Les tourneurs-fraiseurs des âmes humaines

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Staline considérait les écrivains comme « ingénieurs des âmes » et cette formule exprimait et définissait d’une façon très nette le rôle qu’il attribuait à la littérature. L’écrivain devait servir l’idéologie officielle et la propager par ses œuvres dans la population. Beaucoup d’écrivains en Union soviétique et dans d’autres pays communistes dont la Tchécoslovaquie ont accepté de jouer ce rôle. Ils étaient soutenus dans leurs efforts par les institutions officielles dont les bibliothèques publiques. C’est au rôle des bibliothèques et de leurs employés dans les années 1950 en Tchécoslovaquie qu’est consacré le livre que son auteur Petr Šámal a intitulé « Soustružníci lidských duší » qu’on pourrait traduire en français par « Les tourneurs-fraiseurs des âmes humaines ».

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Déjà dans l’entre-deux-guerres la Tchécoslovaquie était le pays des bibliothèques. Petr Šámal constate que grâce à une loi extrêmement progressive adoptée en 1919, les bibliothèques publiques devaient être ouvertes dans toutes les communes et la densité du réseau des bibliothèques dans le pays était donc unique au monde. L’approche du bibliothécaire vis-à-vis du lecteur se référait d’abord plutôt au modèle anglo-saxon et les bibliothèques lui proposaient un choix de livres relativement large. L’auteur ajoute cependant que cette attitude commence à changer dès les années trente lorsque le bibliothécaire commence à s’occuper beaucoup plus du lecteur, à l’accompagner dans le labyrinthe des livres, à le guider et à le cultiver :

« L’approche conservatrice du bibliothécaire qui commence à s’intéresser davantage au lecteur, a été encore accentuée après l’avènement du stalinisme. A cette époque cependant, les soins du bibliothécaire pour le lecteur ne sont plus une simple protection mais désormais le bibliothécaire est appelé à former le lecteur d’une certaine manière, à créer un homme nouveau, ce qui est aussi l’objectif de la politique culturelle stalinienne au tournant des années1950. »

Sous le communisme la mission principale de la littérature n’est pas esthétique mais persuasive. L’œuvre littéraire doit avant tout convaincre, mobiliser les gens afin qu’ils luttent avec enthousiasme pour un monde nouveau, pour un meilleur avenir. Et dans ce combat une place importante est réservée aux bibliothèques. Par le titre métaphorique de son livre « Les tourneurs-fraiseurs des âmes humaines », Petr Šámal évoque le système de gestion de la culture dans lequel« les bibliothécaires devaient utiliser leurs outils, c’est-à-dire les livres créés par les ingénieurs-écrivains, pour façonner le matériel humain et le remodeler afin de lui donner la forme de l’homme rêvé de l’avenir. » C’est ainsi que l’auteur évoque les changements survenus dans les bibliothèques publiques en Tchécoslovaquie après l’instauration du régime communiste :

Petr Šámal,  photo: ČT Art
« Au début des années 1950, les bibliothèques ont subi un changement radical. D’abord elles ont été soumises à une censure d’une ampleur sans précédent. A cette époque des centaines de milliers et mêmes des millions de livres ont été retirés des fonds de bibliothèques et ces innombrables livres de tous les genres devaient être remplacés par un choix relativement restreint d’ouvrages de la nouvelle culture. L’objectif était de faire lire les mêmes livres à tous les lecteurs pour les rapprocher de l’idéal de l’homme nouveau. On a donc élaboré des méthodes sophistiquées du travail de bibliothécaire qui devaient assurer que le lecteur n’apprenne dans les livres que ce qui était considéré comme souhaitable. »

On dresse donc de longues listes des livres qui doivent être liquidés et des auteurs qui doivent être oubliés. Petr Šámal reproduit ces listes dans un riche appareil de notes dans son livre. Le choix des ouvrages qui doivent être éradiqués des rayons des bibliothèques publiques est assez intéressant. Les livres sont condamnés pour les raisons idéologiques mais aussi esthétiques. Dans la première catégorie il y a des ouvrages aux tendances fascistes, ruralistes, colonialistes, racistes et pornographiques, dans la seconde catégorie il y a des auteurs décadents, formalistes, naturalistes et snobs. La censure frappe impitoyablement tous les ouvrages religieux et les livres des écrivains réticents ou passifs vis-à-vis du régime communiste mais aussi le genre populaire et la littérature de divertissement. Plus de la moitié de tous les ouvrages sur les listes sont qualifiés par les censeurs de « brak - mauvais genre » et parfois ils ajoutent d’autres spécifications comme « policier », « vieilli », « aventures », etc. Le lecteur socialiste doit s’intéresser avant tout au niveau idéologique de l’œuvre littéraire et chercher sa dimension politique actuelle. Et les bibliothécaires sont là pour le protéger contre la mauvaise littérature ce qui nécessite une épuration sans précédent dans les rayons des bibliothèques et aboutit à un immense lavage de cerveaux. Et Petr Šámal rappelle dans son livre qu’on leur demande encore plus :

