Bande-dessinée : sur les traces de Graham Greene entre Vienne et Prague

'Le Coup de Prague', photo: Aire libre

Le Coup de Prague, ce n’est plus seulement le nom de l’épisode historique de la prise de pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie en février 1948 ; c’est désormais aussi une bande-dessinée parue récemment aux éditions Dupuis. Une histoire d’espionnage, saluée par la critique, à travers laquelle son scénariste, Jean-Luc Fromental, et son dessinateur Myles Hyman, nous entraînent sur les traces de l’écrivain britannique Graham Greene, entre Vienne et Prague.

Graham Greene et Le Troisième homme

Jean-Luc Fromental,  photo: Georges Seguin,  CC BY-SA 3.0
Graham Greene est un auteur à la vie pour le moins hors du commun, et pas seulement parce qu’il a un temps été espion, recruté au sein du MI6, les services de renseignements britanniques, par le célèbre agent double Kim Philby. Début 1948, l’écrivain-voyageur est à Vienne, officiellement pour faire des repérages pour le scénario du film Le Troisième homme, qui sortira sur les écrans un an plus tard et recevra le Grand Prix du festival de Cannes. Dans la foulée, il passe quelques jours à Prague, où il est censé rencontrer son éditeur catholique… Graham Greene, c’est le genre de profil qui fascine Jean-Luc Fromental :

« Ce qui me fascine avant tout, ce sont ces hommes qui inventent leur vie, à un double niveau. D’abord à un niveau réel, c’est-à-dire qu’ils s’inventent à eux-mêmes un parcours inédit, qui les amène à voyager partout, à vivre des vies qui ne ressemblent pas à celles de leurs semblables. D’autres parts, ce qui me fascine, c’est le fait d’inventer sa vie d’une façon littéraire, c’est-à-dire de ne pas dire exactement la vérité et de se ménager toujours des replis, des facettes et des personnalités. »

A lire Le Coup de Prague, on pourrait penser que c’est lui, Graham Greene, le personnage principal. Mais vous dites qu’en réalité c’est le film Le Troisième homme. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

'Le Coup de Prague',  photo: Aire libre
« C’est un peu une coquetterie. Je dis cela parce que, effectivement, c’est le voyage que Graham Greene a fait à Vienne et puis à Prague, qui est un élément important de ce voyage, en février 1948, donc jusqu’après la fin de la guerre, au moment où est en train de se cristalliser la guerre froide, pour aller faire les repérages de ce qui allait devenir le plus grand film noir d’après-guerre, qui est Le Troisième homme donc, qui m’a offert la possibilité de laisser passer mon imagination dans un certain nombre de trous qui existaient. »

C’est dans sa bibliothèque et sur internet, « comme un aventurier des temps modernes » dit-il, que Jean-Luc Fromental est parti à la recherche de la matière nécessaire pour s’engouffrer dans ces trous. En gardant toujours en toile de fond ce film mystérieux qu’est Le Troisième homme, dont la célèbre musique est d’ailleurs l’œuvre d’Anton Karas, un compositeur aux origines hongroises et tchèques.

Un séjour à Prague, en février 1948

Photo: Repro Hyman / Fromental,  'Le Coup de Prague' / Aire libre
Graham Greene a écrit seulement quelques lignes sur son voyage à Prague qui n’a duré qu’une semaine. C’était donc une zone d’ombre parfaite, d’autant plus que c’est la semaine où les communistes s’emparent du pouvoir en Tchécoslovaquie. Un événement connu sous le nom de Coup de Prague, un titre qui laisse entrevoir plusieurs sens possibles pour le lecteur. Jean-Luc Fromental :

« Il y a plein de coups de Prague en fait. C’est une expression consacrée qui a pas mal traîné dans l’histoire. Il y a la défenestration de Prague bien connue. Et le coup de Prague historique, ce qu’on appelle le Coup de Prague, c’est le basculement en février 1948 de la Tchécoslovaquie dans le giron de l’URSS, dans le cadre d’une révolution qui n’est pas une révolution brutale ou sanglante, qui est un soulèvement populaire calme. Cela fait partie de l’histoire et c’est une semaine que Greene est allé passer à Prague, juste en quittant Vienne. C’est-à-dire qu’en quittant Vienne, il s’est précipité à Prague. Donc, de là à imaginer que le dénouement de l’histoire, que j’imagine à Vienne, qui est une histoire d’espionnage, se joue à Prague, il n’y avait qu’un pas et c’était donc intéressant.

