Anna Lauermannová-Mikschová : l’art de créer un salon littéraire

Anna Lauermannová-Mikschová, photo: PNP

L’histoire de la littérature serait sans doute beaucoup plus pauvre sans ses salons. Née en France, la mode des salons littéraires s’est répandue dans toute l’Europe, y compris dans les pays de la couronne tchèque. Aujourd’hui, nous vous invitons dans un salon tenu à Prague au tournant des XIXe et XXe siècles par Anna Lauermannová-Mikschová, femme spirituelle qui avait le don d’attirer la fine fleur de la société tchèque de son temps. Pendant une grande partie de sa vie, elle a tenu un journal intime, et c’est grâce à ces innombrables cahiers remplis de son écriture que nous pouvons tirer de l’oubli la vie et l’œuvre d’ Anna Lauermannová-Mikschová, ainsi que l’atmosphère qui régnait dans son salon.

'Les journaux choisis d'Anna Lauermannová-Mikschová',  photo: PNP
« Bien que vous ayez une langue de vipère, vous avez aussi ce que les Français appellent la politesse du bon cœur, et aussi un appartement assez vaste. Alors, ça pourrait aller. » C’est avec ces paroles que František Ladislav Rieger, un des hommes politiques tchèques les plus importants du XIXe siècle, a encouragé Anna Lauermannová qui hésitait à ouvrir un salon littéraire. Elle ne pouvait pas savoir que celui-ci deviendrait un centre important de la vie culturelle pragoise. Nous pouvons le constater aujourd’hui grâce au recueil de textes que ses éditrices Tereza Riedlbauchová et Eva Farková ont intitulé « Z deniků Anny Lauermannové-Mikschové - Les Journaux choisis d’Anna Lauermannová-Mikschová ». C’est un heureux hasard qui a permis à Tereza Riedlbauchová de rassembler et de publier le journal de cette femme témoin de plusieurs décennies de la vie culturelle tchèque :

« J’ai eu la possibilité de lire ce journal parce que l’arrière-petit-fils d’Anna Lauermannová, Jordan Joachim, était un ami de longue date de mes parents. Il y a plusieurs années de cela, il avait déjà mis ces journaux à ma disposition. J’ai donc eu le temps de les lire et de les préparer progressivement à l’édition. J’ai fait ce travail en collaboration avec l’historienne Eva Farková. »

Anna Lauermannová-Mikschová,  photo: PNP
Anna Lauermannová- Mikschová est née en1852 dans la famille du médecin pragois et fervent patriote tchèque Mikuláš Miksche. Pendant l’enfance d’Anna, cette famille patricienne achète une maison de rapport près de l’Eglise Notre-Dame-des-neiges dans le centre de Prague. Anna y habitera jusqu’à la fin de sa vie et cette maison abritera aussi son salon. L’enfance de cette fille de docteur n’est pas particulièrement heureuse, car sa mère souffre de mélancolie tandis que sa sœur cadette a une fâcheuse tendance à la sermonner. L’instruction qu’elle reçoit est cependant aussi riche que variée. Elle fréquente une bonne école tchèque pour jeunes filles, apprend le tchèque, l’allemand, le français et l’italien, elle prend des leçons de peinture, de chant et de piano. En 1875 elle épouse Josef Lauermann, petit-fils de Josef Jungmann, une des plus importantes personnalités de la renaissance du peuple et de la langue tchèques au XIXe siècle. Mais le mari souffre d’une maladie mentale qui se manifeste entre autres par de violents accès de jalousie et le mariage n’est pas heureux. En 1885 la jeune femme, qui est déjà mère d’une petite fille, Olga, et souffre d’une maladie pulmonaire, décide de partir. Accompagnée de sa mère et de sa fille, elle part d’abord en Suisse pour soigner sa maladie, puis s’installe en Italie où elle passera, selon ses dires, les deux plus belles années de sa vie. Pendant tout ce temps elle rédige son journal dans lequel elle évoque les événements de son existence et auquel elle confie ses impressions. Tereza Riedlbauchová constate cependant que le journal ne s’est pas conservé dans son intégralité :

« Les journaux couvrent la période allant de 1872 à 1929, mais seuls trois cahiers des années 1870 et deux autres des années 1920 ont été conservés. Cette période ne figure donc presque pas dans les journaux. Les journaux couvrent donc surtout la période entre 1880 et 1920 et les cahiers sur ces décennies sont abondants. Il y a en quelque soixante-dix exemplaires. »

