Aurélie Morel : « En 1989, j’ai été fascinée par cette démocratie en marche »

Václav Havel, photo: ČT24

La bibliothèque Václav Havel à Prague accueillait lundi Aurélie Morel, auteure d’une pièce de théâtre intitulée Château Hippie. Une pièce qui se déroule juste après la révolution de velours, en Tchécoslovaquie, avec en toile de fond, le président Václav Havel invitant le musicien Frank Zappa à Prague, espérant en faire son ministre de la Culture. Les changements de la société tchécoslovaque, la démocratie en marche, les espoirs ou les regrets : toute la confusion des sentiments de cette époque extraordinaire au sens propre du terme est vue par le regard de deux personnages antinomiques, au travers de deux monologues. AK a rencontré Aurélie Morel qui lui a confié comment sa pièce allait puiser directement dans sa propre expérience de ces années post-révolutionnaires en Tchécoslovaquie.

Aurélie Morel,  photo: Site officel de la bibliothèque Václav Havel
Aurélie Morel, vous êtes à l’heure actuelle responsable de l’action culturelle pour le service de Lecture public de la ville de Courbevoie, mais cet emploi ne résume absolument pas le parcours intéressant que vous avez eu et qui vous lie à Prague et à la République tchèque. Car, on va en parler un peu plus tard, vous êtes l’auteur d’une pièce de théâtre intitulée Château hippie qui se déroule juste après la révolution de velours, en Tchécoslovaquie, avec Václav Havel et Frank Zappa en filigrane. Alors pour commencer, je vais vous demander, comment une jeune fille de 18 ans à peine se retrouve à Prague, en Tchécoslovaquie, un 27 décembre 1989, la veille de l’investiture de Václav Havel à la présidence de la Tchécoslovaquie post-communiste ?

« En fait, dans les années 1980, j’étais fascinée par cette autre Europe, inconnue, mystérieuse. A mes yeux, c’était la planète Mars. J’avais très envie de rencontrer des gens. A la fin des années 1980, le pays commençait à s’ouvrir et j’ai rencontré un Tchèque par des amis. Il y avait des chantiers internationaux en France et cet étudiant tchèque nous a tout de suite invités moi et mes amis, à venir à Prague. C’était pendant l’été. Il nous a raconté la situation, nous a dit qu’il voulait émigrer pour être photographe. Tout a basculé peu de temps après son retour. On est quand partis à Prague et on est arrivés dans une période totalement euphorique et agitée. Ma première nuit à Prague, je l’ai passée à la fac d’Albertov, dans un sac de couchage. »

Quelle était l’ambiance à votre arrivée ?

« J’ai pris le train de Paris et quand on est arrivés en Tchécoslovaquie, il y avait plein de petits papiers affichés partout dans la gare. C’était assez silencieux et calme, mais on sentait qu’il y avait quelque chose derrière. Il y avait une excitation palpable qui allait de pair avec une peur car mine de rien, les étudiants nous disaient que tant que Václav Havel ne serait pas investi dans ses fonctions de président, ils n’y croiraient pas. Il pouvait se passer n’importe quoi, d’ailleurs dans d’autres pays du bloc de l’Est, ça ne se passait pas bien. Il y avait une sorte de suspense. Dans la ville, je trouve qu’il y avait un décalage entre l’excitation des étudiants et les gens dans les rues qui étaient très calmes ce soir-là. »

Comment s’est déroulée votre semaine sur place ?

Václav Havel,  photo: ČT24
« J’ai fait la fête. J’ai bu, chanté dans toutes les langues, embrassé des tas de gens. C’était une fête permanente. Ça m’a tout de suite fait aimer ce pays, car les gens étaient complètement euphoriques. On buvait de la bière dans des pipettes à la fac de chimie, on est partis dans une maison à la campagne, on s’est retrouvés dans la rue, place de la Vieille-Ville où tout le monde chantait, faisait des farandoles. Les gens étaient contents aussi que des étrangers soient témoins des événements. C’était une grande semaine de fête. Ce qui m’a marquée aussi, c’est le concert de rock du groupe Psí Vojáci à la fac d’Albertov. »

Ce séjour est marquant pour vous, car vous êtes retournée plus tard dans le pays, pendant un an, entre 1992 et 1993…

« Ensuite j’y suis retournée un an et demi après. Mais rester une semaine, ce n’était pas assez… J’avais envie d’y retourner, d’y passer plus de temps pour observer tous les changements qui me semblaient passionnants. Je pense que tout cela faisait écho à quelque chose que j’ai toujours eu l’impression de rater dans mon enfance et ma jeunesse : Mai 68, que mes parents avaient fait. Je voulais voir tout cela, voir comment ça allait changer. En outre, en venant en 1989, j’ai découvert un monde avec des règles absurdes, des gens qui avaient grandi dans un univers totalement différent. Ça m’intéressait d’avoir leur regard sur ce qu’ils vivaient, sur l’installation de la démocratie et du capitalisme. C’est un regard que nous n’avons pas et qui manque. »

Vous parlez de Mai 68. Mais c’est vrai que ce n’est pas forcément comparable. Les soixante-huitards se battaient contre quelque chose que les Tchèques voulaient avoir : la démocratie occidentale…

