Cinéma : « il nous faut être solidaires dans la guerre contre Hollywood »

Isabelle Giordano, photo: Patrick Swirc / uniFrance

Ancienne journaliste de télévision et de radio, Isabelle Giordano est aujourd’hui la directrice générale d’Unifrance, l'organisme chargé de la promotion du cinéma français dans le monde. Elle était de passage à Karlovy Vary pour le festival international du film qui s’est déroulé la semaine dernière. Au micro de Radio Prague, Isabelle Giordano est revenue sur les ambitions du cinéma français en République tchèque et sur les défis à relever dans le monde face à Hollywood.

Isabelle Giordano,  photo: Patrick Swirc / uniFrance
Bonjour Isabelle Giordano, vous avez conduit beaucoup plus d’entretiens que moi au cours de votre carrière de journaliste – par quelle question devrais-je commencer ?

« Pourquoi est-ce qu’on est ici ? Pourquoi est-ce qu’on aime tant le cinéma ? »

Très bien – pourquoi est-on ici ?

« Parce que le cinéma est très important. D’abord pour soi, pour la vie pour que les gens soient heureux et puis c’est aussi important pour l’industrie et l’économie. Dans un monde en crise comme le nôtre, dans cette vieille Europe, je pense que c’est important de continuer d’avoir des livres, de la culture, du cinéma… Même si ça ne créé pas autant d’emplois qu’on le souhaiterait et que cela ne suffira pas à faire redémarrer la croissance je pense que c’est très très important dans un contexte géopolitique bien particulier aujourd’hui, où nous sommes quand même coincés entre Hollywood et la Chine »

Et pourquoi à Karlovy Vary ?

« Je viens ici pour la première fois et découvre que ce festival est très populaire. On m’a dit qu’il y avait près de 200 000 spectateurs chaque année et effectivement les rues sont pleines de gens qui semblent aller de salle en salle. J’aime beaucoup cette gourmandise de cinéma, qu’on retrouve à Cannes mais dans un bazar différent. »

Photo: Kristýna Maková
« Et c’est un très bon marché pour nous les Français : la République tchèque sort à peu près 40 films français par an. Suivant les années il y a entre 300 000 et 400 000 Tchèques qui vont voir des films et c’est pour nous une des meilleures parts de marché de tout le bloc de l’Est. »

« J’avais très envie d’être ici un peu comme une observatrice pour voir un petit peu comment fonctionnait ce marché, pourquoi nos films avaient autant de succès, comment faire mieux, parce que le but d’Unifrance est aussi d’aider à vendre de plus en plus et faire en sorte que nos films soient visibles. Donc voilà, je suis ici pour voir si on ne peut pas faire peut-être encore plus d’affichage, de publicité, en tout cas donner le goût du cinéma français, qui comme vous le savez est très diversifié. »

Le cinéma français a connu une année 2012 exceptionnelle, c’était difficile de faire mieux après – où en est-on aujourd’hui ?

« C’est un petit peu comme quand il y a un grand cru et ensuite la gueule de bois… C’est vrai que sur une moyenne depuis dix ans nous avons su conserver entre 50 et 60 millions de spectateurs hors de France. L’année 2012 nous a permis de plus que doubler ce chiffre avec 145 millions de spectateurs dans le monde je crois, grâce à trois films : Intouchables, The Artist et Taken 2. Cela permettait de manière très symbolique de montrer que nous avions en France un cinéma de l’audace et de l’originalité. Ça s’est reproduit avec La vie d’Adèle, qui n’a cependant pas fait les scores d’Intouchables ou The Artist. »

« En même temps, j’y crois, je suis assez optimiste et je pense que si nous gardons notre part de marché on peut s’estimer heureux d’être le deuxième exportateur de films dans le monde. Mais tout ça se passe dans un contexte difficile et très concurrentiel, avec des salles art et essai qui ferment dans le centre de grandes capitales. Il nous est également très difficile de pénétrer sur les plateformes VOD comme ITunes et Netflix et c’est là aussi qu’aujourd’hui on voit le cinéma, pas seulement en salles. Donc beaucoup d’enjeux, mais cela rend ce travail passionnant. »

Deuxième exportateur mais très très loin derrière le premier, les Etats-Unis. Faut-il aujourd’hui développer de nouvelles stratégies vers l’Asie, vers la Chine ?

