Architecture : le vin d’Europe centrale aussi a une robe très design

Photo: Site officiel de l'exposition Vin et architecture en Europe centrale

Quel amateur de bon vin a déjà fini son verre sans avoir prêté attention au nom du château dont il déguste le cru ? Vous avez dit « château » ? Que vous êtes donc vieux-jeu ! Le temps où « le » château du bordelais en imposait avec son style néoclassique est révolu : aujourd’hui, la vigne est « tendance » et devient le terrain de prédilection d’architectes visionnaires à travers le monde. À l’instar des villas modernes qui ont remplacé les fermes viticoles dans la Californie des années 1980 – et ainsi propulsé le vin californien dans le top des ventes internationales, les pays d’Europe centrale misent sur la publicité d’architectures contemporaines coquettes ou ambitieuses pour se faire, à leur tour, leur place sur le marché du vin. Un reportage d’Agnès Joyaut.

Le vin – et tout bon Français attaché au terroir le confirmera, c’est d’abord une terre et, associé à cette terre, un domaine. La propriété, par exemple plus communément appelée « château » dans le Bordelais, apparaît d’ailleurs souvent sur l’étiquette des bouteilles. Car les outils marketing n’ont pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour se développer : dès le XIXe, et en l’occurrence dans le Bordelais, le néoclassicisme fait vendre. Très en vogue pour son caractère épuré voire austère, le château néoclassique renvoie un gage de sérieux, et donc de qualité. L’engouement est tel que l’appellation « château » devient alors une mention à part entière, sans que ce terme n’ait plus nécessairement de lien avec la sémantique architecturale. Bref, le style d’un domaine viticole imprime directement sa marque au vin, et si le château XIXe fait toujours très chic, on voit se développer ces quinze dernières années un phénomène d’ordre mondial : faire appel à un architecte de renom pour « redesigner » sa propriété viticole et ainsi travailler à la réputation du domaine ou en asseoir le prestige.

Dan Merta,  photo: CT
« Pour vendre son vin, le propriétaire d’un vignoble peut tout aussi bien décider de participer à des foires que de faire de la communication diverse et variée, ou bien encore construire un beau bâtiment. De toute façon, d’un point de vue pratique, il doit y avoir un bâtiment. Donc, ce n’est pas plus mal si ce bâtiment est esthétique. »

Dan Merta, directeur de la Galerie d’architecture Jaroslav Fragner à Prague, a répondu au micro de Radio Prague aux questions que soulève l’exposition « Vin et architecture en Europe centrale » actuellement proposée à la galerie.

« La première question est évidemment de savoir si le vin est de qualité ou pas, ou si l’on ne boit du vin que pour sa quantité ! Il est clair qu’un mauvais vin dans un beau bâtiment ne se vendra pas. Maintenant, quand un investisseur ou un propriétaire investit dans un domaine, il faut que cela profite aux ventes. On voit ainsi apparaître une sorte d’architecture-sensation : les gens viennent y voir le procédé de fabrication du vin, puis le déguster. Il y a donc besoin d’espace pour toutes ces étapes, de la fabrication à la vente. D’un point de vue marketing, l’image du bâtiment est un élément fort : c’est un plus, une vraie publicité, on en parle dans les journaux, etc. »

C’est ainsi que, de l’Amérique à l’Europe en passant par l’Australie, on assiste ces dernières années à l’émergence de nouveaux chais très design ou à la modernisation de « châteaux » prestigieux ayant pris un coup de vieux. En France, Christian de Portzamparc signe ainsi en 2011 pour Cheval blanc, premier grand cru Saint-Emilion, un cellier aux allures de « vaisseau avant-gardiste », pour reprendre la métaphore du magazine L’Express. Cette création est alors une révolution dans le paysage viticole français. Pourtant, ailleurs en Europe, le phénomène a déjà une bonne dizaine d’années, et ce de surcroît dans des pays pas forcément considérés comme des hauts lieux du vin.

Photo: Site officiel de l'exposition Vin et architecture en Europe centrale
C’est le cas de l’Autriche où l’on a recensé une centaine de chantiers ces dix dernières années. L’Autriche est d’ailleurs le pays le plus représenté en nombre d’architectures exposées à la Galerie Fragner ces jours-ci. La raison de cette effervescence est cependant tout sauf flatteuse : en 1985 éclate en effet le scandale du diéthylène glycol, substance que les viticulteurs autrichiens avaient pris l’habitude d’ajouter au vin blanc pour le rendre plus doux ou pour transformer le vin sec en liquoreux. Pour tenter d’inverser la courbe des exportations alors au plus bas, des directives très strictes ont été mises en place parallèlement à une série de subventions destinées à la transformation du paysage viticole, et par là même, à celle de l’image du vin autrichien. Une politique qui a été un succès. Dan Merta explique :

« Cela s’est passé à une époque où l’on commençait à réfléchir aux liens entre architecture et vin, et où germaient les premiers vignobles modernes en Californie. Les viticulteurs autrichiens s’en sont donc inspirés. Et comme l’économie de l’Autriche est particulièrement basée sur le tourisme, la question de l’architecture des vignobles a donc été ancrée dans la politique globale du tourisme autrichien. Il y a eu des subventions publiques et cela s’est bien développé. Les viticulteurs se sont rendus compte à quel point l’architecture était bénéfique pour leur activité et ils ont commencé à renchérir sur qui aura le plus beau vignoble. »