Tereza Riedlbauchová,  photo: literarnisalon.cz
Pendant son séjour en Italie Anna ose demander la séparation de son mari et quand elle revient à Prague en 1888, elle est déjà divorcée. Sa situation se complique parce que le divorce est considéré comme un acte scandaleux et intolérable et la société de l’époque accuse la jeune femme d’être responsable de l’échec de son mariage. Elle retrouve pourtant quelques vieux amis dont Marie Červinková -Riegrová, femme de lettres et librettiste d’opéra, et le poète Julius Zeyer. Sa situation dans les milieux pragois s’améliore peu-à-peu et finalement elle peut ouvrir son salon. Tereza Riedlbauchová précise :

« Elle a tenu un salon littéraire depuis les années1880 pratiquement jusqu’à sa mort en 1932. Elle est donc arrivée à s’imposer parce qu’elle savait s’entourer de personnalités importantes, d’artistes, d’écrivains, d’hommes politiques, de professeurs, etc. »

Les deux éditrices du journal ont cherché à saisir par leur choix de textes les témoignages d’Anna Lauermannová sur les événements sociaux et politiques de son temps mais surtout sur les rencontres et les visiteurs de son appartement. Ces rencontres appelées par Anna modestement « čajové konvičky - les petites théières » attiraient chez elle comme un aimant plusieurs générations des personnalités de la vie culturelle et intellectuelle pragoise. Grâce à son esprit et son amabilité elle côtoie entre autres les poètes Jaroslav Vrchlický, Josef Václav Sládek, Julius Zeyer et Jiří Karásek ze Lvovic, le directeur du Théâtre national Adolf Šubert, le dramaturge Ladislav Stroupežnický, l’homme politique František Ladislav Rieger, les historiens de la littérature František Xaver Šalda, Hanuš Jelínek et Arne Novák. Parmi ses visiteurs il y a aussi l’historien Jaroslav Goll qui fait naître dans le cœur d’Anna une passion secrète qui restera inavouée. Les femmes ne manquent pas non plus dans les intérieurs douillets d’Anna. Elle y reçoit entre autres les femmes de lettres Gabriela Preissová, Marie Červinková-Riegrová et Anna Marie Tilschová, le peintre Zdenka Braunerová et Alice Masaryková, fille du premier président de la République tchécoslovaque. Dans les premières décennies du XXe siècle le salon s’ouvre aussi aux représentants de l’avant- garde artistique dont l’écrivain Karel Čapek accompagné de son frère, le peintre Josef Čapek.

Karel Čapek,  photo: Wikimedia Commons,  Free Domain
Les membres de ce brillant cénacle reviennent dans leurs conversations aux derniers événements culturels et politiques, aux livres qui viennent de paraître, aux dernières productions théâtrales et musicales. Ils discutent parfois aussi sur leurs propres œuvres littéraires. De temps en temps ils assistent à des conférences données dans le salon par d’éminents universitaires et parfois ils jouent du théâtre, des pièces de Gogol, de Musset et de Felix Téver, ce qui est le pseudonyme masculin de la maîtresse du salon. En effet, Anna Lauermannová est également écrivaine qui ne manque pas d’ambitions littéraires. Elle écrit et publie contes, romans et pièces de théâtre qui ne suscitent cependant qu’un accueil mitigé du public et seront bientôt oubliés. C’est donc son salon qui restera son chef d’œuvre et c’est son journal qui peut être considéré sans doute comme sa plus grande œuvre littéraire. Tereza Riedelbauchová estime que le journal est beaucoup plus vivant que les autres œuvres d’Anna :

« Il y a une grande différence entre la façon dont Anna Lauermannova décrit ses amis dans son journal et dans ses Mémoires qu’elle a rédigées vers la fin de sa vie. Dans son journal, elle est très ironique, très mordante, elle se montre très sévère vis-à-vis de tout le monde, à l’exception de quelques personnes seulement, dont son amie Marie Riegrová-Červinková, elle aussi femme de lettres, ou le poète Julius Zeyer qu’Anna admirait et adorait. A ces quelques exceptions près, toutes les autres personnalités qui fréquentaient son salon sont vues d’un œil très critique, et il est très intéressant de découvrir dans le journal son regard intime et désabusé. »

Le maison de famille d'Anna Lauermannová-Mikschová,  photo: PNP
Anna Lauermannová n’était pas donc que cette femme spirituelle et aimable, qui savait écouter attentivement et susciter la confiance de ses interlocuteurs, mais aussi une observatrice perspicace et un juge parfois sévère des gens qui l’entouraient. Elle savait parfaitement se dominer et attirer les gens par sa gentillesse, mais ce n’est que dans son journal qu’elle devenait sincère et se démasquait en quelque sorte. Et c’est cette sincérité parfois amère et cuisante que beaucoup de ses amis ne lui auraient pas pardonné, qui donne la plasticité, la vie et le charme à son style et assure la longévité à son journal.