Une visite littéraire au château de Kynzvart

Le Congrès de Vienne qui a rétabli la paix en Europe, en 1815, après la chute de Napoléon, a été le chef-d'oeuvre diplomatique du prince Metternich. Cet aristocrate issu d'une vieille famille rhénane a réussi à recoller l'Europe brisée par les guerres napoléoniennes et à rétablir l'équilibre européen, tout en luttant contre les principes révolutionnaires qui surgissaient dans divers pays depuis la Grande Révolution française. Laissons aux historiens la tâche de juger la vie et l'oeuvre de ce chancelier autrichien qui a joué un rôle clé dans l'histoire européenne des premières décennies du XIXème siècle. Ce n'est pas Metternich - homme politique, mais Metternich - intellectuel et ami des livres, que je vous propose de présenter aujourd'hui. Je vous invite à une visite littéraire du château de Kynzvart en Bohême de l'Ouest, résidence préférée du chancelier, qui abrite encore aujourd'hui d'innombrables souvenirs de cet homme.

Kynzvart est une station thermale perdue dans les collines et les forêts de la Bohême de l'Ouest. Si vous y arrivez par train et que vous voulez visiter le château du prince Metternich, vous devez prendre une route qui se faufile entre des prés et des champs. Dans la mesure où vous vous approchez du château, le paysage change, les arbres deviennent plus grands et plus beaux et se rangent dans des allées. Puis on découvre les communs partiellement restaurés mais dont la partie délabrée ne manque pas d'aspect romantique et vous voilà devant la grille de la cour d'honneur du château. C'est une demeure aux dimensions moyennes dont les lignes simples et pures sont un des meilleurs exemples de ce que le style Empire a laissé en Bohême.

Admirablement restaurée, elle démontre aujourd'hui que le chancelier Metternich n'était pas seulement un grand homme d'Etat mais aussi un homme de goût. Le château se trouve sur un terrain légèrement incliné vers une petite vallée plate. C'est un grand parc à l'anglaise avec des prés, des bois, un ruisseau avec une cascade, des petits lacs, quelques rochers couverts de mousse, des statues, de petits pavillons perdus dans la verdure et des bancs solitaires qui invitent le promeneur à la rêverie. Sur un de ces bancs, sous un rocher avec vue sur un étang dit l'Etang noir, aimait s'asseoir Johann Wolfgang von Goethe. Le prince des poètes a visité le château à deux reprises dans les années 1818 et 1822. D'ailleurs, les souvenirs littéraires ne manquent pas dans cette demeure aristocratique ouverte à tous les arts. Entrons donc dans le château et visitons sa bibliothèque.


L'objet de notre visite nous oblige de laisser à part la suite des salons meublés avec un goût exquis dans le style Empire et "Biedermeier" et ornés de portraits représentant les membres de la famille Metternich qu'on doit aux grands noms de la peinture du début du XIXème siècle - Sir Thomas Lawrence, Sir Joshua Reynolds, François Gérard etc. On y trouve aussi de nombreux objets d'art de grande valeur qui ont été offerts au prince Metternich par les puissants de son temps. Passons aussi à côté de la grande salle qui abrite une belle collection de statues en marbre blanc d'Antonio Canova.

La bibliothèque
Nous n'allons nous arrêter qu'à la bibliothèque, une des plus importantes qui se soient conservées dans les demeures aristocratiques de Bohême. Elle compte 24 000 tomes, 160 manuscrits et 240 incunables. Les bases de cette bibliothèque ont été jetées déjà au XVIème siècle. Le noyau de la collection appartenait à l'archevêque Lothar von Metternich ayant vécu entre 1551 et 1623. Il a légué ses livres à ses neveux qui allaient acquérir par héritage le domaine de Kynzvart. Avec le temps, la bibliothèque s'enrichissait de nouvelles acquisitions et de dons précieux. Le chancelier Metternich, lui aussi, soignait bien sa bibliothèque. Après 1818, lorsqu'il a procédé aux travaux de remaniement du château, il a envoyé les livres à Vienne et ne les a réinstallés à Kynzvart qu'après la fin des travaux, dans une nouvelle aile du château, en 1835.

