CzechMarket #5 – « Ça a pris. Ça a pris très vite »

Jean-Pierre Hottinger, photo: Italsko-česká smíšená obchodní a průmyslová komora

Jean-Pierre Hottinger a 31 ans lorsque L’Oréal lui propose un pari alors jugé fou : développer des filiales de la marque dans les pays d’Europe centrale soudainement ouverts au monde. Ce jeune commercial qui n’en est plus à ses débuts travaille à ce moment-là chez Chanel, après avoir été responsable de vente chez Danone. Par ailleurs, il ne manque pas de préciser que, dans le cadre de son service national, il a été officier à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr. Aujourd’hui, Jean-Pierre Hottinger est juriste. Il habite toujours à Prague. Cet homme aux multiples casquettes est également un puits d’anecdotes, de quoi nous offrir un entretien haut en couleur, le cinquième de notre série consacrée aux Français présents sur le marché tchèque.

Jean-Pierre Hottinger,  photo: Italsko-česká smíšená obchodní a průmyslová komora
La trentaine florissante en ce début de décennie 1990, Jean-Pierre Hottinger travaille chez Chanel entre le Sud de la France et Paris, quand sa vie prend un virage à 90 degrés… à l’Est.

« Malgré ce qu’on croit, la Côte-d’Azur est quand même un endroit où on travaille beaucoup. J’étais donc chef de vente sur la région sud-est, puis au marketing à Paris, et là L’Oréal m’a fait une proposition… je n’en croyais pas mes oreilles : devenir un développeur dans les pays d’Europe centrale. »

« Alors, pourquoi moi – et c’est pour cela que je parlais de Saint-Cyr, c’est parce qu’à l’époque, comme le mur de Berlin venait tout juste de tomber, on – enfin ils ne savaient pas très bien si c’était du lard ou du cochon. Ils m’ont choisi parce que j’avais une certaine expertise dans la vente, le marketing et les langues – l’anglais et l’allemand puisque c’est une région germanophone –, et puis, il y avait ce côté militaire, boy-scout, qui peut se débrouiller dans toutes les situations. Faire des affaires à l’Est à l’époque, c’était assez sportif. Donc voilà, je suis arrivé le 1er mai 1991. »

Vous souvenez-vous de vos premières impressions, d’une image qui vous reste de votre arrivée à Prague ?

« Oui, quand on descend la route serpentine, on voit, ou plutôt on devine le Château, on voit la ville. Là ma première réflexion a été : ‘Ah, les communistes n’ont pas tout détruit’. »

Si je survole votre parcours des vingt-cinq dernières années, il semble que vous ayez travaillé pour beaucoup de groupes différents, mais une chose reste stable : vous avez toujours habité en République tchèque. Je me trompe ?

« Au départ, j’habitais à Paris et je voyageais dans les différents pays de mon secteur : la Roumanie, la Hongrie et la Tchécoslovaquie – puis République tchèque et Slovaquie, mais j’ai toujours eu un faible pour Prague. Prague m’a happé et j’y suis resté. »

Parlons de L’Oréal. Le luxe et la cosmétique sont des secteurs particuliers : on n’achète pas un rouge-à-lèvres comme un produit alimentaire. L’Oréal est une ‘marque’ qui vend des ‘produits’, or ces concepts étaient inconnus sous le communisme…

« C’est exact. Lorsque je suis arrivé ici, L’Oréal était un nom inconnu, et je me souviens très bien de la remarque d’un des prospects que nous sommes allés voir et qui a dit : ‘Monsieur, vous me dites que vous êtes numéro 1 mondial, mais le type avant vous m’a dit exactement la même chose.’ Donc il a fallu faire tout le travail de base pour arriver à la publicité, la télévision, et aussi à la formation du personnel dans les magasins. »

Avez-vous une anecdote au sujet de la formation ?

« Alors, quand on arrive dans un pays comme celui-là où il n’y a rien, même pas la culture commerciale, la première chose c’est de commencer à recruter – lorsque je suis arrivé je ne parlais pas le tchèque – pour qu’on puisse former, avec des concepts, etc. J’ai rencontré Hana Machková, la directrice de l’IFTG (l’Institut franco-tchèque de gestion qui forme depuis 1990 des étudiants francophone tchèques, ndrl). Elle m’a proposé de venir faire des entretiens à la VŠE (Université d’Economie de Prague) et j’ai vu une centaine de candidats. Moins de 2% étaient capables de parler un français courant, donc j’ai très rapidement compris que je devrais, moi, apprendre le tchèque (rires). »

