CzechMarket #8 – « Les Tchèques ont besoin qu’on prenne le temps de les comprendre »

Karin Genton-L’Epée, photo: LinkedIn de Karin Genton-L’Epée

Pour ceux qui découvrent notre série ‘CzechMarket’, revoici notre intention. 1991-2016 : cela fait vingt-cinq ans que les économies de l’ancien bloc soviétique se sont ouvertes, offrant la possibilité aux groupes occidentaux de s’installer sur ces marchés. Notre série propose de parcourir ces années d’implantations sur le marché tchèque, qui furent aussi, plus généralement, des années d’importantes transformations sociales et culturelles. Tous les quinze jours, nous en apprenons un peu plus grâce aux témoignages de Français qui sont – ou ont été – engagés dans la vie économique du pays. Aujourd’hui il s’agit même d’une Française et ce n’est pas rien de le remarquer. Karin Genton-L’Epée est coach à Prague depuis 1998 et, aujourd’hui, notre invitée.

Karin Genton-L’Epée,  photo: LinkedIn de Karin Genton-L’Epée
On va commencer par l’actualité : qui coachez-vous aujourd’hui ?

« La clientèle que je rencontre a énormément évolué depuis que je suis ici. Il faut savoir que beaucoup d’entrepreneurs qui sont arrivés il y a vingt-cinq ans sont repartis et que les sociétés ont pendant longtemps essayé de remplacer leurs managers français par des managers tchèques. Aujourd’hui je coache principalement des ‘general managers’ ainsi que des jeunes managers qui ont envie de progresser dans la société et de prendre des postes à responsabilités. »

Vous êtes arrivée en 1995 à Prague. Quelles ont été vos premières impressions ?

« Alors je me suis installée à Prague en 1995, ce qui fait maintenant vingt-et-un ans, cependant j’ai eu la chance d’y être présente en 1989 pour le premier Nouvel An qui a suivi la Révolution. Je peux donc dire que j’ai vécu deux arrivées. Celle de 1989 a été un vrai choc culturel : à l’époque j’habitais New York et je me souviens très bien d’avoir fait le vol New York-Vienne, où je me suis arrêtée pour retrouver mon frère qui lui était à Prague, de prendre une voiture et de passer la frontière dans un décor quasi apocalyptique, puis d’arriver dans Prague qui à l’époque était relativement vide. On était juste entre Noël et le Nouvel An. Les Tchèques étaient probablement tous dans leur « chata » (maison de campagne, ndlr) en train de célébrer les fêtes de fin d’année. Il y avait peu de magasins et tous étaient fermés, on ne pouvait trouver de la restauration que dans les hôtels. C’était magnifique parce que c’est Prague, et en même temps c’était un peu désert. Par contre, quand je suis revenue en 1995, six ans s’étaient déjà écoulés depuis l’ouverture à l’Ouest, et là j’ai trouvé une ville beaucoup plus ouverte, beaucoup plus joyeuse et beaucoup plus animée. »

Avec aussi déjà beaucoup d’étrangers, non ?

« Il y avait déjà effectivement beaucoup d’étrangers. C’était un peu comme le Far West. Tous les aventuriers qui avaient envie de découvrir l’Est, qui avait été fermé pendant des années, et qui rêvaient de l’opportunité de trouver un champ d’expression pour leurs ambitions s’y sont rués avec beaucoup de plaisir. »

Avez-vous commencé votre activité de coaching avec des Français ?

« Alors étonnamment le coaching, même si aujourd’hui tout le monde a priori ou bien en a entendu parler ou a rencontré un coach ou même a eu un coach avec qui travailler, c’était à l’époque une discipline assez nouvelle et disons que les personnes les plus réceptives au coaching étaient plutôt des Américains – qui ont toujours été les premiers à tenter de nouvelles méthodes. Donc mes premiers clients ont été des Américains. »

Racontez-moi ces premières expériences. En quelle année sommes-nous à ce moment-là ?

