Frantisek Halas ou La vie posthume d'un poète

Frantisek Halas

Le poète Frantisek Halas n'est pas oublié. Ce contemporain et ami de Nezval et de Seifert, disparu déjà en 1949 à l'âge de 48 ans, échappe toujours à l'oubli, ce puit sans fond qui a englouti tant de gloires littéraires. Le livre « L`angoisse des ténèbres » de Michal Bauer, qui vient de sortir démontre que la vérité poétique des oeuvres de Halas n'a cessé de secouer la scène culturelle tchèque même après la mort du poète.

Michal Bauer résume dans son livre les réactions et interprétations de l'oeuvre de Frantisek Halas, après 1948. L'auteur renoue avec la monographie de Frantisek Halas que lui a consacrée, en 1999, l'écrivain et traducteur Ludvik Kundera, ami du poète. Michal Bauer illustre dans son livre l'instabilité des interprétations officielles de l'oeuvre de Halas et de son personnage au cours de ce dernier demi-siècle. On peut dire que ces interprétations changeaient avec chaque tournant politique et l'image officielle de Frantisek Halas était une espèce de miroir reflétant les conflits qui ébranlaient la vie culturelle tchèque.

Pour mieux comprendre le caractère explosif des oeuvres d'un poète déjà mort, il faut revenir sommairement à sa vie. Frantisek Halas est né juste au début du XXe siècle dans la famille d'un journaliste et leader prolétarien. Il passe sa première enfance dans une banlieue de la ville de Brno en Moravie. Cet apprenti libraire est écroué à 22 ans pour ses activités dans l'union des jeunesses communistes Komsomol et passe quelque temps en prison. Membre du Parti communiste à partir de 1921, il devient employé auxiliaire dans une caisse d'assurance-maladie, puis, après avoir fait son service militaire, il se rend à Paris. En 1926, il devient rédacteur de la maison d'édition Orbis à Prague. Marié en 1936, père de deux fils, il signe en 1938 un appel contre les procès politiques à Moscou, car il est loin d'être un communiste orthodoxe. Pendant la guerre, il se cache en Moravie. Après la libération, il reste sans parti mais devient président du Syndicat des écrivains tchèques et fonctionnaire du ministère des Informations. Il renonce cependant à toutes ces fonctions après son voyage en URSS et le putch communistes en février 1948. Il meurt en 1949 d'une attaque cardiaque. Sa vie posthume commence.


Frantisek Halas publie son premier recueil de poésies Sepie (Seiche) à 26 ans, donc relativement tard. Bien que ces premiers poèmes soient marqués encore par les principes du poétisme, mouvement d'avant-garde littéraire tchèque, Halas s'impose pratiquement tout de suite par l'originalité de sa voix. Les recueils qui suivent dont «Le Coq effarouche la mort», « L'espoir décapité », « Notre dame Bozena Nemcova», « Et alors le poète » montrent un poète hypersensible aux beautés de l'existence terrestre, mais qui n'en est pas moins envahi par le sentiment du tragique de la vie. Un homme qui cherche honnêtement et douloureusement sa place dans un monde bouleversé par des tournants historiques. Un homme qui sait exprimer l'amour profond de son pays et la conscience de ses racines dans les poèmes en prose réunis sous le titre « J' y retournerai ». Un homme qui aime les enfants et leur dédie une partie importante de sa création.

Devenu un des poètes tchèques les plus populaires et les plus aimés, Halas a suscité l'admiration, mais aussi l'envie. Sa mort, en 1949, est conçue presque comme une tragédie nationale. Les dirigeants communistes et même le président Klement Gottwald portent aux nus ce poète qui pourtant dans les dernières années de sa vie ne cachait pas sa déception de l'évolution politique de son pays, mais que la mort a obligé de se taire.

Cependant, une seule année suffira pour que cette image édulcorée d'un poète encensé par le régime s'écroule. Lors d'une réunion de l'Union des écrivains en 1950, l'arbitre idéologique de la littérature tchèque, Ladislav Stoll, accuse le poète disparu de subjectivisme et de formalisme qui n'ont rien à voir avec la véritable poésie humaniste. Il met au pilori dans ce contexte notamment son recueil « Les Vieilles Femmes ». Ce tableau cru de la vieillesse et du dépérissement peint par des métaphores étonnantes et hardies a suscité déjà une vive polémique lors de sa parution en 1935 ...

mains de vieilles femmes

plus jaunes que la glaise sous le cercueil

ouvertes et vides

vous mains fripées usées à l'ouvrage

voiles de Styx

jumelles de la prière

sceptre sans pouvoir

nids de crispations

brizes de l'abandon

parterres de veines

muettes avocates

flasques drapeaux

aides-de-camp de l'élargissement

prodigues appauvris

presse-papiers de l'insomnie

Il suffit de citer ces quelques vers tirés des « Vieilles Femmes » pour se rendre compte que ce langage qui fouille sous la surface des choses pour leur arracher leur vérité intérieure, devait jurer terriblement avec l'optimisme obligatoire des années 1950. Halas est accusé de perversion morbide, d'existentialisme, de dépravation de la jeunesse.

Dans l'atmosphère d'angoisse et d'oppression de ces années-là, marquée par les purges et les procès staliniens, on cesse de tolérer toute idée indépendante. Prendre la défense d'un artiste accusé de formalisme dans une telle situation est donc très dangereux parce qu'on peut provoquer la colère des idéologues du régime. Pourtant les défenseurs de Halas ne manquent pas. C'est tout abord le père du poète qui élève la voix pour défendre son fils, puis se sont les écrivains Ludvik Kundera, Alena Vrbova et Vitezslav Nezval. Mais ce n'est qu'en 1956, trois après la mort de Staline et l'avènement de Khrouchtchev qui lance une politique de « déstalinisation », que Frantisek Hrubin, disciple et ami de Halas, s'en prend publiquement aux détracteurs du poète à la tribune du IIe congrès de l'Union des écrivains tchécoslovaques.

Frantisek Halas
C'est donc presque une réhabilitation officielle de Frantisek Halas, c'est aussi le signe que le climat dans la société tchèque commence à se détendre et qu'un espoir de liberté point à l'horizon. Mais au fond, Frantisek Halas avait-il vraiment besoin d'une telle réhabilitation? Un poète n'a pas besoin d'être encensé par les puissants, surtout quand il est mort et n'est plus obligé de gagner sa vie. Il lui sied d'être proscrit et maudit, son oeuvre n'en sera que plus attractive. D'ailleurs, on ne s'est pas laissé tromper par la propagande idéologique et Frantisek Halas n'a jamais cessé d'être aimé par ces lecteurs.

(Les vers du recueil « Les Vieilles Femmes » ont été traduits en français par Erica Abrams)