J’ajoute à cela qu’il y a chez Greene une dimension mystique importante puisque c’est un converti, un anglican qui s’est converti très jeune à la religion catholique. Pas pour ce qu’on imagine, c’est-à-dire pas seulement pour des raisons de foi et de choses comme cela, mais aussi parce que, je pense, cela a nourri son travail d’écrivain. Je voulais absolument faire entrer cette fibre-là, qui est également présente de façon assez discrète et sournoise dans le film Le Troisième homme, dans mon histoire. Et Prague, c’est la ville aux mille églises, aux mille clochers. C’était une espèce de capitale trempée de cela et qui est, en termes d’images, absolument sublime, parce que justement, ces espèces de clochers dressés vers le ciel comme des épées, c’est quelque chose de très inspirant. Prague, si l’on veut, c’est l’espèce de lieu final, où se déroule comme dans un western le duel de la fin, singulièrement dans une église. »

Photo: Repro Hyman / Fromental,  'Le Coup de Prague' / Aire libre
Il s’agit de l’église Saint-Nicolas, l’un des chefs-d’œuvre du baroque, qui est dans le quartier de Malá Strana. Pourquoi avoir intégré cette église à l’action ?

« C’est une église qui est située géographiquement parfaitement par rapport à là où je voulais la mettre. Et surtout, je ne suis jamais allé à Prague très curieusement, c’est une ville qui manque à mon répertoire. Et les promenades que j’ai vu faire sur internet m’ont montré une église qui était absolument parfaite justement, par son côté baroque et incroyablement riche en statuaire, en expressivité. Ce n’est pas du tout une église austère et donc c’était exactement ce que je voulais pour ce dénouement, qui est un peu une scène d’opéra, à la fois de western et d’opéra. C’était parfait pour moi et donc je me suis beaucoup renseigné et documenté sur Saint-Nicolas. Quand on est un scénariste ou un romancier, on cherche évidemment les lieux qui vont magnifier votre action, et là on était très heureux et je voulais donner cela à Myles Hyman qui est un dessinateur puissant et je pense qu’il s’en est tiré de façon assez remarquable. »

La « Mitteleuropa » et la langue en bande-dessinée

Photo: Repro Hyman / Fromental,  'Le Coup de Prague' / Aire libre
Miles Hyman, avec qui Jean-Luc Fromental collabore depuis quelques dizaines d’années, s’en tire effectivement avec les honneurs. Son dessin au fusain donne à sentir la fumée de cigarette et instaure une ambiance de film noir pour ces troubles années d’après-guerre en Europe centrale. Une région que les deux auteurs n’avaient jamais encore beaucoup approchée dans leur œuvre. Pour Jean-Luc Fromental, proposer à son dessinateur de partir explorer ce qu’il appelle la « Mitteleuropa », c’était aussi une forme de défi :

« Je travaille beaucoup avec des dessinateurs et j’ai un grand plaisir à essayer de les emmener un tout petit peu hors de leurs limites, c’est-à-dire de voir ce que cela donne si on les déporte un peu de ce qu’ils ont l’habitude de faire. Généralement le résultat est assez étonnant et excitant. Donc ça c’était la première idée. Ensuite, l’idée, qui a été aussi l’une des idées de base, c’est qu’on partait du film. Je suis fasciné par ce film, Le Troisième homme, et j’avais envie de réimporter le climat, extraordinaire, expressionniste qui est dans ce film dans la bande-dessinée. Myles m’a suivi là-dessus parce que c’était une idée qui lui faisait aussi très envie et qu’il partageait. »

Dans certaines pages du Coup de Prague, on trouve certaines phrases en tchèque… Comment les avez-vous trouvées ?

Photo: Repro Hyman / Fromental,  'Le Coup de Prague' / Aire libre
« Google Traduction. Et j’ai fait vérifier ensuite mais je ne suis pas persuadé qu’il n’y a pas des bêtises. Je ne peux pas assurer à 100% que c’est conforme au tchèque tel qu’il se parle. Je suis un adepte, sans en abuser, du son des langues dans la bande-dessinée. Je trouve cela très intéressant de donner parfois des langues que le lecteur ne comprend pas nécessairement, qu’on s’arrange pour les faire comprendre en les contextualisant, mais qui apportent une sorte de bande-son un peu particulière. »

Le Coup de Prague, qui ne nécessite pas une compréhension de la langue tchèque pour être lu et apprécié, est une bande-dessinée parue au mois d’avril dernier dans la collection Aire libre chez Dupuis.