La folie purificatrice d’Ivan Diviš

'Retour en Bohême', photo: Torst

« Le poète doit être en substance fou et doit apprécier et souhaiter explicitement la folie », dit le poète Ivan Diviš, et cette déclaration n’est pas restée sans conséquences pour son œuvre et sa vie. C’est une folie ravageuse, révélatrice et bienfaisante qui domine sa création poétique et qui a dominé toute sa vie jusqu’à sa mort en 1999. Grâce à la maison d’édition Torst, le lecteur tchèque dispose aujourd’hui d’un recueil de sa correspondance datée de 1990 à 1999. Ce recueil illustre les combats menés par ce poète orageux dans la dernière étape de sa vie.

« Message ! Transmettre un message ? Apporter un message ! Traverser la bataille ! Ne pas se retourner une seule fois, courir sur une crête extrêmement aiguë, porter le message et l’apporter, mon Dieu, encore valable, non encore dénaturé, courir de plus en plus rapidement, l’apporter encore chaud, l’apporter et tomber, c’est tout. »

C’est par ces paroles que le poète a résumé en quelque sorte l’œuvre de sa vie. Ivan Diviš a été ce messager infatigable qui cherchait à saisir par sa plume les sombres vérités de ce labyrinthe qui s’appelle le monde, sur la condition humaine et sur la cruauté et la lâcheté des hommes pour les cracher instantanément au visage de ses contemporains.

Ivan Diviš,  photo: Karel Meister,  CC BY 3.0 Unported
Né en 1924 à Prague, Ivan Diviš devient ouvrier à la fin de ses études puis éditeur dans une maison d’édition. Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Armée soviétique, il ne peut plus vivre dans le pays occupé et s’exile en 1969 en Allemagne. Il travaille à Radio Europe Libre puis s’installe à Londres, mais n’arrive pas à se faire à l’exil. Après la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie en 1989 il se rend fréquemment dans sa patrie et s’y installe de nouveau définitivement en 1996. Il est l’auteur d’une vingtaine de recueils de poésies et d’un énorme glossaire réunissant en 682 pages ses réflexions sur le monde, qu’il a intitulé « La Théorie de la fiabilité ». Au cours de sa vie il a également écrit d’innombrables lettres qui reflètent ses combats intérieurs et font mieux comprendre cet homme explosif et insupportablement sincère. Une partie de ces lettres datant des années 1990 ont été publiées par la maison d’édition Torst sous ce titre « Retour en Bohême ». Le metteur en scène Zdeněk Potužil, éditeur de cette correspondance, explique ce qui a été décisif dans le choix de ces lettres :

'Retour en Bohême',  photo: Torst
« Le recueil s’intitule ‘Retour en Bohême’, car nous avons réuni les lettres que Ivan Divis a écrites lorsqu’il a commencé à retourner en Tchéquie. Il est revenu une première fois en décembre 1989 et a réaménagé dans son ancien appartement. Je l’ai aidé lors de son déménagement, puis nous n’avons presque jamais cessé de nous voir. Il venait déjeuner chez nous. Nous nous sommes également rendus ensemble à un vernissage… »

Les lettres qui composent « Retour en Bohême » ont été adressées à une dizaine de destinataires. Ivan Diviš se présente à travers sa correspondance comme une source intarissable d’idées, de réflexions et de jugements sur le monde, souvent très originaux, presque toujours surprenants, provocateurs, parfois injustes. Il est sévère vis-à-vis des autres mais aussi de lui-même. Ses lettres, tout comme sa poésie, sont un jaillissement de plaintes, de cris passionnés, d’injures, de malédictions et de sarcasmes. Dans sa correspondance, le poète renonce cependant à la stylisation poétique et s’exprime directement sur les choses qui le passionnent, le provoquent ou suscitent sa colère. Il se découvre complètement, sans se contrôler ni se censurer, et cette nudité spirituelle, qui revêt néanmoins une certaine valeur poétique, permet au lecteur de découvrir d’innombrables facettes de cet homme inclassable. Pour son ami Zdeněk Potužil, ses rencontres avec Ivan Diviš restent inoubliables :

« Quand j’étais avec Ivan, je me taisais et je l’écoutais. Il était capable de me raconter une histoire cinq fois, comme par exemple une anecdote sur la vie de Toyen, le peintre surréaliste, mais chaque fois c’était différent. Je l’ai beaucoup aimé depuis ce jour où, en 1967, Mirek Kovářík me l’a montré. C’était comme un miracle, son explosivité, son intellect, la tendresse qu’il occultait sous les scandales qu’il provoquait… »

