Les amitiés surréalistes

Vitezslav Nezval - 1919

"Nous fûmes les témoins d'une époque à laquelle on aura peine à croire dans cent ans." C'est ainsi que parle le poète tchèque, Vitezslav Nezval, dans les premières années de son activité littéraire. Il ne sait pas encore ce que le destin lui prépare, il ne sait pas que lui, le poète révolutionnaire, le chantre de la liberté, deviendra un jour personnage très officiel, encensé par les autorités d'un Etat totalitaire, mais il ne sait pas non plus qu'il vivra ce qu'on pourrait appeler l'aventure surréaliste.

Déjà dans les années 20 du 20ème siècle, une association artistique appelée Devetsil existait à Prague et réunissait les jeunes poètes et intellectuels qui sentaient que le monde en mouvement ne pouvait pas être exprimé par les moyens vieillis, qu'il fallait inventer un nouveau langage, une nouvelle poésie. Ils voulaient comprendre, absorber la réalité du monde, ils voulaient croire à la réalité et en tirer les images les plus fantastiques. Pour cela, ils ont inventé un nouveau mouvement artistique qu'ils ont appelé "poétisme". Ils ne savaient pas encore, et plus tard ils ne voulaient pas savoir, combien leurs concepts ressemblaient à ceux d'un autre groupe de novateurs, qui se formait parallèlement à Paris, et qui inventait le surréalisme. Il y avait bien sûr quelques différences de taille. Les poétistes, par exemple, tendaient à cultiver le lyrisme conscient, tandis que les surréalistes basaient leur inspiration sur le rêve. Et pourtant combien d'inspiration onirique on trouvait dans certains poèmes tchèques, et combien de motifs bien réels dans les poèmes surréalistes. Les deux mouvement tiraient la poésie de la confrontation des objets, des personnages et des situations incompatibles ou du moins jugées comme tels, les deux mouvements étaient fortement influencés par le marxisme.

Bientôt, dans le groupe tchèque qui réunissait la fine fleure de l'avant-garde pragoise, une grande figure a commencé à se détacher. C'était Vitezslav Nezval, jeune poète venu de Moravie et virtuose doué d'un talent de transformer les paroles en musique. Néanmoins, il ne voulait pas réduire sa poésie à la réalisation de la célèbre devise de Verlaine "De la musique avant toute chose". Il avait un dessein beaucoup plus ambitieux, désirant que ses vers atteignent le fond même de l'âme. En 1927, il a écrit le poème Edison qui allait devenir bientôt célèbre et qui a été typique pour les tendances du Nezval des années vingt. "...on désigne improprement sous le terme de poétisme une variante tchèque du surréalisme dont Nezval fut en Tchécoslovaquie le principal représentant, "écrit François Kérel, traducteur français de Nezval. Mais par la charge explosive de ses images, la poésie de Nezval dans ce qu'elle a de meilleur, réduit en miettes les cadres étriqués des écoles et des dogmes. Dans Edison, le thème de la solitude et de la mort alterne avec l'exaltation de la joie, de l'aventure, de la création: poésie spontanée, jamais refléxive, immédiate, jamais raisonnée et qui semble jaillir du sol. Poésie où le moderne s'affirme par le concret." Ajoutons à ces paroles de François Kérel un passage de sa traduction du poème de Nezval trahissant la soif de la vie, mais aussi la volonté du poète de rendre poétique jusqu'au plus infime détail de la réalité quotidienne.

