La verve humoristique de Popelka Bilianova

Popelka Bilianova

Quand je me promène de temps en temps dans le parc sur les remparts de la forteresse de Vysehrad à Prague, j'arrive parfois jusqu'à une petite maison basse, je m'arrête devant une plaque commémorative et je lis : « C'est dans cette maison que vécut et mourut le 7 mars 1941 la femme de lettres tchèque Popelka Bilianova ». Grâce à cette plaque blanche j'ai commencé à m'intéresser à l'écrivain qui a choisi le pseudonyme Popelka -Cendrillon. C'est grâce à elle que j'ai découvert une romancière humoristique qui n'avait pas écrit pour la postérité et qui n'est pourtant pas oubliée aujourd'hui. Grâce à elle, je me suis mis à réfléchir sur la limite souvent vague et flottante entre la vraie littérature et celle qui, au premier abord, n'a d'autre objectif que d'amuser le lecteur. Grâce à cette plaque blanche je me suis débarrassé aussi de quelques idées préconçues.

Marie Popelkova qui devait prendre le pseudonyme de Popelka Bilianova, est née en 1862 à Kraluv Dvur non loin de Prague. Jeune fille, elle s'installe dans la capitale pour faire ses études. Mariée à l'employé de bureau Arnost Bilian, elle combine le nom de son mari et son nom de jeune fille et obtient ainsi un pseudonyme un peu extravagant. En 1891 elle publie un recueil de poésie. Elle se met aussi à chercher des légendes et des contes et à leur donner une forme littéraire. Le premier recueil de ces légendes paraît en 1897 et au cours de la même année elle publie également le premier de la série de ses romans à suivre. Bientôt les écrits de Popelka Bilianova deviennent la lecture des larges couches de la population. Sa popularité culminera avec la parution des premiers tomes de son chef d'oeuvre, le roman « Vers la haute société ».

Au coeur de la Première Guerre mondiale le mari de Popelka Bilanova meurt et elle se trouve dans une situation matérielle difficile ayant en charge plusieurs enfants. A cette époque le travail littéraire devient la source principale de revenus pour elle et pour sa famille. Elle écrit la suite de son chef d'oeuvre qui aura finalement six tomes et publie aussi d'autres romans et contes aux titres significatifs : « Les chemins de l'autel », « Mme Katynka du marché aux oeufs » etc. Simultanément elle est animatrice de la vie publique, elle renoue avec les activités des éveilleurs nationaux, travaille beaucoup avec les enfants, anime et encourage le mouvement des jeunes filles scout pour lesquelles elle écrit des contes et des plaquettes instructives. Avec les jeunes filles elle fait des excursions à la campagne et leur fait visiter les châteaux de Bohême et d'autres monuments. On la voit souvent au cimetière national de Vysehrad non loin de sa maison. L'écrivain Frantisek Hampl publiera en 1967 ce souvenir de cette femme originale : « J'avais l'habitude de me rendre le dimanche matin au cimetière de Vysehrad. Plusieurs fois j'y ai vu cette femme robuste au pince-nez d'où pendait un large ruban noir, vêtue en robe sombre dont les bords traînaient derrière elle. Elle faisait figure d'une gentille vieille gouvernante parmi les petites demoiselles de Prague en robe bariolées. Elle montrait aux jeunes filles les tombeaux de grands hommes et elle y posait des couronnes ornées de rubans avec des slogans nationaux et les noms de donneurs. C'était une attitude très courageuse pendant la guerre. »


Le roman « Vers la haute société » est comme je viens de dire le plus grand succès populaire de Popelka Bilianova. Le personnage principal de cette saga humoristique d'une famille pragoise est une femme du peuple, la mère Kracmerka, épouse d'un petit maraîcher et mère d'une jolie fille à marier, qui tout à coup s'élève au-dessus de sa modeste condition. Elle gagne à la loterie une somme fabuleuse de 60 000 couronnes, ce qui permet au père Kracmera d'acheter une maison de rapport dans le quartier de Vysehrad à Prague. L'avenir sourit à toute la famille qui pourra désormais mener une existence douillette à l'abri des soucis matériels. Tandis que le père Kracmera et surtout sa fille Baruska se font assez vite au nouveau train de vie, pour la mère Kracmerka cette nouvelle vie devient source de nombreux soucis. Simple et illettrée, elle se heurte tous les jours à de nouveaux obstacles, elle tombe dans d'innombrables pièges que lui tend sa nouvelle situation sociale. L'auteure tire un effet comique et souvent irrésistible des situations dans lesquelles la mère Kracmerka cherche à se donner les allures de grande dame. On rit lorsque Kracmerka s'efforce d'abandonner ses coutumes plébéiennes pour obéir aux lois du grand monde, lorsqu'elle fait ses achats dans des magasins élégants, lorsqu'elle s'extasie devant la chasse d'eau des toilettes de son nouvel appartement. Le lecteur suit pas à pas cet apprentissage difficile et douloureux du métier de dame du monde.

Certes, Popelka Bilianova n'est pas le premier écrivain à tirer un effet comique de la gaucherie d'un plébéien qui cherche à franchir les barrières de la classe supérieure. Les parvenus sont une catégorie courante parmi les héros littéraires. Il suffit de rappeler « Le Bourgeois Gentilhomme » de Molière ou « Pygmalion » de George Bernard Shaw devenu au music-hall « My faire lady - Une dame parfaite ». Le sujet n'explique pas donc vraiment la popularité du livre qui a connu dix éditions et a été porté deux fois à l'écran. Ce qui le distingue des récits du même genre, c'est le point de vue de l'auteure: les vicissitudes de la vie de la mère Kracmerka sont vues de l'intérieur. Le lecteur peut comprendre, peut vivre avec cette femme simple son ascension sociale bien compliquée. Kracmerka suscite le rire mais aussi la compréhension pour ses problèmes. Son histoire démontre combien il était difficile de traverser le fossé séparant les classes, mais sa gaucherie ridiculise aussi les préjugés de la haute société. Popelka Bilianova a doté ce personnage du parler savoureux plein de locutions et de proverbes populaires qui lui donne une inimitable couleur locale. Avant la parution de ce livre on ne trouvait dans la littérature tchèque une telle verve humoristique que dans les récits de Svatopluk Cech et dans les romans d'Ignat Hermann. La mère Kracmerka est un maillon entre les personnages hauts en couleurs de Herrmann et un héros qui doit naître quelques années seulement après elle et qui se fera connaître dans le monde entier : le brave soldat Chveik.