Aujourd'hui, on trouve sur les rayons de vieux textes théologiques, des livres d'auteurs grecques et latins, des ouvrages d'histoire, des biographies, des livres sur la héraldique et la numismatique, mais aussi des ouvrages encyclopédiques, des livres sur la géographie, sur le droit, l'économie, les sciences exactes et évidemment sur la politique et la diplomatie, car le maître des lieux, le chancelier Metternich, était, comme on le sait, un des plus grands diplomates de son temps. On peut dire sans exagérer que chaque spécialiste trouvera ici des ouvrages susceptibles de l'intéresser. Il y en qui sont d'une grande valeur. Parmi les manuscrits du XIIème siècle il y a, par exemple, deux lettres de la main de saint Bernard de Clairvaux, on y trouve une "Histoire de France" richement illuminée du XIVème siècle, le manuscrit de la Chronique de Magdebourg, de 1525, source d'informations historiques souvent citées, ou bien, un manuscrit du célèbre dramaturge espagnol Lope de Vega. La bibliothèque abrite aussi une collection de quelque 8000 gravures anciennes de valeur.


En visitant Prague l'écrivain était accompagné par sa fille Marie Alexandre. C'est grâce à cette femme charmante qui était peintre et poétesse que les rapports entre la famille Dumas et la Bohême ne se sont pas arrêtés là. Elle a connu à Paris l'ambassadeur autrichien Richard Metternich, fils du célèbre chancelier. Une amitié tendre et discrète est née entre Marie Alexandre et le diplomate autrichien. C'est au nom de cette amitié que Marie Alexandre a enrichi la collection des curiosités de Kynzvart par des objets précieux ayant appartenu à son père. Je ne veux pas vous fatiguer avec une énumération sans fin des joyaux de la bibliothèque de Kynzvart et je vous propose de passer, pour terminer cette visite, dans le cabinet des curiosités qui fait partie des collections du château et qui ne manque pas non plus de souvenirs littéraires. Parmi d'innombrables petits objets réunis dans le cabinet on trouve un bureau assez usé et égratigné qui n'attirerait sans doute pas beaucoup d'attention si ce n'était pas le bureau d'Alexandre Dumas. Le célèbre romancier ne s'est rendu en Bohême qu'une fois, en 1866. Il n'a passé qu'une journée à Prague en visitant le palais Wallenstein, car il préparait un roman sur la Guerre de Trente ans, roman qui devait raconter les exploits du généralissime Albrecht de Wallenstein.

On y trouve aujourd'hui le fauteuil du romancier et son bureau sur lequel on déchiffre non seulement des notes et des signatures d'Alexandre Dumas mais aussi des vers écrits par sa main qui lui ont été inspirés par les beautés de Venise. On y conserve aussi d'autres reliques dont une canne et une arme de chasse ayant appartenu à l'écrivain et une moulure en plâtre des mains du romancier et de sa fille. Et ce n'est pas tout. La plus grande surprise pour les archivistes est venue relativement tard. En 1949, on a découvert dans les archives de Kynzvart 345 manuscrits d'Alexandre Dumas relevant pratiquement de tous les domaines de ses activités littéraires. Parmi ces documents il y a un fragment de sa propre version de la tragédie Roméo et Juliette. C'est Marie Alexandre qui, se souvenant de son grand amour pour Richard de Metternich, a décidé, avant sa mort, d'envoyer les manuscrits de son père, donc ce qu'elle possédait de plus précieux, dans ce château de Bohême. C'est grâce à elle qu'il y a aujourd'hui à Kynzvart une partie importante de la succession littéraire du père des Trois mousquetaires.