En Europe centrale, les régions viticoles ont été dessinées du temps de l’Empire austro-hongrois. Celui-ci comprenait alors la région allemande de la Saxe au nord-ouest de la Bohême, et s’étendait au sud jusqu’à la province de Bolzano située aujourd’hui en Italie du Nord, et au sud-est à ce qui est devenu la Slovénie. Après la chute du régime communiste, Tchèques et Slovaques ont dû attendre plusieurs années avant que les investissements privés prennent le relais des coopératives viticoles alors mises à mal par la transformation économique des marchés. Aujourd’hui, la Slovaquie est reconnue pour ses excellents rosés et blancs secs, tandis que les meilleurs vins tchèques sont réputés pour venir de Moravie du Sud. C’est d’ailleurs dans cette région, adjacente à la frontière autrichienne, que sont apparues les premières perles tchèques de l’architecture viticole contemporaine. Dan Merta précise :

Sonberk,  photo: Site officiel de l'exposition Vin et architecture en Europe centrale
« Les quatre exemples tchèques présentés ici sont ceux dont les travaux sont aujourd’hui achevés. D’autres projets sont en cours, mais à l’heure actuelle seulement sur le papier. Parmi ces architectures exposées, je préfère Sonberk. C’est la première à avoir été réalisée et elle profite de l’un des meilleurs emplacements. Elle est surtout très intéressante d’un point de vue écologique, car elle est majoritairement construite en bois, ce qui lui donne aussi un côté sexy. »

Effectivement, le bâtiment viticole de Sonberk, qui s’étend tout en longueur, épouse parfaitement la nature environnante avec son toit ondulé qui récolte les pluies et s’ajuste aux vents. Construit en 2008 par Joseph Pleskot, un des grands noms de l’architecture tchèque contemporaine, cette bâtisse est un exemple type de la tendance actuelle, à savoir une architecture verte répondant aux codes incontournables du « durable ». Tandis qu’au XIXe siècle, les villas italiennes et autres châteaux français, espagnols et portugais rivalisaient de grandeur et de majesté, aujourd’hui la dimension des lieux s’accorde avec les impératifs écologiques et un souci de fonctionnalité. Une continuité demeure cependant : ces chantiers signés par de grands noms sont généralement engagés par des producteurs jouissant d’un certain prestige et donc capables d’en assumer les frais. En l’occurrence, la maison Sonberk vient de remporter le célèbre prix argentin Vinandino pour son Pálava cuvée 2011.

La cave U Modráka,  photo: Site officiel de l'exposition Vin et architecture en Europe centrale
Mais qui dit architecture contemporaine ne dit pas forcément mépris des traditions. Et dans le domaine du vin, Dieu sait combien importe la tradition. Or, c’est justement le respect de l’héritage et de l’histoire des lieux qui a motivé les architectes chargés de rénover la cave U Modráka, dans le village de Vrbovec à cinq kilomètres de la frontière autrichienne. Cette rénovation vient d’être récompensée du Grand Prix d’architecture 2013. Dan Merta :

« U Modráka a remporté le Grand Prix d’architecture, car sa rénovation a respecté la tradition des caves locales, et c’est ce lien entre tradition et modernité qui a plu au jury. Cette reconstruction est également représentative de la génération montante des architectes, car elle a été réalisée par des étudiants. Aucun motif moderne n’a été ajouté, et pourtant on y parle la langue architecturale contemporaine. »

La cave U Modráka,  photo: Site officiel de l'exposition Vin et architecture en Europe centrale
U Modráka n’est pas rattaché à un vignoble : c’est une petite cave servant aux dégustations, une particularité qui la situe donc hors-compétition, à côté des grands vignobles « redesignés » qui, eux, tendent à devenir des centres multifonctionnels. Car la culture du vin évolue de plus en plus vers les secteurs du loisir et de la relaxation, et il ne suffit plus aujourd’hui de déguster du vin dans des caves historiques. En effet, la transformation architecturale des domaines viticoles devient parfois l’occasion d’y établir un hôtel, un spa ou un restaurant haut-de-gamme. C’est le cas du vignoble slovène Zlati grič qui, en plus des services précités, dispose d’une galerie d’exposition et d’un terrain de golf au cœur de ses vignes. Architecte slovaque, maître de conférences aux Beaux-arts de Bratislava et directeur de l’Association des architectes slovaques, Ján Bahna rappelle, pour expliquer cette tendance, le caractère atypique du vin :

Zlati grič,  photo: Site officiel de l'exposition Vin et architecture en Europe centrale
« De nos jours, il est devenu compliqué et difficile de vendre du vin juste comme cela. Les viticulteurs doivent beaucoup faire autour du vin, surtout en termes d’image – vous nous direz comme pour n’importe quel produit, sauf que le vin a cette spécificité que vous ne pouvez pas le copier à l’identique et le produire à des milliers d’exemplaires. Chaque vin a sa particularité. »

Les producteurs de vin auront donc beau investir des millions dans l’allure de leur domaine, la vérité se trouvera toujours… au fond du verre.

Pour les curieux et les amateurs d’architecture (et de vin ! car on vous y servira un petit verre), l’exposition « Vin et architecture en Europe centrale » se tient à la Galerie Fragner jusqu’au 26 janvier, avant de poursuivre son cycle à Wroclaw (Pologne), Bratislava (Slovaquie) et Budapest (Hongrie).


Rediffusion du 14/01/2014