Inultus - un conte pragois de Julius Zeyer

Julius Zeyer

"Je vous assure que je ne suis pas du tout intéressant et toute l'histoire de ma vie n'a été que tout à fait intérieure... Un rêve fier! Je montais vers le soleil mais la faiblesse de mes ailes a provoqué ma chute ..." Ainsi, laconiquement, résumait le poète tchèque, Julius Zeyer, sa vie et son oeuvre. Son visage aux traits fins et aristocratiques et ses yeux teintés de mélancolie ont fait rêver les femmes de son temps, et pourtant ce vieux garçon a passé sa vie en solitaire et n'a pas permis aux curieux de dévoiler le mystère de sa vie sentimentale. Bien qu'il soit mort il y a un siècle, le 29 janvier 1901, aujourd'hui encore son nom ne perd pas son aura poétique. Il est difficile de résister à la tentation d'identifier le poète avec les héros romantiques et tragiques de ses romans. Ces oeuvres puisaient souvent leurs sujets loin de la vie de tous les jours et opposaient à la fadeur quotidienne les visions inspirées par le passé ou les pays lointains. Dans son conte intitulé Inultus il donne une réflexion sur la vocation de l'artiste. Il situe cette histoire dans la Prague du 17ème siècle, ville livrée à la merci de l'envahisseur habsbourgeois, ville étalant ses richesses comme si elle voulait cacher ses plaies profondes.

Un des plus grands amis de Julius Zeyer, le poète Josef Vaclav Sladek, lui a écrit un jour: "Prenant entre les mains la fleur que nous donne la vie, nous devons prendre aussi la terre dans laquelle elle pousse. Toi, tu crains cette terre. Le bonheur que tu cherches, n'est pas de ce monde." Pourtant, dans sa jeunesse, le futur poète de la nostalgie est, à en croire son propre témoignage, ce qu'on appelle un garnement. Il est né dans une famille aisée d'entrepreneurs pragois en 1841. "Je n'apprenais rien, dira-t-il plus tard, je ne lisais que des histoires sur les Indiens d'Amérique et surtout de mauvais romans de chevalerie et, à l'école, je cassais des bancs dans les combats avec mes camarades." C'est un garçon passionné et il faillit tuer son frère lorsque ce dernier manqua de respect pour un certain Frantisek Ladislav Rieger, homme politique et grand patriote tchèque. Bien que les origines de la famille de Julius Zeyer soient française et allemande, il aime ardemment sa patrie tchèque et y revient toujours après de longs voyages qui font sa réputation d'écrivain tchèque le plus cosmopolite du 19ème siècle. Il fait de longs séjours non seulement en Italie, en Espagne, en France et dans les pays alpins mais il connaît aussi la Russie, la Crimée, l'Arménie, la Turquie et la Croatie.

C'est pourtant dans le bourg de Vodnany en Bohême du sud que ce cosmopolite et polyglotte trouve toujours un havre calme après les escapades qui sont source de ses inspirations littéraires et lui permettent aussi de collectionner des oeuvres d'art. Son séjour en Russie lui inspire son premier roman "Andreï Tchernychef", son "Epopée carolingienne" évoque les chansons de geste françaises, le roman "L'Amitié fidèle d'Amis et Amil" reprend certains thèmes des romans de chevalerie et ses pièces de théâtre exploitent des sujets tirés de l'histoire de peuples divers. C'est une de ses pièces de théâtre, "Raduz et Mahulena", une légende située à l'ombre du massif des Tatras dominant la Slovaquie, qui deviendra son oeuvre la plus célèbre. La popularité de ce conte sur la fidélité et le rachat par l'amour ne se démentira jamais et inspirera aussi au compositeur Josef Suk une de ses oeuvres les plus admirées. Si Zeyer revient dans sa création aux thèmes contemporains c'est pour exprimer sa désillusion et pour donner une image désolante du monde moderne, monde dur, obtus et insensible aux aspirations de l'âme. Tel est le cas du roman "Jan Maria Plojhar" où l'on trouve certains traits autobiographiques, et de la nouvelle "La Maison à l'Etoile qui se noie", image fascinante du temps qui passe et de la futilité de l'existence humaine. Aristocrate par les goûts, socialiste par son sens de la justice, Zeyer se considère pourtant comme anarchiste. Son âme poussée vers les hauteurs spirituelles ne peut pas se plaire dans la médiocrité du monde et se tourne, surtout vers la fin de sa vie, vers la foi. C'est dans l'élan mystique qu'elle puisera ses dernières inspirations.