« Nous sommes en 1998 et, le temps de me présenter et d’organiser un peu mes programmes, j’ai rencontré en 1999 la directrice des ressources humaines de Radio Free Europe / Radio Liberty, une radio américaine qui a été pendant des années à la pointe du combat contre le communisme, et de manière étonnante j’ai commencé à travailler avec le service des Kazakhs, des Kirghizes, des Ouzbeks et des Turkmènes. Ils diffusaient encore dans les pays de l’ancien bloc communiste. Ensuite, j’ai rencontré un Américain qui lui était à la tête d’une petite société de télécommunications et qui m’a demandé de l’aider à communiquer de manière plus efficace avec son équipe de management et avec ses employés. »

Aviez-vous déjà un nom quand vous avez rencontré vos premiers clients français ?

« Prague étant une petite ville et étant donné que j’ai été membre de la Chambre de commerce franco-tchèque et d’autres associations, j’ai réussi à être connue assez rapidement et j’ai effectivement eu la chance de rencontrer des sociétés françaises qui m’ont embauchée et de travailler avec Danone, Legrand, Carrefour, et j’en oublie certainement. »

Pour Danone en l’occurrence, cela faisait peut-être dix ans qu’ils étaient implantés en République tchèque. Quelles étaient les problématiques pour lesquelles vous étiez sollicitée ?

« Le ‘general manager’ était Français, mais il m’a demandé de coacher son directeur marketing qui lui était d’origine européenne on va dire – il y a quand même un souci de confidentialité quand on coache. Je me souviens très bien, le manager m’a dit : ‘il faut qu’il comprenne comment on communique avec les Tchèques : ou je le laisse galérer pendant deux ans, ou je lui offre les services d’un coach et au bout de six mois il a tout compris.’ Comme pour toutes les cultures quand on arrive dans un pays étranger… parler tchèque ce n’est pas très facile, mais faire comprendre aux gens qu’on fait un effort pour parler la même langue qu’eux, même si c’est au niveau des valeurs et des habitudes, c’est toujours quelque chose qui facilite la communication et les relations dans le travail. »

J’imagine que c’est un grand chapitre, mais est-ce que vous pourriez quand même nous dire en quelques mots comment on communique avec les Tchèques et si cette façon de communiquer a beaucoup évolué depuis ces vingt dernières années ?

« Pour ceux qui connaissent Prague et les Tchèques, ils ne seront pas surpris. Je dis toujours qu’il y a trois mots clé : ‘pohoda’, ‘spokojený’ et ‘pomoc’. ‘Pohoda’ signifie le confort. Les Tchèques sont très attachés à tout ce qui est confort, mais il ne s’agit pas seulement de confort physique, il s’agit aussi de confort dans les relations. Ils ont besoin de savoir que vous êtes à l’aise, ils aiment avoir des relations qui ne sont pas conflictuelles, et tout ce qui permet d’avoir un relationnel agréable et plaisant fait partie de leurs objectifs et de leurs besoins. ‘Spokojený’, c’est la satisfaction. Tout ce qui permet d’être satisfait au travail et dans la vie personnelle est très important pour eux. Et ‘pomoc’ qui veut dire ‘aide’ : je dois reconnaître que c’est un des rares pays où les gens sont très désireux de vous aider, et là j’ai beaucoup d’histoires sur l’aide que les Tchèques m’ont apportée depuis maintenant vingt-et-un ans. »

Est-ce que vous trouvez qu’au sein de l’entreprise, les Tchèques sont solidaires ?

Photo illustrative: Commission européenne
« Ce n’est pas pareil, parce que ‘solidaire’ quelque part c’est se sentir responsable de l’autre, et ça honnêtement je n’en sais rien parce que le coaching c’est un travail relativement individuel. Par contre, ce qui est sûr c’est que les Tchèques sont prêts à vous aider si vous leur posez la question. »

Est-ce qu’il y a entre les Tchèques et les Français des valeurs de fond qu’ils partagent et sur lesquelles vous pouvez les amener à s’entendre en particulier ?

