Alena Zemančíková : les choses indicibles dans la vie d’une famille

Alena Zemančíková, photo: Větrné mlýny

Il y a des romans dans lesquels nous admirons la fantaisie du romancier et sa capacité d’affabulation, il y en a d’autres où nous sentons dans chaque page, dans chaque détail que l’auteur se confie et se livre à son lecteur et le prend à témoin de sa propre vie. L’écrivaine tchèque Alena Zemančíková se classe dans cette deuxième catégorie. Dans son livre « Příběh v řeči nepřímé » (« Récit dans le langage indirect »), elle revient sur l’histoire de sa famille pour y chercher péniblement et obstinément la vérité sur sa vie et sur les vies de ses proches.

Un récit en grande partie autobiographique

Alena Zemančíková,  photo: Větrné mlýny
Depuis 1997 Alena Zemančíková travaille à la Radio publique tchèque à Prague où elle a écrit trois pièces de théâtre radiophoniques et réalisé de nombreuses émissions littéraires. Ses articles paraissent dans des journaux et des revues et elle a publié des recueils de contes. Elle est mère de quatre enfants. Né en 1955, elle a étudié à la faculté de théâtre à Prague, elle a fait aussi toute une série de métiers manuels. Sa biographie mouvementée est une suite d’événements qui ont abondement nourri son inspiration et se reflètent dans son livre « Récit dans le langage indirect », qui est son premier roman. Il n’est pas facile pour elle de résumer ce récit qui est raconté par Anna, alter ego de l’auteure, d’une façon qui peut sembler désordonnée, récit plein de digressions et de retours dans le temps :

« L’histoire de ce livre est située dans plusieurs époques mais je pense que deux de ces périodes sont fondamentales. L’une de ces époques est l’actualité dans laquelle la narratrice évoque la situation actuelle ou récente et la deuxième période qui est, je crois, la plus importante dans le livre, est celle que nous appelons la normalisation, la période de l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique. (…) Le personnage d’Anna est assez autobiographique et l’histoire des gens qui viennent pour s’établir dans cette région frontalière avec les meilleures intentions et qui ne sont pas motivés par le profit ou le carriérisme, c’est l’histoire de ma famille, de plusieurs branches de ma famille. »

Un jaillissement de souvenirs

'Récit dans le langage indirect',  photo: Větrné mlýny
Plusieurs branches de sa famille fusionnent dans le roman d’Alena Zemančíková et permettent à l’auteur de raconter son récit d’une façon plus concise, plus condensée. Tout commence par une tragédie. La journaliste Anna qui vit et travaille à Prague, apprend que son frère s’est suicidé. Ce drame l’atteint profondément et déclenche en elle un jaillissement de souvenirs, une nécessité de jeter un regard scrutateur sur elle-même et ses proches, d’arracher à l’oubli cet enchaînement des causes et des conséquences qui ont marqué le destin de sa famille. Trois protagonistes se dégagent de la foule des personnages de ce roman – Anna qui nous raconte cette histoire, son frère qui n’a pas trouvé sa place dans la vie et dont le souvenir revient pendant tout le récit, et finalement la mère de la narratrice, une femme de caractère, belle et compliquée. En décrivant sa nature et son comportement souvent discutable, Alena Zemančíková ne se départit jamais du respect et d’une profonde sympathie pour cette femme :

« La mère est pour moi, et je n’y ajoute aucun jugement personnel, une femme socialiste modèle mais cela ne veut pas dire qu’elle soit une militante pour les droits des femmes ou une fonctionnaire communiste. C’est une personne émancipée et indépendante qui travaille et assume toute la responsabilité de sa vie. Elle est assez non-conformiste mais seulement dans certaines situations qui concernent sa propre personne. Née dans l’entre-deux-guerres, elle n’a pas encore perdu le sens d’un certain ordre qui lui a été inculqué par son éducation bourgeoise mais en même temps toute sa vie adulte, professionnelle et maternelle se passe sous le communisme, ce qui la façonne bien différemment. Je connais beaucoup de femmes de ce genre. »

