Les multiples identités de Kveta Legatova

"Un début littéraire fascinant d'un auteur de 82 ans,"écrivait le journal Lidove noviny en 2001, au lendemain de la parution du recueil de contes Zelary signé Kveta Legatova. L'auteur de l'article faisait là une erreur monumentale. Il s'est fait avoir par l'auteur du livre Zelary, une femme octogénaire qui avait écrit pendant presque toute sa vie et s'était cachée, non sans malice, sous de divers pseudonymes littéraires.

Le prix d'Etat de littérature pour son livre Zelary, sa nouvelle Hanule à Joza portée à l'écran et nominée aux Oscars, les réactions très positives de la critique littéraire, tout cela a tiré de l'anonymat une nouvelliste peu commune. Kveta Legatova, alias Vera Podhorna ne sont que les noms de guerre de Vera Hofmanova, née en 1919 et ayant passé sa jeunesse à Brno, chef-lieu de Moravie. Elle a révélé le secret de ses origines et de ses pseudonymes au micro de Vilem Faltynek.

"J'ai commencé à écrire pratiquement dans mon enfance. Quand j'étais au lycée, j'écrivais des sketches. Je voulais devenir dramaturge et même satiriste, mais il faut dire que j'étais complètement dépourvue d'ambition. J'étais pourtant toujours attirée vers le drame et la satire. J'écrivais donc de très courts textes dramatiques, les sketches. En ce temps-là c'était à la mode. Un jour, mon père s'est mis en colère, il a pris mes sketches et les a amenés à la radio. A cette époque il y a avaient deux responsables du programme, Kozik et Chalupa. Ils ont jeté un coup d'oeil sur mes textes et ont dit: "M. Hofman nous allons le diffuser." Mon père est venu donc à la maison et m'a dit: "Ils vont te le diffuser". J'en étais complètement épouvantée. Je tremblais comme une feuille. Je n'avais pas prévu ça. J'en avais tout simplement peur. Puis mon père a reçu une lettre: "M. Hofman nous devons vous parler." Alors il est venu à la radio, et ils lui ont dit: "Ecoutez, vous affirmez que ces textes sont écrits par votre fille, alors nous voulons contacter votre fille. " Ils ne croyaient pas à l'existence d'une fille. Ils pensaient que les sketches avait été écrits par mon père, et qu'il en avait honte. Alors j'y suis allée. Ils m'ont reçu très aimablement, mais ils se sont bien amusés en me voyant. J'étais complètement effarée, je regardais tous ces appareils compliqués de la radio avec les yeux qui me sortaient de la tête comme des balles de tennis. C'était terrible. Nous avons fini quand même par devenir amis, et je me suis dit: " J'en ai marre. Suis-je obligée de me présenter sous mon propre nom et d'être la risée des enfants de ma classe?" Alors j'ai demandé à ma meilleure amie, Jarka Podhorna, si je pouvais écrire quelque chose à la radio sous son nom. Jarka a pouffé de rire et m'a donné son accord sans problème, parce qu'elle ne me croyait pas du tout. Mais j'ai insisté: "C'est promis?" Et c'est ainsi qu'est née Vera Podhorna."


Après les études des langues tchèque et allemande, interrompues par la Deuxième guerre mondiale et achevées en 1947, Vera Hofmanova se lance encore dans les sciences exactes et étudie les mathématiques et la physique à la faculté de pédagogie à Brno. Considérée comme un cas "problématique" par le régime communiste, elle s'en va enseigner à la campagne et, pendant quelque temps, elle est institutrice à l'école de Stary Hrozenkov en Slovaquie morave. Cette période de sa vie la marquera profondément et lui permettra de brosser dans ses nouvelles des portraits des gens de la campagne, haut en couleur et pleins de vie.

"Là les caractères ont les contours comme taillés dans la pierre, dira-t-elle. Ailleurs les caractères deviennent beaucoup plus vagues. Je pourrais vous parler longuement de toute une galerie de personnages. Je pourrais même choisir parmi mes collègues, mes élèves, mes voisins, et cela donnerait autant de récits à raconter. Cela m'intéresse énormément. Je pourrais écrire avec les mains et avec les pieds, s'il ne s'agissait que de cela ..."


A partir de 1954, Vera Hofmanova enseigne les mathématiques, la physique, l'allemand et le tchèque à l'Ecole secondaire pour les bibliothécaires à Brno. Elle y restera jusqu'à 1978, mais elle partagera sa vie entre l'école et la création littéraire. C'est par le pseudonyme Vera Podhorna qu'elle signe, en 1957, le recueil de contes intitulé"Les esquisses" et, en 1961, on trouve dans les librairies son roman "Korda Dabrova". Déjà à cette époque là, ses oeuvres ne passent pas inaperçues et attirent l'attention de la critique littéraire. Elle poursuit aussi son travail de dramaturge de la radio. Entre 1963 et 1998, elle écrit pour la radio au moins 14 textes dramatiques et 2 pièces pour la télévision. Une des pièces conçues pour la radio sera adaptée et montée par le théâtre de Kosice en Slovaquie. Mais la consécration et la notoriété véritable n'arriveront qu'après la parution du recueil Zelary et le succès de la nouvelle Hanule à Joza.

"Le recueil de nouvelles, Zelary, a été écrit il y a trente à quarante ans. Plus tard, j'ai été obligée de le réécrire. En ce qui concerne la nouvelle Hanule à Joza, je l'ai écrite à 80 ans, dans les années 1990, pour participer à un concours. Je l'ai créée comme un conte de concours, lorsque la fondation Milos Havel a lancé un concours de scénarios de films. Je me suis dit: et si tu choisissais une nouvelle dans un livre déjà écrit il y a 30 ans, et si tu l'envoyais au concours? Et puis j'ai changé d'avis, et j'ai décidé d'écrire quelque chose de nouveau. Je me suis dit que je pourrais encore écrire sur la fin de la guerre etc. Alors j'ai écrit cette nouvelle Hanule à Joza."

Zelary est un recueil de neuf nouvelles situées dans un village perdu dans le massif des Beskydes en Moravie du nord, dans les années 1920 et 1930, donc dans la période de la Première république tchécoslovaque. Les nouvelles sont liées par les personnages qui passent d'un conte à l'autre. Cette méthode permet à Kveta Legatova de jeter des regards différents et en quelque sorte complémentaires sur les destins de ses héros populaires et d'attirer l'attention du lecteur sur les différentes facettes de leurs caractères. La vie de ces gens est dure, souvent tragique, paralysée par la misère et les préjugés. La façon dont l'auteur décrit leurs avatars est réaliste, le ton est presque froid, loin de toute sentimentalité. Et, pourtant, le lecteur sent quelque part sous le réalisme implacable de ce texte, une profonde compréhension, une sympathie de l'auteur pour ses gens éprouvés par le sort et se laisse emporter, finalement, par la poésie sobre et profonde jaillissant de ces nouvelles. La critique remarque souvent que les contes de Kveta Legatova se situent dans la proximité du naturalisme des auteurs d'inspiration ethnographique et folklorique, de la lisière des XIXème et XXème siècles, mais que son élan, son rythme et sa composition sont tout à fait actuels.

"On affirme que le récit, l'histoire désertent la littérature moderne, écrit la critique Marie Homolova à propos de Zelary. Ici, il y en a, et pas une seule histoire. C'est toute une série de récits, authentiques, passionnés, tragiques. Comme si le lecteur plongeait dans les temps où la vie était peut-être cruelle, mais toujours humaine."