Les cités dortoirs tchèques sur le point d’être réhabilitées

'Quand l’utopie devient réalité', photo: Facebook de Paneláci

Les silhouettes des barres d’immeubles et des tours sont typiques pour les banlieues de la majorité des villes tchèques. Lors de la chute du communisme en Tchécoslovaquie en 1989, il semblait que le glas sonnait pour ces cités dortoirs en panneaux préfabriqués et certaines voix radicales appelaient à leur démolition. Aujourd’hui ces édifices nous abritent toujours, nos vies se déroulent toujours dans leurs décors et cela ne changera probablement pas même dans l’avenir. Dans le livre intitulé « Quand l’utopie devient réalité – Když se utopie stane skutečností », son auteure Lucie Zadražilová cherche à cerner le phénomène des quartiers résidentiels tchécoslovaques construits entre 1953 et 1989 et apporte un regard objectif sur ce chapitre de l’évolution de l’architecture tchécoslovaque que nous croyons parfois connaître mais qui nous échappe à cause de nombreuses idées reçues.

'Quand l’utopie devient réalité',  photo: Arbor vitae
Trois millions d’habitants tchèques vivent dans les quartiers en panneaux préfabriqués auxquels Lucie Zadražilová a consacré son ouvrage :

« J’ai divisé mon livre en trois chapitres. Dans le premier chapitre, que j’ai intitulé ‘L’utopie’, j’évoque les origines de cette problématique et l’idée utopique de l’avant-garde internationale dans les années vingt et trente de loger tous les gens sans différence dans des appartements de même qualité. Le deuxième chapitre est consacré à la situation en Tchécoslovaquie après la Deuxième Guerre mondiale… »

L’auteure cherche à situer les tours et les barres d’immeubles en panneaux préfabriqués dans les différents contextes pour permettre au lecteur de se faire une idée objective sur ce phénomène considéré souvent comme une anomalie de l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle. Elle rappelle les racines historiques de cette forme d’habitation qui est basée sur les idées de la Charte d’Athènes lancée en 1933. C’est dans ce document retravaillé par la suite et intitulé « La Ville fonctionnelle » que Le Corbusier a formulé les principes de la planification et de la construction de la ville moderne idéale. Selon ce concept, les architectes de villes nouvelles devraient créer les zones indépendantes pour les quatre fonctions – la vie, le travail, les loisirs et les moyens de transports.

L’architecture et l’urbanisme d’après-guerre ont été profondément marqués par cette conception appliquée entre autres lors de la construction de Brasilia, la nouvelle capitale du Brésil. Ces principes ont joué un rôle important aussi lors de la planification et la construction de nouveaux quartiers résidentiels dans toute l’Europe, y compris la Tchécoslovaquie communiste. Pour des raisons politiques et économiques leur application est restée cependant loin de l’idéal. Il n’en est pas moins vrai que les barres d’immeubles en préfabriqués qui entourent aujourd’hui les centres historiques de la majorité des villes tchèques, doivent leur existence en partie au projet visionnaire de Le Corbusier. Lucie Zadražilová constate que leur aspect changeait avec le temps :

'Quand l’utopie devient réalité',  photo: Facebook de Paneláci
« Les quartiers de barres d’immeubles en République tchèque peuvent être divisés en plusieurs générations. Nous pouvons dire que différents types de ces cités existaient dans les années cinquante, soixante, soixante-dix et quatre-vingts du XXe siècle. C’est la révolution de velours en 1989 qui a mis fin à ce genre d’urbanisme. Et dans chacune de ces générations nous pouvons trouver certains aspects communs. Tout cela était bien sûr lié à l’évolution politique et sociale en Tchécoslovaquie. Et c’est l’évolution des technologies qui a été aussi très importante, bien entendu. »

Pendant les quatre décennies de son existence le régime communiste a lutté sans succès contre la pénurie de logement et cherchait les méthodes les plus rapides et les plus économiques pour loger la population des villes. La construction d’immeubles en panneaux de béton préfabriqués a été bientôt adoptée comme une technologie conforme aux besoins des masses. Selon une étude d’Ondřej Špaček de la faculté des Sciences sociales de l’université Charles de Prague, entre 1971 et 1990, 84 % des nouveaux logements ont été construits de cette façon et aujourd’hui 30 % des appartements en République tchèque se trouvent dans ce genre d’immeuble. Les conditions de vie dans ces cités ont été souvent critiquées pour leur manque d’infrastructures, leur monotonie et leur fadeur. Ces critiques sont justifiées, mais elles ont aussi fait naître de nombreuses idées préconçues qui ne correspondent plus tout à fait à la réalité. Lucie Zadražilová suit l’évolution dans ces quartiers en préfabriqué et les mythes les concernant qui circulent dans la population depuis une quinzaine d’années :

