La Grande Guerre vue par un historien tchèque

Photo: Triton

Un siècle s’est écoulé depuis l’éclatement de la Première Guerre mondiale et pourtant beaucoup de questions planent encore sur ce chapitre tragique de l’histoire de l’humanité. Comment une telle catastrophe a-t-elle été possible ? N’existait-il pas un moyen de l’éviter ? Ces questions et beaucoup d’autres sont réunies dans le livre intitulé « La Première Guerre mondiale et la question tchèque » paru aux éditions Triton. Son auteur Robert Kvaček est un important historien tchèque, spécialiste des XIXe et XXe siècles.

Robert Kvaček,  photo: ČT
Robert Kvaček ne pense pas que la Grande Guerre résonne encore aujourd’hui dans l’esprit des jeunes :

« Ma génération est toujours au courant de cette guerre parce que nos grands-pères et autres parents y ont participé. Et nos familles, dans le sens large du mot, ont été aussi ses victimes, parce que cette guerre a été totale et a frappé aussi à l’arrière du front. La commémoration du centenaire de son éclatement actualise cette guerre d’une façon intéressante. Les gens se rendent compte que l’évolution du XXe a été décidée par cette Première Guerre mondiale, et qu’elle a été le berceau des maux que le XXe siècle allait apporter. C’est à ce moment-là que le monde a changé. Et je dirais que le monde, et surtout sa partie européenne, se fait l’écho d’une façon remarquable de ce centenaire en se demandant ce qui s’était passé et pourquoi cela est arrivé. »

C’est l’attentat contre l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie Ferdinand d’Este à Sarajevo, le 28 juin 1914, qui est considéré généralement comme l’impulsion principale qui a provoqué l’effet domino ayant abouti à la guerre. Liées par des pactes militaires, les puissances européennes ont décidé de réagir. Robert Kvaček estime cependant que le monde se dirigeait vers la guerre dès la première décennie du XXe siècle, mais que ce danger ne semblait imminent ni aux peuples, ni à ceux qui s’intéressaient à la politique. La période précédant la guerre a été marquée par des conflits partiels entre certains pays européens et une course aux armements, et dans ce contexte, le conflit mondial pourrait sembler comme une conséquence logique de cette situation.

Photo: Triton
Pourtant, selon Robert Kvaček, l’éclatement de la guerre a été, dans une grande mesure, inattendu. Il constate que les historiens n’en finissent pas de se poser la question de savoir pourquoi la guerre a éclaté, comment cela a été possible, qui en a été responsable, si l’attentat de Sarajevo n’a été qu’un prétexte... Mais toutes ces questions restent sans réponse satisfaisante. Force est de constater que les puissances européennes ont mal évalué la situation. En 1914 les élites européennes n’admettaient pas que le conflit pourrait prendre de telles dimensions et qu’il pourrait durer quatre ans. Les artisans de la guerre, militaires, hommes politiques et têtes couronnées, croyaient en une guerre courte et une prompte victoire, ils étaient loin de prévoir les conséquences catastrophiques du cataclysme mondial qu’ils allaient provoquer.

Le livre de Robert Kvaček évoque la Grande Guerre avec ces grands événements mais aussi avec une richesse de détails. L’auteur montre l’échiquier politique européen et américain de l’époque, la situation dans les pays belligérants, les tendances politiques de leurs gouvernements, les chemins tortueux de leurs diplomaties. Il amène le lecteur sur les champs de grandes batailles, mais il a aussi l’ambition de saisir le confit dans un contexte plus large :

« Ce n’est pas, avant tout, un livre sur les batailles, mais sur le sort de l’homme dans la guerre, sur les origines de cette guerre, parce qu’elle est intervenue dans la vie d’une façon en apparence inattendue. Elle a marqué la vie des gens d’une façon sans précédent. C’était un énorme choc qui détruisait tout en créant des choses nouvelles. Mais une telle création sur une base tragique n’est pas quelque chose qui pourrait nous inspirer. »