Un personnage type

La mère dans le roman est dans une certaine mesure aussi un personnage type composé de caractères d’autres femmes de son temps. En créant ce personnage qui ressemble beaucoup à sa propre mère, Alena Zemančíková voulait attirer l’attention sur un phénomène important de la société tchèque de la seconde moitié du XXe siècle qui n’est pas assez mis en évidence et est plutôt sous-estimé. Elle déplore que ce phénomène féminin, le rôle et la condition de la femme sous le régime autoritaire, n’est pas pris au sérieux :

« Je regrette surtout que ce phénomène ait été comme désavoué après la chute du communisme, comme si tout cela n’avait aucune valeur et aucune importance. Evidemment cela s’est manifesté par une baisse rapide de la participation des femmes tchèques à la vie politique. En 1989, il y avait dans l’espace public beaucoup plus de femmes que 25 ans plus tard. C’étaient donc aussi des raisons sociales, sociologiques et même politiques qui s’imposaient lorsque je réfléchissais sur le caractère du personnage de la mère dans mon livre. »

Toute une pléiade de personnages resurgit du passé dans ce livre qui est aussi un voyage dans le temps et dans l’univers familial d’Anna. Le lecteur est témoin entre autres de la désagrégation de sa famille qui se scinde en deux car après la séparation de ses parents, le frère d’Anna s’en va avec son père et Anna vit avec sa mère à la campagne dans des conditions tout à fait rudimentaires. Les hommes qui partagent par la suite la vie de la mère n’arrivent pas à combler le vide laissé par le départ du père dans vie de la petite fille. Parallèlement se déroule devant le lecteur la vie adulte d’Anna qui, elle aussi, devient épouse et mère mais n’arrive pas à créer un foyer familial. La mère et la fille n’échappent pas non plus aux problèmes politiques qui compliquent leur situation dans la société, à la marginalisation provoqués par des changements de régimes, aux pressions de toutes sortes, aux vicissitudes de l’histoire tchèque de la seconde moitié du XXe siècle.

Une région abandonnée

Photo illustrative: MartinVeselka,  CC BY-SA 4.0 International
Une grande partie du livre se déroule au sud-ouest de la Bohême, région abandonnée par les Allemands des Sudètes au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et où il n’est pas facile de vivre mais qui a gardé une beauté austère. L’auteure constate :

« Je dirais que le rôle de cette région dans la vie des personnages de mon livre est tout-à-fait essentiel. Il est curieux de constater cependant que les Allemands transférés ne jouent aucun rôle dans la vie de ces personnages. D’ailleurs la famille dont je parle n’est pas venue dans les Sudètes pour tirer profit du départ des Allemands. Elle ne s’est pas enrichie dans cette région. C’étaient des cadres communistes qui restaient complètement neutres par rapport au passé. Cependant le paysage de la région a été profondément atteint par le départ de la population allemande. La région été vidée et sur le plan sociologique elle souffre d’une composition démographique bien bizarre. Et cela joue sans doute aussi un rôle dans la vie de cette famille. »

Ecrire sur les choses qui n’ont pas été dites

Le lecteur est tout de suite intrigué par la famille d’Anna ou rien n’est facile et dont les membres ont toujours tendance à se compliquer la vie mais arrivent pourtant parfois même à être heureux. Il plonge dans cet univers familial ou beaucoup de choses sont restées inavouées et cherche avec la narratrice Anna et l’écrivaine Alena Zemančíková à comprendre les motifs et les réactions de tous ces personnages et de répondre à la multitude de questions latentes qui les concernent, qui n’ont pas été posées et qui s’imposent :

« Je dois dire que j’ai attendu longtemps avant de publier ce livre. En fait, dix ans. Je ne voulais pas le faire tant que certaines personnes étaient encore en vie. Je ne voulais pas les blesser et je savais que je les blesserais. Je regrette donc de ne pas avoir eu le temps de régler avec mes proches qui sont morts ce que j’ai réussi à régler avec moi-même. Et je regrette aussi de pas avoir posé certaines questions aux gens qui m’ont rencontrée, m’ont apostrophée et m’ont influencée dans la vie et qui sont morts, eux aussi. Quand ils vivaient, je ne savais pas quoi leur demander. Aujourd’hui je le sais, mais ils ne sont plus là. »


Le livre « Příběh v řeči nepřímé » (« Récit dans le langage indirect ») d'Alena Zemančíková est sorti aux éditions Větrné mlýny.