« Oui, en 1968, et en 1989 aussi ils se sont battus pour cela. J’ai organisé aussi un événement en France au moment des 40 ans de Mai 68, en lisant des extraits de littérature tchèque sur ce qui c’était passé à Prague. Je voulais donner un regard inversé sur ce sujet, car je trouve qu’en France, ce n’est pas une histoire assez connue alors qu’elle gagne à l’être. On a beaucoup commémoré Mai 68 en France, mais en Tchécoslovaquie, c’était complètement autre chose. »

Pour revenir à votre séjour dans les années 1990, vous avez eu diverses activités marquantes : vous avez été DJ dans un club où vous passiez du rock français, vous avez animé une émission de radio sur le rock français sur Radio 1, la radio emblématique de la Révolution de velours…

Photo: Site officiel de Radio 1
« Effectivement. Elle a commencé à émettre au début des années 1990 à Letná, sous l’ancien monument à Staline remplacé par un métronome plus tard. Cette radio était très rock, je me retrouvais complètement dans son esprit. J’étais très fan de rock français indépendant. C’était intéressant de voir la réception qui pouvait en être faite car la musicalité du rock français est souvent décriée. Mais il y avait quelques groupes qui avaient du succès. »

Quand vous rentriez en France, que vous racontiez ce que vous viviez, pensez-vous qu’à l’époque, on comprenait ce qui se passait en Tchécoslovaquie ?

« Pas du tout. Quand je disais que je vivais là-bas, on me disait que j’étais vraiment très courageuse. Alors que pour moi, c’était les plus beaux moments de ma vie ! On me demandait si c’était calme parce qu’on pensait aux bombardements en Yougoslavie. Voilà la vision de France à l’époque. Dans ma génération en Tchécoslovaquie, il y avait énormément d’enthousiasme, totalement l’inverse de ce qu’il y avait à Paris où c’était plutôt ambiance chômage, ambiance morose. A Prague, tout était à faire, donc tout était beaucoup plus optimiste. C’est évidemment vrai pour cette génération-là. Je sais bien que pour d’autres personnes dans le pays c’était plus difficile et que tout n’était pas rose. »

Votre pièce Château hippie, était-ce une façon de montrer au public français ce qui s’est passé ?

« Oui ! Je pense vraiment qu’on a des leçons à tirer de cette révolution et d’une personnalité comme celle de Václav Havel. On n’a vraiment pas d’équivalent en France en ce moment… »

La pièce s’articule autour de deux personnages antinomiques, Jana, qui fait partie de l’équipe de Václav Havel au Château, et Gustav, un employé de la police secrète. Qu’est-ce qui les anime ?

Photo: Barbora Kmentová
« Jana est née de toutes les rencontres que j’ai pu faire à l’époque, ces étudiants qui étaient impliqués dans la Révolution de velours. Je me souviens qu’à l’époque on avait visité le Musée Gottwald à la gloire du communisme. On voulait voir ça, c’était tellement étrange pour nous. Les étudiants tchèques étaient étonnés qu’on veuille le voir. Finalement ils ont transformé la visite en mascarade en mettant des petits papiers partout. En même temps, les gens du musée étaient très sérieux, nous surveillaient… La légèreté des étudiants, leur conviction que tout allait changer, m’impressionnait. Surtout par contraste avec la lourdeur de la traversée de la frontière, le stress qui allait de pair, les miradors partout. Quelques années plus tard, j’ai lu des interviews d’anciens dignitaires du Parti communiste qui parlaient des dissidents comme de voyous, comme les désignait autrefois la presse de propagande, comme si tout cela n’était qu’une parenthèse et que tout allait rentrer dans l’ordre. J’ai été fascinée par le fait qu’ils soient ainsi restés dans leur logique, tant de temps après. C’est pour cela que j’ai eu envie d’écrire ce texte qui est devenu une pièce pour la scène. »

Quels sont les échos du public français à cette pièce ?

« Les gens découvrent tout. Aujourd’hui encore, 25 ans après, à ma grande surprise, ils sont toujours dans la découverte. Mais c’est une découverte positive. En général, Václav Havel, ça parle quand même aux gens. Mais sinon, ils connaissent en général le fait qu’il soit devenu président, mais pas ses écrits, ni son passé de dissident.

Qu’est-ce qui vous a fascinée dans cette époque-là ? Etait-ce cette démocratie qui se créait devant vous ?

« C’est cette démocratie en marche, la proximité du pouvoir avec un peuple. Ce sont des rapports qui ne sont pas du tout les mêmes en France, parce qu’on est un plus grand pays, on a ce côté ‘décorum’ très fort. Ce qui était intéressant, c’était cette nouvelle équipe au pouvoir qui avait une expérience totalement différente de celle des politiques en France, c’étaient des gens qui avaient vécu la prison, avaient été chassés de leur travail etc. Cette expérience différente faisait qu’ils avaient un regard différent sur le pouvoir. Ils avaient un recul intéressant sur l’exercice du pouvoir et ses limites. Cela pouvait donner naissance à une autre forme de pouvoir et de société. »