L’auteur décrit les mécanismes qui se sont mis en mouvement lors de la déclaration de la guerre en 1914. Activités diplomatiques fébriles, pourparlers officiels, négociations secrètes restent sans résultat et parfois ne font qu'aggraver la situation. Une fois déclenchée, l’horrible machinerie guerrière échappe à tout contrôle et broie dans ses rouages même ceux qui espéraient en tirer profit. En cela la guerre qui prend des dimensions planétaires, ressemble à une catastrophe naturelle. Opérations militaires les plus sophistiquées, ruses de guerres, pièges diplomatiques se retournent souvent contre ceux qui les ont inventés et engendrent des conséquences insoupçonnées. Les valeurs qu'on croyait sûres et solides s'effondrent, ce qui a été inimaginable devient possible d'un jour à l'autre, et le monde qui sort de ce bain de sang, est bien différent, méconnaissable. Historien tchèque, Robert Kvaček accorde dans son livre aussi une attention spéciale à la situation dans son pays, à la question tchèque :

« La question tchèque faisait partie de plusieurs autres questions – autrichienne, centre-européenne et européenne. Toutes ces questions étaient ouvertes et ont été solutionnées par la Première Guerre mondiale et ses résultats. »

Photo: Archives de Radio Prague
Le peuple tchèque, qui au début et pendant la guerre faisait partie de l'Autriche-Hongrie, a fini par constituer en 1918 la Tchécoslovaquie, Etat indépendant des Tchèques et des Slovaques. Avant la guerre, les Tchèques ne rêvent timidement que de la fédéralisation de la monarchie autrichienne, mais l'effondrement des structures existantes leur permet de réaliser un rêve beaucoup plus ambitieux. Robert Kvaček rappelle qu’au début de l’année 1918 les revendications indépendantistes des Tchèques n’étaient toujours pas clairement formulées. Ce n’est que l’évolution précipitée des derniers mois de la guerre qui leur permet de définir clairement leur objectif et de préparer le terrain pour la nouvelle République tchécoslovaque sur le plan international. La guerre a donc rendu possible l’éclosion et la réalisation de tendances profondes qui allaient changer la vieille Europe. Cependant, le bilan du cataclysme qui a ouvert aux petits peuples européens le chemin de l'indépendance, est horrible. Environ 9 millions de personnes sont mortes, environ 20 millions ont été blessées, des peuples entiers ont été exposés à la famine et à la souffrance. Les empires austro-hongrois, russe, allemand et ottoman se sont effondrés, la révolution communiste a balayé le gouvernement russe et la carte géopolitique du vieux continent a été redessinée. Le monde nouveau est né dans le sang. La chute de plusieurs empires a ouvert cependant aussi le chemin du renforcement de la démocratie, surtout lorsque les puissances démocratiques se sont engagés à protéger la paix.

Robert Kvaček constate que tous ceux qui ont participé à cette guerre, y compris les puissances victorieuses, ont essuyés des pertes graves, à l’exception des Etats-Unis. La paix tant souhaitée, n’apporte qu’amertume aux vainqueurs déçus parce que leurs ambitions géopolitiques ne se sont pas réalisées. Et chez les vaincus, notamment en Allemagne, elle provoque la haine. L’équilibre créé par la paix de Versailles, jugée par d’aucuns comme trop sévère pour les vaincus, est donc trop fragile, car il repose sur de nouveaux antagonismes. Malgré le mouvement pacifiste qui s’organise dans le monde, cette paix ne durera que deux décennies. C’est dans la Première Guerre mondiale qu’il faut chercher donc, selon Robert Kvaček, « les origines de la catastrophe du XXe siècle ». A son avis, cette histoire tragique démontre que la politique ne doit pas refléter seulement les intérêts matériels mais doit aller plus loin et s’interroger aussi sur le sens de la vie. Et cela est valable aussi pour la politique d’aujourd’hui :

La Première Guerre mondiale
« Je reproche à la politique de négliger cet aspect, d’être tellement marchande, tellement terre à terre. Je sais que l’économie est une affaire substantielle, mais je persiste à penser que les économistes ne doivent pas gouverner les Etats et ne doivent pas être leaders de la politique. »

Le livre de Robert Kvaček sur la Grande Guerre peut être considéré donc entre autres comme un avertissement, comme une mise en garde contre une politique égoïste qui ne suit que des intérêts particuliers. Sur le fond de la catastrophe, il illustre cependant aussi le chemin du peuple tchèque vers l’indépendance, la question tchèque. Et le lecteur doit se demander, quel est aujourd’hui le rôle du peuple tchèque dans le monde, comment nous pouvons formuler de nos jours la question tchèque. La réponse de l’historien est claire :

« Aujourd’hui la question tchèque est liée surtout au contexte européen. Pour moi, la question tchèque est donc la question de l’engagement actif dans le mouvement européen. »