Des milliers de gens mènent leur petite vie

Ce n'est pas du travail c'est de la poésie

Encore un jour cueillir en rêve les lilas

Encore un jour s'attabler au café Slavia

Encore un jour marcher encore un jour s'asseoir

Encore un jour prendre son petit café noir

Encore un jour veiller ne plus être certain

Encore un jour brûler ce qui nous tombe sous la main

Encore un jour entendre les notes d'un pleur

Voir encore une fois son ombre l'ombre d'un joueur


"Je ne suis pas partisan du surréalisme et je n'envisage pas de gratter brutalement de mon intellect la couche qui transforme le verre en miroir. Et rien ne me pousse non plus à promener mon miroir le long du chemin. Cette méthode superficielle m'est étrangère, de même que la simulation de bêtise." C'est ainsi que Nezval parle encore en 1930. Et pourtant les chemins du poétisme et du surréalisme continuent fatalement à se rapprocher. Ils s'entrecroisent en 1933, lorsque Nezval et le metteur en scène Jindrich Honzl se rendent à Paris. Ils entrent en contact par hasard avec le groupe surréaliste au café de la Place Blanche. Bientôt, Nezval décide d'adresser à Breton une lettre constatant les affinités des deux groupes et ébauchant une collaboration possible. Le groupe surréaliste tchèque voit le jour. Il annonce sa naissance, à l'instar des surréalistes français, par un manifeste. André Breton salue le document par les lignes suivantes: "Il ressort, en effet, de ce texte que nous sommes d'accord sur tous les points. Cet accord apparaît même si profond qu'objectivement on aurait peine à croire que nous ne nous sommes pas longtemps concertés. Plus que jamais il me paraît nécessaire que nous agissions ensemble en pleine entente."

Breton propose d'organiser en commun une importante exposition surréaliste. Il attend beaucoup du groupe tchèque qui réunit le théoricien Karel Teige, les peintres Jindrich Styrsky et Toyen, les poètes Vitezslav Nezval et Kostantin Biebl, le metteur en scène Jindrich Honzl et le compositeur Jaroslav Jezek. On commence à traduire en tchèque les principales oeuvres du surréalisme dont Les Vases communicants. Nezval rédige en tchèque la revue Surréalisme. Il invite chaleureusement Breton à Prague. Celui-ci accepte l'invitation et arrive au printemps 1935 en compagnie de sa femme Jacqueline, de Paul Eluard et de Josef Sima, peintre tchèque résidant à Paris. Breton donne plusieurs conférences pour expliquer à son large auditoire tchèque les bases et les desseins du mouvement qu'il représente. De retour à Paris, il écrira à Nezval: "Mon très cher ami, tout le temps que j'ai vécu à Prague, j'ai été conscient de mon bonheur, je n'ai pas cessé d'éprouver avec émotion l'extraordinaire bienfait de vous connaître, de vous voir de si près, vous comme Teige, comme Toyen, comme Styrsky, comme tous nos amis. Souvent le matin, avant que nous ne nous rencontrions pour déjeuner, je regardais par la fenêtre de la chambre la pluie aussi belle que le soleil sur Prague et je jouissais de cette certitude très rare que j'emportais de cette ville et de vous un des plus beaux souvenirs de ma vie..."


En août 1935, les surréalistes français rompent avec le parti communiste et l'URSS par un manifeste intitulé "Du temps où les surréalistes avaient raison". L'unité entre le groupe de Prague et le groupe de Paris en souffre quelque peu, mais les rapports d'amitié se poursuivent encore. En 1937, Nezval assure Breton que les démarches politiques du groupe tchèque n'oublient jamais les buts et les moyens que Breton a formulé comme étant ceux du surréalisme.

Le pays est cependant menacé par la progression du nazisme allemand, et le groupe tchèque adopte une attitude favorable à l'effort des communistes de former un front populaire. Dans ce contexte Nezval penche de plus en plus pour l'acceptation des valeurs historiques et nationales et n'arrive plus à concilier une telle attitude avec le surréalisme. En tant que responsable et fondateur du groupe, il le dissout par un communiqué, le 9 mars 1938. Les autres membres du groupe refusent cette dissolution, excommunient Nezval et décident de continuer leur travail. Cela devient cependant de plus en plus difficile, car la guerre approche. Nezval s'en va, c'est en vain que son ami Breton écrit de Paris: "Au nom de la très grande affection que je vous porte, je vous conjure mon très cher ami, de réviser votre attitude de la manière que je vais conjurer mes autres amis surréalistes de Tchécoslovaquie de réviser la leur."