« Dans tous les pays et dans toutes les cultures, je pense que les gens partagent des valeurs essentielles. Je crois que ce qui rapproche les Tchèques et les Français c’est le sens de la famille et surtout le sens des relations humaines. Les Tchèques sont très attachés à ce que ça se passe bien au sein de leur équipe. Le Français un peu moins, il est plus capable de séparer le travail de la vie personnelle. Cependant je pense que les deux cultures aiment bien tout ce qui est convivial et tout ce qui leur permet de s’exprimer de manière personnelle. »

Dans le cas des entreprises françaises qui ont eu des difficultés à s’implanter en République tchèque, savez-vous ce qui a pu se passer ?

« Honnêtement je ne suis pas au courant des vraies raisons. Ce que je peux imaginer, mais ce n’est pas seulement le cas des Tchèques, c’est que le Français a du mal, quand il va dans un pays, à prendre le temps de comprendre la culture dans laquelle il arrive. Le Français a un tas d’idées mais il est très désireux de faire les choses à sa façon et je ne suis pas sûre qu’il prenne le temps de parler la langue du pays. Quand je dis ‘langue’, c’est vraiment comprendre les valeurs et la culture. Et les Tchèques ont besoin qu’on prenne le temps de les comprendre. »

Photo: Carl Dwyer,  freeimages
Après dix-huit années de coaching en République tchèque, est-ce que les motivations des gens que vous rencontrez ont beaucoup évolué vis-à-vis de leur vie professionnelle – puisqu’ils vous rencontrent dans ce cadre-là ?

« La première chose qui a certainement évolué c’est que le coaching est maintenant perçu comme un avantage. Au tout début, les gens disaient : ‘Mais moi je vais très bien, je n’ai pas besoin d’un coach’. Tout va très vite, les managers n’ont plus souvent le temps d’être formés et beaucoup de managers ou de chefs d’entreprise sont contents de trouver quelqu’un qui peut les écouter et leur faciliter le travail. A ce niveau-là, le coach devient de plus en plus un allié plutôt que quelqu’un qui risque de les mettre en porte-à-faux par rapport à leurs activités.

Les attentes du début étaient assez simples, c’était : comment être plus efficace au travail. De plus en plus, ce qui est important ce sont les relations au sein de l’entreprise et tout ce qu’on appelle les jeux politiques, les jeux d’influence et les jeux de pouvoir. Ils sont de plus en plus conscients que progresser au sein d’une entreprise ne demande pas que des compétences et que faire du bon boulot n’est plus suffisant. Si on ne comprend pas ce que la dynamique politique interne et ce que la dynamique économique mettent en place, on a du mal à progresser. »

Cela fait maintenant vingt-et-un ans que vous habitez à Prague. Qu’est-ce que vous y avez trouvé ?

Photo: Kristýna Maková
« Pour être honnête, je ne pensais pas rester aussi longtemps, de la même façon que quand j’ai atterri à New York en 1983 je ne pensais pas rester huit ans. La vie a fait que j’ai atterri à Prague et j’ai découvert avec beaucoup de plaisir tous les avantages qu’une petite capitale pouvait apporter. Vous avez tous les bénéfices d’une vie culturelle très active, d’une vie sociale très active, d’être au cœur de l’Europe donc il y a un brassage de cultures et de personnalités qui est très enrichissant. Par ailleurs, il y a quand même une stabilité étonnante. Les Tchèques comme je vous le disais aiment bien leur confort : c’est une ville qui est très ‘safe’. Même si je sais que la criminalité existe, on peut se balader en tant que femme seule le soir sans craindre grand-chose. Enfin, on est à 1h15 de Paris en avion, à 3h de route de Vienne, à 1h30 de Dresde – disons qu’il y a tous les avantages à proximité de tous les autres pays d’Europe. »