Le Monde disparu de la Ruthénie subcarpathique

Photo: Národní knihovna

Comment les habitants de Ruthénie subcarpathique vivaient-ils au début du XXe siècle ? Quelles étaient leurs coutumes et leurs activités ? Loin des grandes agglomérations, quel a été le visage de cette région mal connue ? Le livre intitulé « Zmizelý svět Podkarpatské Rusi » (Le Monde disparu de la Ruthénie subcarpathique), paru aux éditions Národní knihovna (La Bibliothèque nationale), fait ressurgir de l’oubli ce pays qui, dans l’entre-deux-guerres, a fait partie de la République tchécoslovaque. Ses auteurs Hana Opleštilová et Lukáš Babka présentent dans leur ouvrage une sélection de photos tirées d’une collection réunie dans la première moitié du XXe siècle par le fonctionnaire ministériel, traducteur de littérature ukrainienne et photographe amateur tchèque Rudolf Hůlka.

Photo: Národní knihovna
Hana Opleštilová et Lukáš Babka ont su identifier l’auteur des quelque deux cents photos réunies dans leur livre mais ne savent que peu de choses sur l’histoire d’une collection qui, avec le temps, allait revêtir une grande importance ethnographique. Lukáš Babka constate que les voies par lesquelles ces photos sont parvenues jusque dans les archives de la Bibliothèque nationale restent inconnues :

« Rudolf Hůlka est mort en 1961 et nous n’avons retrouvé dans nos archives qu’une seule facture qui documente l’achat de 47 documents photographiques pour un prix de 1 100 couronnes. Comme la collection compte au total près de 4 000 documents, il est évident que la majorité de ces documents ont été acquis autrement. Nous pensons que c’est un don qui a été fait à notre institution peu de temps après la mort de Rudolf Hůlka. »

Appelée aussi Ukraine subcarpathique ou Russie subcarpathique (Podkarpatská Rus), la Ruthénie subcarpathique est rattachée en 1919 à la République tchécoslovaque qui vient de naître sur les décombres de l’Empire austro-hongrois. Elle devient une des quatre régions autonomes de l’Etat tchécoslovaque. Cela apporte de profonds changements à ce pays rural et montagneux dans lequel, au lendemain de la Première Guerre mondiale, vivent près de 50 % d’analphabètes. Les Tchèques y construisent des écoles, des routes, des voies ferrées et cherchent à appliquer des méthodes d’exploitation moderne dans l’agriculture subcarpathique. Le pays se modernise et change d’aspect, un développement qui n’échappe pas à Rudolf Hůlka, un des experts tchèques affectés sur place. Par le biais des photos, il se met alors à sauver les beautés austères du pays et les riches traditions de son peuple menacées de disparition. Hana Opleštilová résume ce que nous savons sur la vie de ce fonctionnaire :

Hana Opleštilová,  photo: Facebook de Slovanská knihovna
« Rudolf Hůlka était employé à l’Union centrale des coopératives économiques, où il a fait une carrière intéressante. De simple employé, il a fini par accéder au poste de contrôleur supérieur, ce qui signifie qu’il était responsable des finances des coopératives. Et c’est précisément dans le cadre de cette fonction de contrôleur, et donc en tant qu’agent public, qu’il s’est rendu aussi en Ruthénie subcarpathique. Rudolf Hůlka était originaire de Bohême du Sud. Il a étudié dans les lycées des villes de Jindřichův Hradec et de České Budějovice et obtenait ses meilleures notes dans les cours d’éducation plastique. Cela est d’ailleurs confirmé par ses dessins d’églises qui sont très réussis, mais son talent artistique est évident aussi sur ses photographies. »

