations permettent à l’État tchécoslovaque de faire rentrer près de 32 milliards de couronnes dans ses caisses.

Václav Klaus,  photo: ČT24
Sous l'égide du ministre des Finances d’alors, Václav Klaus, du ministre aux privatisations, Tomáš Ježek, et de l'économiste Dušan Tříska, est lancé un second plan de privatisation dont l'objectif est de vendre au peuple tchèque la plupart de leurs grandes entreprises. C'est la fameuse « privatisation par coupons ». Tomáš Ježek explique s'être inspiré des bons de rationnement qu'il avait connus dans sa jeunesse. Anne-Françoise Blüher est analyste économique pour une grande banque de République tchèque. Arrivée dans le pays dans les années 1990, elle en connaît très bien les mutations économiques et nous explique le fonctionnement de ces carnets de coupons :

« Chaque Tchèque, qui avait plus de 18 ans, pouvait acheter un carnet avec des coupons. En ce temps-là, cela coûtait peut-être quelque chose comme 1 000 Kč. Et ces coupons représentaient une sorte de monnaie pour acheter des actions des entreprises qui devaient être privatisées. Donc, le propriétaire d'un carnet à coupons pouvait dire qu'avec ces coupons, il désirait acheter telle action de telle entreprise. Tant que la demande n'était pas plus grande que les actions disponibles, cette personne obtenait les actions qu'elle souhaitait. »

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Deux vagues de privatisations par coupons vont être organisées. La première débute en décembre 1990. Tout d'abord méfiants à l'égard de ce système, les Tchèques vont finalement largement jouer le jeu. Peut-être à cause des campagnes de publicité massives qui vantent les mérites de ces carnets de coupons censés faire de tout un chacun un petit actionnaire. L'un de ces spots télévisés met en scène le célèbre acteur Jaromír Hanzlík, avec le message suivant :

« Les bénéfices des sociétés tchèques et moraves ne s'enfuient pas à l'étranger : ils restent à la maison. »

En effet, cette privatisation par coupons permet de préserver les intérêts nationaux en laissant les entreprises tchèques dans les mains de Tchèques. Cela ne se passe pas partout de la même façon dans l’ancien bloc de l’Est. Ainsi les Hongrois par exemple, vendent toutes leurs entreprises, même celles considérées comme stratégiques (tels que le secteur du gaz ou celui de l'électricité) à des investisseurs étrangers. On considère ces derniers comme plus à même de pouvoir apporter de nouveaux capitaux et ainsi de développer ces firmes. En République tchèque, on espère que cette privatisation par coupons va conduire à une adhésion des citoyens au système capitaliste, dans le cadre d'une société de petits porteurs. Pour Anne-Françoise Blüher, il s'agit avant tout d'une question pragmatique :

Anne-Françoise Blüher,  photo: YouTube
« L'idée, c'était plutôt de privatiser le plus vite possible les entreprises de la République tchèque qui étaient aux mains du secteur public. Ils n'ont pas privatisé toutes les entreprises, notamment les banques et les entreprises qui étaient importantes d'un point de vue national, comme par exemple le secteur de l'énergie. Ils n'ont pas privatisé Škoda avec des coupons par exemple. Ils l'ont vendu à un investisseur direct. »

Effectivement, les entreprises stratégiques ou en situation de monopole restent aux mains de l’État en attendant de nouvelles mesures de privatisations. Cependant, la privatisation par coupons semble être un succès, au moins populaire, puisque ce sont entre 6 et 8,5 millions de Tchèques qui se portent acquéreurs de carnets de bons, mis en vente pour exactement 1035 Kč (soit à peu près le tiers du salaire moyen au début des années 1990). Lors des deux vagues de privatisations par coupons, c'est un patrimoine de 1 172 sociétés, pour un montant de 367 milliards de couronnes, qui est mis en vente. Le 31 décembre 1996, Václav Klaus annonce la fin de ce système et environ 80% des entreprises tchèques appartiennent désormais au secteur privé. La transition économique semble s'être opérée de façon moins difficile que dans les pays voisins. C'est ce que nous explique Anne-Françoise Blüher :

« En ce temps là, on parlait du ‘miracle tchèque’, parce que la transformation de l'économie tchèque n'a pas débouché sur une hausse très importante du chômage, comparé à la situation dans les pays voisins. Je pense que la transformation de l'économie est une chose assez complexe parce que vous avez une structure économique avec des entreprises qui produisent certains produits. Et tout à coup, avec la révolution et le changement de régime, ils se sont retrouvés avec un marché très différent. Alors, toute la production n'était pas adaptée à cette nouvelle donne. En plus, la concurrence venue de l'extérieur augmentait. Ils n'avaient pas la technologie, ils n'avaient pas le ‘know-how’, c'est-à-dire le savoir-faire, ils n'avaient pas de produits compétitifs dans ce nouvel environnement. Les entreprises devaient se transformer très vite. Or c'est difficile de trouver des capitaux, de nouvelles technologies, le know-how. C'est pourquoi beaucoup d'entreprises ont fait faillite et de nombreuses personnes se sont retrouvées au chômage. Mais, ici, en République tchèque, la transformation a peut-être été moins pénible pour les gens, car le secteur bancaire était toujours un pôle public. Et les banques ont aidé à financer la transformation des entreprises. »