'La Théorie de la fiabilité',  photo: Torst
Dans son livre « La Théorie de la fiabilité » Ivan Diviš a écrit : « Je suis l’homme qui doit être emprisonné non seulement sous le régime actuel mais sous n’importe quel régime car je suis celui qui supporte mal même son propre régime. » Après 1989, le poète jadis proscrit par le régime communiste suit d’un œil critique le nouveau régime qui s’installe au pouvoir en Tchécoslovaquie et constate que ce retour à la démocratie et au capitalisme sauvage apporte aussi de nouveaux maux et de nouvelles aberrations. Il refuse de se taire et adopte une attitude qui ressemble à la dissidence. Zdeněk Potužil rappelle qu’il était difficile d’accepter ses opinions embarrassantes :

« Il était tantôt catholique, tantôt athée, tantôt il aimait les Tchèques, tantôt il les haïssait. Il a été très critique vis-à-vis de Václav Havel, de notre caractère national, de la bataille de la Montagne Blanche, vis-à-vis de tout. Il a formulé sa vision de l’histoire et du peuple tchèques dans son recueil ‘Mes yeux devaient le voir’. »

Malgré toutes ces objections, les visites d’Ivan Diviš en Tchéquie après 1989 sont de plus en plus fréquentes et il finit par s’y établir. C’est en Tchéquie qu’il réussit finalement à publier en 1994 sa « Théorie de la fiabilité ». Sa correspondance démontre que l’édition et la publication de cet ouvrage a été un long travail plein de complications et de déceptions mais couronné finalement de succès. La situation de ses éditeurs et de ses amis tchèques n’a pas été facile non plus. Zdeněk Potužil se souvient :

« Tolérer Ivan Diviš a été une sacrée affaire. Il a couché une centaine de fois chez nous, toujours trois fois de suite. Le matin il criait : ‘Café !’. Nous sommes non-fumeurs et il fumait sans cesse, une cigarette après l’autre. Je lui achetais de la bière et il savait où les bouteilles étaient stockées. Il criait toujours : ‘Pourquoi vous ne m’écoutez pas ?’ Nous l’écoutions donc à tour de rôle avec Petr Němec pour tenir le coup. Le matin dès six heures, il se tenait un discours d’une heure à lui-même. Mais je ne le craignais pas. Je l’ai abordé après la révolution de 1989. Je travaillais à cette époque à la télévision publique et voulais porter à l’écran son recueil ‘Thanathea’, ce que j’ai finalement réussi à faire. Il était assis à une table et je lui ai dit : ‘Monsieur Diviš, j’ai collaboré avec la police communiste, la STB…’ A ce moment, il a répliqué : ‘Vous en avez tous été.’ Malgré tout, je me suis assis à sa table car je tenais énormément à ce projet. Je l’ai entendu dire qu’il voulait se rendre à Brno mais ne savait pas comment. Je lui ai alors proposé de l’y emmener en voiture. »

Ivan Diviš,  photo: CT
C’est donc grâce à cet épisode et aussi, bien sûr, grâce à la fascination qu’Ivan Diviš exerçait sur Zdeněk Potužil que nous disposons aujourd’hui du recueil de cette correspondance, véritable témoignage sur la vie et le caractère du poète, et qui jette en même temps une lumière crue sur une récente période de l’histoire tchèque. Pour l’éditeur Jan Šulc, la sincérité est la valeur principale de cette correspondance :

« Bien sûr, quiconque a jamais lu une lettre de Diviš doit constater que ces lettres sont formidables. C’est comme une continuation de sa ‘Théorie de la fiabilité’ et de sa poésie par d’autres moyens. Ses lettres sont très vivantes car il y est présent d’une façon très particulière. En général, quand nous lisons une lettre nous y trouvons l’effort de transmettre quelque chose mais peu de gens y manifestent leurs sentiments, surtout pas moi. Par contre, les lettres d’Ivan Diviš et aussi sa ‘Théorie de la fiabilité’ sont comme lui-même, c’est-à-dire complètement franches. C’est en cela que réside, je crois, le caractère exceptionnel de la création d’Ivan Diviš. Il est absolument sincère et ne cache rien, pas même ses propres faiblesses, ses propres bêtises. Il projette tout cela dans le monde comme il le sent et je pense qu’en cela il a été probablement unique dans la littérature tchèque. »