Rudolf Hůlka,  photo: Facebook de Slovanská knihovna
Rudolf Hůlka est né en 1887 dans le village de Lasenice en Bohême du Sud. Le milieu rural lui est donc familier. C’est probablement dans cette région bien connue pour ses riches traditions folkloriques qu’il apprend à aimer l’art populaire. Plusieurs autres membres de sa famille manifestent d’ailleurs également une véritable passion pour l’ethnographie. Affecté en Ruthénie, Rudolf Hůlka se met donc à photographier et à dessiner les aspects de ce pays qui risquent de disparaître. Il y travaille pendant près de deux ans, mais ses photos datent de la période 1921- 1924, car il revient encore en Ruthénie après la fin de sa mission. Il est attiré par plusieurs ensembles de sujets. Bien qu’il cherche à saisir sur ses photos aussi les paysages subcarpathiques dans leur austérité monumentale, les forêts centenaires, les rivières, les vallées et les massifs montagneux, Rudolf Hůlka s’intéresse avant tout aux paysages habités, marqués et transformés par la vie et le travail de l’homme. Sur ses photos apparaissent donc des paysans posant devant son appareil, des jeunes, des vieux, des enfants, mais aussi leurs maisons aux énormes toits de chaume ainsi que leurs églises en bois sculpté, véritables joyaux de l’architecture populaire. Rudolf Hůlka est fasciné par l’ornementation multicolore des broderies des costumes folkloriques, par les objets en bois que les Ruthéniens fabriquent avec une dextérité prodigieuse. Avec son appareil, il saisit la vie des bergers dans les montagnes mais aussi les aspects nouveaux qui changent le visage du pays, l’architecture industrielle, les fabriques de transformation du bois, les mines de sel, les barrages sur les rivières-Il documente également les dégâts laissés en Ruthénie par la Première Guerre mondiale. Une petite partie des photos évoque la vie des minorités juive et rom de Ruthénie. Lukáš Babka ajoute cependant que la collection riche de 4 392 documents conservés dans les archives de la Bibliothèque nationale de Prague comprend aussi des photos d’autres pays :

Lukáš Babka,  photo: ČT24
« La majeure partie de la collection sont des photos de la Ruthénie subcarpathique, quelque 1 500 photos, et le même nombre ou presque de clichés représentent la Slovaquie de l’Est. Beaucoup de photos ont été prises en Slovaquie morave et en Moravie de l’Est, sans oublier un certain nombre de documents d’autres pays que Rudolf Hůlka a visités - la Croatie, l’Afrique du Nord, l’Allemagne. Evidemment, il y a aussi des photos de Tchéquie. »

Parfois, Rudolf Hůlka ne se contente pas de photographier les objets de son intérêt et les dessine dans un style accompli et digne d’un professionnel. Hana Opleštilová ajoute qu’un grand nombre de ses photos sont colorées :

« Nous pensons que c’est Rudolf Hůlka lui-même qui a coloré ces photos. Une spécialiste du club des photographes amateurs pragois qui nous a rendu visite a été ravie par la qualité de ce travail et par les nuances très fines des couleurs. Elle a constaté que le coloriste devait avoir des mains très habiles. »

Zmizelý svět Podkarpatské Rusi,  photo: Národní knihovna
La partie la plus importante de ces photos est conservée sous forme de plaques de verre. Elles sont colorées à la main ou en noir et blanc. Il s’agit donc de diapositives ou de négatifs en noir et blanc. Une petite partie est conservée dans des rouleaux sous forme de photos classiques.

Rudolf Hůlka est mort en 1961, à l’âge de 74 ans. Il ne nous a pas seulement laissé une grande collection de photos et de dessins mais aussi une importante œuvre de traducteur de la littérature ukrainienne. Aujourd’hui, au moment où les regards du monde sont tournés vers l’Ukraine, il n’est pas sans importance de rappeler l’œuvre de cet ami tchèque des peuples ukrainien et ruthénien qui a largement contribué à faire connaître la culture de ces ethnies dans son pays. Le livre « Le Monde disparu de la Ruthénie subcarpathique » résume donc également ce que nous savons sur la vie et l’œuvre de cet homme complexe qui a été autre chose encore que photographe amateur. Lukáš Babka conclut :

« Nous avons présenté en introduction une étude biographique sur Rudolf Hůlka parce que nous ne supposons pas que ce soit un nom connu du grand public. Et après la partie iconographique, nous avons publié dans le livre la liste complète de toutes les images ayant un rapport avec la Ruthénie subcarpathique. Même si le livre n’est qu’un fragment des archives abritées dans la Bibliothèque slave qui fait partie de la Bibliothèque nationale, nous ne savons pas si nous aurons la possibilité de poursuivre le travail sur ce genre de projets à l’avenir aussi. »