Ce que vous avez fait…

« Ce que j’ai fait en moins de six mois. Deux heures tous les soirs après le travail, ce n’était pas évident et très fatigant, mais j’étais motivé. Donc pour trouver mes futurs cadres et mes futurs clients, puisqu’il n’y avait pas internet, pas d’annuaires, pas de database, et qu’en plus tous les systèmes de distribution avaient explosé avec la chute du communisme, j’ai organisé à l’Hôtel Atrium, aujourd’hui Hilton, une réunion à laquelle j’ai fait venir tous les étudiants volontaires de la VŠE. Je leur avais projeté à fond les ballons toutes les pubs de L’Oréal du monde entier. Au bout de vingt minutes, ils étaient sous le charme. Là, je leur ai fait une proposition : j’avais quadrillé une carte de Prague en fonction du nombre d’habitants par carreaux et je leur ai demandé de faire un recensement de tous les magasins, drogueries, alimentations. Ils étaient payés bien entendu, il y a eu un concours et, au final, j’en ai embauché un. »

Et vous souvenez-vous des premières campagnes de publicité ?

« Les première campagnes de pub à la télévision, bien sûr : c’était pour Plénitude et Elsève. C’était des pubs françaises traduites en tchèque, tout simplement. Je me souviens que le flacon de shampoing valait 130 kč à l’époque, ce qui était une somme énorme par rapport à ce que gagnaient les gens, puisque le salaire moyen était autour de 2500 kč. Mais il y avait l’attrait du produit étranger : les Tchèques en avaient un peu marre de leurs produits à eux qui n’étaient pas de très bonne qualité, il faut le reconnaître, et peu flatteurs au niveau du packeting. Elsève a priori s’adresse plutôt aux jeunes femmes, eh bien ça a pris, ça a pris très vite. »

« Avant nous, il y avait eu des campagnes très intenses de Procter & Gamble, cela nous mettait dans une dynamique des shampoing étrangers. On était arrivé relativement tôt sur le marché. Les premiers, comme d’habitude, c’était Procter. C’était notre expérience mondiale à l’époque : Procter arrive, puis nous, juste derrière. Procter rend les gens propres et nous on les parfume. »

Vous qui avez été présent aux tout débuts de L’Oréal en Tchécoslovaquie, est-ce que durant cette période déjà, 1991-1993, vous aviez repéré une évolution rapide des comportements de consommation envers la cosmétique ?

« C’était une époque où un mois était l’équivalent d’une année à l’Ouest. Les choses allaient très vite. C’était incroyable. On était dans une Porsche qui fonçait et il n’y avait pas de frein. Les comportements ont changé très rapidement, c’est-à-dire que les Tchécoslovaques, puis les Tchèques et les Slovaques à partir de 1993, ont consommé étranger quand ils le pouvaient. Ils n’avaient plus confiance dans leurs produits. »

La confiance ou l’envie ?

« L’envie, oui. Très rapidement, j’avais demandé à ce que nos produits soient traduits en tchèque, sur une contre-étiquette, ce qui était évidemment un pari gagnant puisque les Tchécoslovaques voulaient quand même savoir ce qu’ils achetaient. C’était très important, mais tout le monde ne l’avait pas compris. »

A propos de l’implantation de L’Oréal, avez-vous racheté une usine, des franchises ?

« D’abord, pour préciser les choses, il y avait deux clients traditionnels pendant le communisme, deux structures d’Etat qui permettaient d’importer des produits étrangers. Il y avait Tuzex, les magasins réservés à une certaine catégorie de citoyens où on pouvait trouver des produits L’Oréal, et Kotva. Ce sont deux structures dont nous avons hérité. Evidemment, en tant que développeur, mon rôle ce n’était pas celui de faire de l’export mais de développer le pays et, effectivement, la question de racheter une usine s’est posée. J’ai donc pris rendez-vous avec le ministre de l’Industrie de l’époque. C’était un vendredi matin, au mois de février 1992, on avait rendez-vous à 10 heures. J’arrive, j’attends et au bout de quinze minutes un assistant me dit : ‘Le ministre n’a pas pu vous attendre. Vous avez dit que vous étiez L’Oréal Paris et, comme il y a du brouillard ce matin, l’avion de Paris n’a pas pu atterrir. Le ministre est parti dans sa ‘chata’ (sa maison de campagne).’ Là, j’ai ouvert grand les yeux et je me suis dit : ‘Bon, eh bien on fera de l’importation (rires).’ »

« J’ai compris que ce n’était pas la peine de progresser, d’aller dans cette voie-là. Il fallait attendre que le système politique change. Ce qui était très curieux à l’époque, c’est qu’on discutait avec des gens qui n’avaient aucun pouvoir. »

Qui avait le pouvoir alors ?