Le début de la nouvelle Inultus est situé sur le pont Charles, au centre de la Prague du 17ème siècle. Le poète décrit, avec un grand luxe de détails, la foule traversant le pont et évoque aussi le contexte historique. Il parle des conséquences de la bataille sur la Montagne Blanche qui a marqué la fin de l'indépendance du royaume tchèque. Les nobles protestants tchèques exterminés ou chassés du pays ont cédé leurs palais pragois aux riches parvenus étrangers et le peuple est exposé à la germanisation. Dans la foule bigarrée on trouve non seulement ces envahisseurs étrangers étalant leur luxe mais aussi des bourgeois adipeux et une bande de mendiants loqueteux. Non loin de ce groupe on voit un jeune homme en loques, lui aussi, mais bien différent des autres clochards. L'auteur donne la description suivante de cet être fascinant: "Les traits de son visage étaient idéalement beaux, ses longs cheveux et sa barbe tendre avaient la couleur de l'or sombre. Le charme d'un mystérieux chagrin faisait briller ses yeux noirs de rêveur, profonds et humides, comme voilés de larmes." Le jeune homme est visiblement désespéré. Pendant un moment il se demande même s'il ne doit pas se jeter dans la rivière et mettre fin à ses jours. Tout à coup, une jeune femme traversant le pont aperçoit son visage est ai saisie d'un vif intérêt pour cet homme. Elle est belle mais dans sa beauté il y a quelque chose de dur et de froid. Elle s'appelle Flavia Santini, elle est de Milan et elle est sculpteur. Elle trouve dans l'inconnu un modèle idéal pour la statue du Christ qu'elle désire créer. "Que faites-vous? demande-t-elle. "Je suis poète," murmure-t-il. "Et quel est votre nom?" dit-elle. "Appelez-moi Inultus,". "C'est un nom étrange, dit Flavia. Inultus, l'Invengé ou l'Impuni? Je pense que personne hormis vous ne se nomme ainsi." "Et pourtant, dit Inultus, chacun pourrait se nommer ainsi dans ce malheureux pays, car il n'est pas une seule âme vivant ici qui n'attende la vengeance ou le châtiment."


Flavia invite Inultus dans sa maison et lui avoue sa plus haute ambition. Elle désire "créer un Christ mourant dont l'agonie serait à même de faire frémir chaque coeur, ce que n'a réussi aucune main de femme ni par le ciseau, ni par le pinceau..." Après quelques hésitations l'homme accepte de poser pour cette artiste ambitieuse bien que la nature de cette jeune femme passionnée et dure à la fois éveille une certaine inquiétude. Il se laisse enchaîner à la croix, il passe des heures dans cette position fatigante. Parfois il s'évanouit, épuisé, mais Flavia poursuit son travail. Elle cherche désespérément sur le visage de l'homme cette expression d'agonie qui rendrait sa statue inoubliable. Elle voit que le jeune homme perd rapidement les forces, que la vie déserte peu à peu son corps émacié, mais elle ne s'arrête devant rien. Elle le fait souffrir de plus en plus et lorsqu'elle n'arrive toujours pas à obtenir l'effet souhaité, elle le tue. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle peut finir son travail et qu'elle peut se dire: "Je suis sûre qu'une oeuvre immortelle est sortie de mes mains? Je me suis élevée aussi haut que je l'avais rêvé!"

Flavia ne survivra pas longtemps à Inultus, elle finira par se suicider malgré le succès de son oeuvre. Le corps du jeune homme sera trouvé dans les caves de la maison où Flavia l'a fait jeter. Lors des obsèques du martyre, toute une foule de pauvres se rassemble. Sur tout le trajet, les gens tombent à genoux et s'inclinent en extase. Certains diront que le roi David et le Christ lui-même ont marché devant le cercueil.


L'histoire d'Inultus n'est pas seulement un tableau sombre et une évocation fantastique d'un moment historique, mais aussi une réflexion sur la puissance de l'art. Elle invite le lecteur à réfléchir sur les sacrifices que l'art exige de ses adeptes, sur l'ambition et la responsabilité de l'artiste. Elle parle de la grandeur et de la misère de l'âme qui préfère le monde imaginaire au monde réel et qui risque de devenir insensible aux soucis et à la souffrance des hommes.


La traduction française de ce conte par Patrick Viret figure dans le recueil "Nouvelles pragoises" paru en 1999 aux éditions "L'esprit des Péninsules".