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« La tendance de l’époque étant de faire toujours augmenter les statistiques et de dépasser les plans, les nombres de lecteurs sont toujours croissants. On se lançait aussi dans les initiatives pour attirer les lecteurs qui ne fréquentaient pas les bibliothèques publiques. Ce mouvement s’est développé notamment dans la commune de Tuchlovice près de la ville de Kladno où les bibliothécaires allaient jusqu’aux domiciles des habitants de la commune pour recruter de nouveaux lecteurs et pour distribuer parmi eux des livres évidement convenables. »

Ces ambassadeurs de la culture socialiste déploient même une certaine diplomatie pour acquérir de nouveaux lecteurs. Selon certains conseils méthodologiques il faut donner d’abord aux lecteurs les livres auxquels ils sont habitués, par exemple Jack London, et peu à peu les orienter vers la littérature répondant mieux aux critères de la nouvelle culture. Les bibliothèques sont appelées à participer à des concours publics et à rivaliser entre elles pour parvenir toutes au même niveau, car les autorités souhaitent que toutes les bibliothèques travaillent de la même façon. Le concours intitulé « Nous créons une bibliothèque populaire exemplaire » doit dresser un idéal qu’il faut atteindre. Selon Petr Šámal ce n’est pas toujours facile à cause de la passivité ou même de la réticence de certains bibliothécaires :

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« Les sources de l’époque révèlent que les bibliothèques publiques n’adoptaient pas toutes ce qu’on appelait une ‘attitude souhaitable’. En effet, certains bibliothécaires montraient peu de zèle pour appliquer les consignes selon lesquelles les livres inconvenants devaient être retirés des fonds. Encore au début des années 1960, nous trouvons des informations selon lesquelles, dans tel ou tel village perdu, la bibliothèque publique continue à garder dans ses fonds des romans populaires, cette littérature de mauvais genre qui devait être liquidée depuis longtemps. »

Difficile de dire aujourd’hui combien de livres ont été retirés des fonds et liquidés à cette époque. Selon des sources qui restent à vérifier, entre les années 1948 et 1955 les épurateurs des bibliothèques ont réussi à liquider et envoyer au pilon près de 27 millions de livres. D’autres ouvrages ont été réunis dans des fonds spéciaux interdits au public. Certains de ces fonds se sont conservés jusqu’à la libéralisation politique des années soixante et ont été remis à la disposition des lecteurs.

'Une trop bruyante solitude',  photo: Mladá fronta
Dans son roman « Une trop bruyante solitude » Bohumil Hrabal s’inspire de son propre vécu et évoque la période où il travaillait dans un centre de collecte de vieux papiers et faisait écraser dans une machine hydraulique les livres condamnés par le régime communiste. Le héros du roman, Hanťa, en écrase beaucoup dans sa machine mais il les aime aussi et les collectionne. Il est le fossoyeur de ces livres martyres, mais il est également leur monument funéraire, parce que les livres qu’il a écrasés, ont laissé une empreinte en lui et dans son âme. Il ira jusqu’à partager leur sort. Au moment où la nouvelle technique sophistiquée remplace sa machine hydraulique et le vieux Hanťa devient inutile, il finit ses jours avec ses livres bien aimés au fond de la vieille presse.

Dans les années cinquante les livres stigmatisés ne pouvaient pas être vendus même dans les bouquineries. Les seuls refuges qui sont restés à la littérature échappée à la censure étaient les bibliothèques privées. Ces bibliothèques de famille protégées par le silence de leurs propriétaires sont devenues donc de petits foyers de la liberté spirituelle. Certains propriétaires gardaient jalousement leurs trésors, d’autres les prêtaient à des amis et connaissances. C’est grâce à ces livres usés qui passaient de main en main que la liberté spirituelle et l’esprit de résistance pouvaient survivre même pendant cette période de la dictature idéologique.

(Le livre « Soustružníci lidských duší - Les tourneurs-fraiseurs des âmes humaines » de Petr Šámal est sorti aux éditions Academia.)