Isabelle Autissier, soudain seule à Prague
Suite de l’entretien avec la navigatrice française Isabelle Autissier, de passage récemment à Prague à l’occasion de la sortie en tchèque (aux éditions Argo) de son dernier roman « Soudain, seuls », sélectionné pour le prix Goncourt en 2015. Dans quelle mesure son livre, qui raconte l’histoire d’un couple d’amoureux partis faire le tour du monde qui se retrouvent brutalement confrontés à eux-mêmes et à la nature sur une île déserte quelque part entre la Patagonie et la cap Horn, est-il inspiré de son vécu de marin ? C’est une des questions auxquelles Isabelle Autissier a répondu au micro de Radio Prague.
« La deuxième chose que je crois importante est que quand on est en mer, on est loin non seulement de la société des hommes, des côtes et des villes, tout en étant plongé dans l’élément naturel. Il n’y a alors pas d’autre horizon que les vagues, le ciel et quelques oiseaux ou baleines. »
Votre livre raconte aussi la relation entre une femme et un homme qui se retrouvent seuls sur une île. Et même s’ils sont amoureux, ils se découvrent l’un et l’autre face aux épreuves auxquelles ils sont confrontés. Cette solitude à deux est-elle différente de celle que l’on ressent et que l’on vit lorsque l’on est complétement seul ?
« Certainement. Même si on n’est que deux, il y a quand même un autre. Et nous nous mettons toujours en scène par rapport à l’autre, nous avons une façon d’exister pour le regard de l’autre, y compris contre si on veut s’y opposer. Deux personnes forment déjà une société en quelque sorte. En solitaire, ce n’est plus le cas, car je ne peux pas tricher avec moi-même. Je sais moi-même où j’en suis et il n’y a personne pour m’applaudir ou me contredire. Je n’ai que mon propre regard et ce que je vis. Ce sont donc deux choses différentes. »
« Ce qui m’a intéressée dans l’histoire de ce couple, c’est que je voulais partir d’une relation extrêmement forte. Il s’agit donc de deux personnes qui s’aiment foncièrement et d’observer comment leur relation va petit à petit se déliter et se décharner sous les coups de boutoir de la réalité, de la souffrance, de la peur et de l’angoisse de l’avenir. Peu à peu apparait alors le dilemme, surtout pour Louise, entre le ‘je reste, je me sacrifie pour lui qui va mal’ et le ‘j’essaie de sauver ma peau et d’aller chercher un hypothétique secours’. Au fond, c’est de l’instinct de survie dont il retourne. »« Je fais choisir un des deux chemins à Louise, mais je n’en tire pas une philosophie générale. Je ne sais si les lecteurs du roman s’interrogent sur ce qu’ils feraient à la place de Louise, mais je pense de toute façon qu’ils seraient incapables de le dire, tout comme nous serions incapables de nous prononcer sur beaucoup d’autres choix à faire dans la vie tant que nous n’y sommes pas confrontés concrètement et réellement aux situations. Chaque être humain peut avoir une réponse différente. Il y a des gens qui ont été capables de mourir par exemple pour préserver la vie de proches, comme il y en a d’autres chez lesquels au contraire l’instinct de survie a été le plus fort et qui ont accepté d’abandonner sur leur chemin d’autres êtres. »
« Je ne porte pas de jugement de valeur là-dessus. Je dis simplement que c’est une question forte que nous pouvons d’ailleurs retrouver, même si peut-être de manière moins aigue, dans différentes situations de la vie. Par exemple, jusqu’où vais-je m’opposer à une justice si j’ai peur d’être moi-même mise en cause ? Ce type de questions se pose aussi concrètement. »
Pensez-vous que c’est cette question de conscience qui interpelle le lecteur et explique que vous soyez aujourd’hui par exemple à Prague pour la traduction de votre livre en tchèque, dans un pays où la majorité des gens ne connaissent la mer qu’à travers leurs vacances sur les bords de l’Adriatique ou de la Méditerranée, et ne connaissent pas Isabelle Autissier…
« Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de savoir que j’ai eu une vie de navigatrice pour lire ce roman et puis je pense qu’il y a une forme de parabole derrière ce roman. Les romans ne veulent pas toujours seulement raconter des histoires ou donner des préceptes, des conseils sur une situation précise. Selon moi, un roman renvoie à une communauté de pensée, d’émotions… Si vous écrivez un roman d’amour, vous pensez que tout le monde va le comprendre parce qu’une grande majorité d’entre nous a déjà été amoureux ou amoureuse. A un moment donné il y a donc un côté parabole, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement l’histoire que je raconte qui importe, c’est aussi ce à quoi elle renvoie chez chacun d’entre nous qui peut faire sens et être partagé. »
En quoi vos deux robinsons sont-ils différents des autres robinsons de la littérature ? Mis à part que vous les placez dans un environnement moderne…
« …Et qu’ils sont sur une île froide, il n’y en a pas beaucoup. Et je ne connais pas beaucoup de littérature de robinsons en couple. Il y a eu des robinsons en solitaire, quelques histoires de groupes, mais, bizarrement d’ailleurs, pas de couples ! J’ai un peu tourné autour de l’idée, puis il m’est apparu évident que le couple était, du point de vue du ressort romanesque, très fort. Et cela avait également du sens vis-à-vis de l’interrogation sur les couples que nous formons nous-mêmes en société. »
Dans ce couple composé d’un homme et d’une femme, vous faites le choix en tant qu’auteur de faire survivre la femme. Pourquoi ?
« On m’a dit que c’était un roman féministe… Je ne l’ai pas écrit pour ça, mais pourquoi pas ? Ça ne me dérange pas. Je pense quand même profondément que ce dénouement m’a paru plus naturel parce que, globalement, les femmes sont plus résilientes. Pourquoi ? Parce que la vie est plus dure. C’est plus compliqué, y compris dans nos sociétés évoluées, de faire ce que l’on veut en tant que femme et d’être reconnue en tant que femme. Et je ne parle même pas de l’Arabie Saoudite, hein… »
« Je pense que dans de telles situations les femmes sont plus résistantes. Et puis du point de vue du roman, le contraire aurait presque été plus attendu ! L’homme est plus costaud, censé être plus décidé, agressif, et il doit savoir se débrouiller mieux en milieu naturel. Et au final, c’est le personnage un peu menu, fragile, à savoir elle, qui s’en tire le mieux. »
Au-delà de la relation amoureuse, l’histoire aurait-elle été différente si nous avions été en présence de deux hommes ou de deux femmes ?
« Très certainement. D’abord parce qu’il y aurait peut-être eu assez vite une forme de rivalité, aussi bien entre les deux hommes qu’entre deux femmes. La solidarité ne se serait pas bâtie de la même façon, il y aurait peut-être eu une forme d’empathie, mais probablement très différente. On peut imaginer aussi que ces personnages n’auraient peut-être pas pu cohabite et se seraient éloignés chacun de leur côté. »
Votre style d’écriture pourrait être qualifié ‘d’efficace’ avec des phrases courtes qui vont à l’essentiel. C’est un livre que l’on lit en quelques heures. Etait-ce voulu de votre part par rapport à l’histoire de vos deux héros contraints eux aussi d’en revenir à l’essentiel ?
« Cela est sans doute dû surtout à mon style d’écriture. Mais c’est important pour moi que le style colle avec le rythme et le type du récit. Je lis beaucoup et je n’aime pas trop les écritures bavardes, où l’on se gargarise soit d’adjectifs dans tous les sens, soit de phrases qui paraissent très belles mais qui n’en finissent plus… On a l’impression que c’est fait pour - passez-moi l’expression - ‘pisser de la copie’. »
« C’est vrai que j’apprécie les écritures directes, et je crois que, idéalement, chaque phrase du roman devrait pouvoir exister pour elle-même. Chaque phrase doit avoir une efficacité, une musicalité. Quand j’écris, je me relis souvent à voix haute pour être raccord avec ce que je fais. Donc, effectivement, je crois qu’il y a un rapport entre le style et ce que l’on raconte. »