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Pour autant, cette privatisation par coupons va être fortement critiquée et devenir relativement impopulaire. Ainsi, en 1999, à l'occasion d'un sondage, les trois quarts des Tchèques sondés jugent négativement cette expérience. Il faut dire que beaucoup d'entre eux ont perdu de l'argent avec ces bons alors qu'ils croyaient pouvoir en gagner. En effet, de nombreuses affaires d'escroquerie liées à ces privatisations en illustrent le caractère parfois douteux. Viktor Kožený en est l'exemple le plus célèbre. Anne-Françoise Blüher revient sur son cas :

« Si je me souviens bien, il a tiré avantage de ces coupons. Il a fait une offre aux gens : ‘je vous achète ces coupons, je vous donne de l'argent’. Et après, avec ces coupons, il a acheté des entreprises qu'il a placées dans un fond d'investissement. Il a ensuite retiré le capital de ce fond, d'une façon que je qualifierais d'illégale. Et les gens n'ont jamais reçu leur argent. C'est un cas qui n'a pas encore été résolu. »

Voici ce que proposait le fond d'investissement de Viktor Kožený dans l'un des très nombreux messages publicitaires des fonds d'investissement à cette époque :

Viktor Kožený,  photo: ČT24
« Venez déposer vos 1 000 points et retirez, dès à présent, 3 000 couronnes en espèces. Cette offre est valable jusqu'à révocation. Prenez votre décision maintenant ! Les réformes économiques, ça fonctionne ! Le fond d'investissement Harvard : l'assurance de faire de bons investissements. »

Cette offre alléchante, d'un fond d'investissement dont le nom à consonance anglo-saxonne pouvait à l'époque sembler rassurant, rencontre un succès important. Les bons permettent à Viktor Kožený d'acquérir de nombreuses entreprises à un prix dérisoire. Il en retire toutes les liquidités et les met à l'abri dans des paradis fiscaux. Il vivrait aujourd'hui aux Bahamas et fait toujours l'objet d'un mandat d'arrêt international. Mais ce n'est pas le seul exemple d'escroquerie et nombreux sont ceux qui ont tenté de tirer avantage de ces privatisations, comme nous le rappelle Anne-Françoise Blüher :

« Il y avait sûrement des possibilités de profiter de ce système. Il y avait aussi d'autres fonds d'investissement qui ont proposé aux gens : ‘je vous achète ce carnet de coupons’, donc, comme je l'ai déjà dit, ça coûtait à peu près 1 000 couronnes. En échange, ils promettaient un gain de peut-être 10 000 couronnes à ces personnes, qui pensaient ainsi gagner beaucoup d'argent. Les gens à l'origine de ces fonds d'investissement étaient doués. Ils savaient bien qu'avec ces coupons, ils seraient capables d'acquérir des entreprises qui avaient beaucoup plus de valeur que les carnets qu'ils avaient précédemment achetés. Parce qu'ils avaient plus d'informations, qu'ils connaissaient mieux la valeur des entreprises, ils ont pu faire beaucoup de profits avec cette privatisation par coupons. »

Aussi, près de 70% des détenteurs de ces carnets de coupons estiment ne pas avoir une connaissance suffisante du marché et de ces entreprises et décident donc de remettre leurs bons à des fonds d'investissement, qui participent au matraquage publicitaire sur les bienfaits de ces coupons, censés pouvoir rapporter gros. Or pour beaucoup de ces fonds d'investissement, il s'agit surtout d'une occasion pour engranger beaucoup d'argent en très peu de temps. Avec le manque d'informations financières, l'absence de règles sur les marchés financiers participent à la mise en place d'un système assez opaque. Les comptes de ces fonds d'investissement ne sont par exemple pas contrôlés. Les critiques sont nombreuses. Miloš Zeman, premier ministre social-démocrate entre 1998 et 2002 parle d' « escroquerie du siècle » :

Miloš Zeman,  photo: Archives de Radio Prague
« Oui, cela ressemblait à une méthode de privatisation tchécoslovaque originale, mais aucun autre pays qui songeait à réaliser une opération similaire n'a finalement franchi le pas. Le pire dans tout cela, c'est qu'à la fin des années 1990, le ministère de l'Industrie et du Commerce a réalisé une analyse sur les privatisations de la décennie écoulée qui a révélé que les plus grands bénéficiaires étaient les entreprises disposant de capitaux à l'étranger. En deuxième position, ce sont paradoxalement les entreprises restées sous la coupe de l’État qui avaient le plus profité du système. Enfin, les firmes vendues sous le régime des carnets de coupons étaient dans la pire des situations. »

Koh-i-noor,  photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
D'autre part, certains propriétaires d'entreprises nationalisées suite à la seconde guerre mondiale n'ont jamais reçu de compensations et s'estiment lésés par un système qui a vendu « leur » entreprise aux mains de petits actionnaires. La famille Waldes a par exemple mené une action en justice en 2007 pour récupérer ce qu'elle considère encore comme son bien : une partie de la société Koh-i-noor, dont elle était propriétaire avant sa nationalisation en 1945.

La privatisation par coupons affiche donc un bilan relativement mitigé. Outre la question de l'opportunité de ces privatisations, elle a surtout permis a certains acteurs de s'enrichir rapidement, tandis que beaucoup des acquéreurs de ces bons ne disposaient ni des savoirs ni de l'information nécessaires pour les utiliser à bon escient.


Rediffusion du 17/01/2012