« On était dans une période où tout se redistribuait, où tout se refaisait, où tout se cassait la figure, il y avait de nouvelles lois en permanence et, en fait, ceux qui avaient le pouvoir c’était les entrepreneurs. Ceux qui avaient une expérience professionnelle type capitalistique, c’étaient les apparatchiks – c’est du russe, qu’on pourrait traduire par ‘les barons du régime’ – dont certains avaient la possibilité d’avoir une société d’Etat mais bon… ils achetaient à l’étranger et se faisaient payer sur des comptes en Suisse ou à Vienne, et quand le Mur de Berlin est tombé, ils avaient les moyens nécessaires de recréer leur propre société. Pour ma part, c’était extraordinaire, j’avais carte blanche : L’Oréal ne m’avait pas imposé de limites dans les dépenses, j’avais la possibilité de tout faire pour mettre en place une filiale. »

C’est intéressant ce que vous dites car cela signifie que, du point de vue des grands groupes, l’Europe de l’Est était de toute façon un marché gagnant…

« En Hongrie j’ai eu l’honneur de participer à un conseil d’administration de L’Oréal délocalisé, que j’avais organisé moi-même. Les dix vice-présidents et Lindsay Owen-Jones, président directeur général de L’Oréal à l’époque, étaient venus à Budapest. Je suis passé à la fin, j’étais le dernier dans l’agenda, c’était donc au sujet de la Hongrie : ‘Qu’est-ce qu’on fait ?’ Nous, nous avions tous des doutes, sur le pouvoir d’achat, sur l’évolution, sur la politique. Mais la seule question de Lindsay Owen-Jones a été : ‘Qu’est-ce qui nous empêche de créer demain matin une filiale à Budapest ? – On y va.’ Et quand on y va, on y va. »

Vous n’étiez pas seulement responsable de l’implantation de L’Oréal en République tchèque mais responsable de développement en Europe centrale. L’implantation de L’Oréal en Hongrie s’est-elle faite de la même manière qu’en République tchèque ?

« J’ai commencé d’abord en Hongrie, puisqu’ici il fallait attendre que la législation évolue. La démarche a été tout à fait autre car, en Hongrie, les systèmes de distribution étaient restés en place et n’avaient pas explosé comme ici. En Hongrie, j’avais monté une production locale. A l’époque, on ne pouvait pas transférer de la monnaie, le forint n’était pas convertible. La seule façon de faire, c’était d’importer les matières premières et de produire localement. Mais cela n’a pas duré longtemps car très rapidement le forint est devenu convertible, et par la suite il a été créé une usine en Pologne qui produit pour toute la zone, encore aujourd’hui. »

« En Hongrie, il m’a fallu un an pour trouver une responsable de la filiale. C’est une dame qui travaillait chez Gedeon Richter et je l’ai convainque… cela n’a pas été facile ! … de lui faire abandonner une mentalité de fonctionnaire en lui disant : ‘Maintenant vous allez travailler soixante-dix heures par semaine mais vous allez devenir très riche’. Elle a réfléchi pendant une semaine, et elle a finalement sacrifié le tennis à 16 heures. J’ai passé des soirées entières à lui expliquer ce que c’est que l’inflation, la dévaluation, une structure de prix, le marketing… toutes les choses de base qu’on doit savoir quand on veut mener une affaire. Ici en République tchèque, c’était un peu différent car je suis tombé sur un ancien apparatchik, qui était déjà dans le business pendant le communisme. »

Finalement, pourquoi avez-vous quitté L’Oréal aussi rapidement ?

« J’étais donc en Hongrie. Au bout d’un an, l’affaire fonctionnait parfaitement. Pour la République tchèque, cela a été à peu près la même chose. Par deux fois, Lindsay Owen-Jones était venu, on avait fait le tour de la distribution et, quand j’étais en Hongrie, il m’avait dit : ‘Bravo Jean-Pierre, c’est bien. Alors, la République tchèque ?’, et puis quand ma mission ici était remplie, il m’avait dit : ‘Alors, la Roumanie ?’ (rires). J’ai réfléchi, puis j’ai quitté le groupe, et je suis resté ici car il y avait plein, plein, plein d’opportunités. »