'Quand l’utopie devient réalité',  photo: Facebook de Paneláci
« Il me semble qu’à l’époque, donc il y a quinze ans, il y avait plus de mythes sur la vie dans ces quartiers. On disait que les gens dans ces quartiers n’étaient pas contents, qu’il n’y avait pas de vie sociale et que les habitants de ces immeubles étaient malheureux. Je pense que maintenant, il est temps de cesser de parler des mythes et de procéder à une analyse sérieuse de ce thème, si possible de plusieurs points de vue et de façon interdisciplinaire, pour faire en sorte de rassembler une somme de données. »

C’est aussi sans doute une des raisons pour lesquelles Lucie Zadražilová a écrit son livre. Elle démontre que ni l’architecture, ni la vie dans ces cités dortoirs n’ont été aussi mauvaises qu’on le prétendait et qu’il serait injuste de nier la valeur architecturale et urbanistique de certaines entre elles. Dans les années soixante l’euphorie due à la libéralisation politique, s’est manifestée aussi dans la qualité de l’architecture des quartiers d’habitation. En revanche, dans la période suivant l’écrasement du Printemps de Prague en 1968, celle de « la normalisation », les nouveaux quartiers poussaient rapidement un peu partout mais les bâtisseurs privilégiaient la quantité à la qualité. La standardisation et la préfabrication sont devenues formules magiques de la nouvelle architecture. Un renouveau, une humanisation des quartiers résidentiels, n’a commencé à s’imposer que dès les années 1980. Lucie Zadražilová explique que c’était une sorte de retour à la ville traditionnelle :

'Quand l’utopie devient réalité',  photo: Facebook de Paneláci
« L’idée de ce genre de quartier est née avec le fonctionnalisme et sa nouvelle conception de l’urbanisme. Les fonctionnalistes radicaux rejetaient la ville traditionnelle avec le système des rues, des ruelles et des places. Et dans les années 1980 nos architectes ont commencé à revenir à l’inspiration par la ville traditionnelle, aux dimensions réduites, à l’alternance des espaces publics et privés. Ils cherchaient à créer des quartiers ayant un visage, des quartiers typiques et caractéristiques d’une certaine façon, avec lesquels les habitants pourraient sympathiser. Il ne s’agissait pas donc que des barres d’immeubles gris mais d’un milieu aux dimensions humaines et à l’aspect plus agréable. »

Aujourd’hui il y a beaucoup d’adversaires mais aussi beaucoup de défenseurs des barres d’habitations. L’architecture en panneaux préfabriqués est une partie incontournable du paysage tchèque et de la vie de ses habitants. Heureusement, pendant des dizaines d’années ces immeubles n’ont pas été réservés seulement aux locataires à faible revenu. Habiter dans un de ces immeubles n’était pas considéré comme socialement dégradant. Des ouvriers cohabitaient dans ces maisons avec des ingénieurs et des médecins. Ce n’étaient pas des HLM, c’est à dire des habitations à loyer modéré classiques, car le loyer y était en général plus élevé que dans les maisons plus anciennes. Cela a sauvé sans doute la majorité de ces quartiers de la ghéttoïsation et de la désertion des locataires, phénomènes typiques pour les banlieues de grandes villes de nombreux pays.

Photo: Barbora Kmentová
Aujourd’hui, beaucoup d’appartements dans ces cités sont privatisés ou font partie de coopératives d’habitation et les immeubles ont changé d’aspect. Plus de grisaille communiste, beaucoup de bâtiments ont des façades flambant neuves et couvertes d’isolation thermique. Parfois les couleurs de ces nouvelles façades sont même trop voyantes. De grands arbres ont poussé dans ces quartiers et les terrains entre les maisons, jadis désertiques, ressemblent aujourd’hui souvent à des parcs. Les appels à la démolition de ces bâtiments deviennent donc de plus en plus rares, et nous nous faisons à l’idée que les barres d’immeubles continueront à faire partie de nos vies. Leurs défenseurs leur vouent un véritable culte et sont au moins aussi nombreux que leurs détracteurs. Parmi eux il y a même plusieurs artistes qui y ont trouvé de l’inspiration. Lucie Zadražilová conclue :

« L’époque de la construction des quartiers des bâtiments en panneaux préfabriqués est probablement révolue. Ce qui reste très actuel cependant, c’est la question de savoir comment et de quelle manière construire des logements pour les larges couches d’habitants, c’est-à-dire pour les gens aux revenus modestes et moyens. Cette question reste donc ouverte. Souvent j’entends l’opinion qu’actuellement on ne construit rien d’intéressant, qu’il n’y a pas une alternative valable à ces cités en panneaux préfabriqués où un grand pourcentage d’habitants de Tchécoslovaquie ont trouvé leur foyer. »