« Exactement. C’est vrai que par rapport aux Etats-Unis la France c’est un peu David contre Goliath. On essaie de garder ce que nous avons, mais je pense qu’on peut mieux faire et peut-être adopter une attitude peut-être plus offensive. Les Américains ont un marketing plus offensif que nous. J’étais récemment à Tokyo et j’ai vu la tournée asiatique de Transformers avec Michael Bay et c’est vrai qu’ils ratissent vraiment large en allant de ville en ville, de Séoul à Hong Kong… »

« Nous n’avons pas les mêmes moyens. Mais nous n’avons pas les mêmes histoires à raconter, pas les mêmes réalisateurs ni les mêmes acteurs. Je pense qu’on a des atouts, qu’on essaie de promouvoir avec vigueur et passion. »

« Avec Unifrance on essaie de conserver nos marchés matures que sont l’Amérique du Nord et l’Europe mais nous allons aussi essayer d’être plus présents sur des marchés émergents, par exemple en Asie du sud-est, le Mexique, le Brésil… »

Faites-vous des envieux auprès de collègues de pays voisins ? Parce que finalement la deuxième place ce n’est pas si mal…

« Des envieux je ne sais pas, je pense qu’on est assez solidaire entre Européens. Quand je vois mes collègues de German Film ou de Cinecittà Luce pour les Italiens on se parle et on sait que c’est une guerre collective qu’il faut mener soudés et solidaires. C’est vrai que c’est une guerre contre Hollywood même si on aime le cinéma hollywoodien. On n’a rien contre mais il faut vraiment qu’on essaie de préserver un certain nombre de parts de marché. »

« Ici à Karlovy Vary je constate qu’avec 60% la part de marché du cinéma américain en République tchèque est un petit peu plus basse que dans d’autres pays européens. Je suis très heureuse de voir que les Tchèques ont gardé aussi leur cinématographie assez vivante. Et on nous fait une belle place, on va essayer de voir comment faire en sorte que cela se reproduise dans d’autres pays – c’est un bon exemple pour nous ce qui se passe ici ! »

Il y a aussi un film français dans la compétition officielle

'Du goudron et des plumes'
« Oui, je suis très heureuse de soutenir Pascal Rabaté. Du goudron et des plumes est une belle comédie avec les meilleurs de nos acteurs, un état d’esprit que j’aime beaucoup. C’est une comédie mais qui raconte aussi un peu le monde d’aujourd’hui. »

Un peu comme Intouchables, film sur lequel vous avez écrit un livre ?

« Il y a un petit peu de la même veine qu’Intouchables : s’inspirer de drames sociaux, les tourner en dérision ou en faire une véritable comédie, je trouve que c’est une belle manière de raconter des histoires. J’étais totalement sous le charme d’Intouchables que j’ai vu plusieurs fois. J’y ai consacré un ouvrage parce que je voulais comprendre le phénomène sociologique, comprendre pourquoi les gens étaient passionnés par ce film qui a fait 50 millions d’entrées dans le monde. Je trouve que c’est un véritable phénomène de société et j’aime beaucoup quand le cinéma devient un phénomène de société. »

Il y a aussi des films qui marchent bien dans un pays et moins bien ailleurs – Paulette a très bien marché en Allemagne par exemple

« Paulette est un grand succès en Allemagne avec même des projets de remake je crois, en Espagne et au Portugal aussi. La cage dorée est un bon exemple aussi de réussite française. Nous avons des comédies originales avec certainement une manière à nous pour les raconter. »

Il y a eu un récent rapport parlementaire en France concernant le financement du cinéma national. On parle de l’export comme du parent pauvre du cinéma français. Est-ce difficile de faire du lobbying à votre niveau ?

« Bizarrement et typiquement en France cela se passe souvent comme ça : on est très reconnu à l’étranger mais en France il faut se battre pour exister et faire en sorte que l’exportation, comme l’a montré le rapport Bonnell, ne soit pas juste un parent pauvre. J’ai remarqué que c’était le cas dans d’autres industries. Il faut faire comprendre que l’international compte beaucoup aujourd’hui. Quand on fait un film et qu’on le finance en France, je pense qu’il faut toujours penser à l’international. »