Requiem pour un général

Albrecht de Wallenstein

"Errance", roman de Jaroslav Durych inspiré de la vie du général Albrecht de Wallenstein, est considéré comme un des livres les plus accomplis et les plus profonds de la littérature tchèque du 20ème siècle. Jaroslav Durych sentait pourtant qu'il restait encore quelque chose à dire à ce sujet et a ajouté à la grande trilogie sur Wallenstein une petite trilogie en guise d'épilogue. Il s'agit de trois contes inspirés par les événements survenus après la mort du généralissime. Durych a donné à ce triptyque un titre qui exprime parfaitement son caractère: "Requiem".

Jaroslav Durych était loin de plaire à tout le monde. Né en 1886 à Hradec Kralove, il est l'un des quatre fils d'un journaliste et écrivain régional. Orphelin, il est obligé de vivre à partir de 11 ans avec divers membres de la famille. Sa grand-mère l'envoie dans des établissements religieux. Médecin militaire, il sert en cette qualité pendant la Première Guerre mondiale et connaît de près la souffrance humaine. Toute sa vie et toute son oeuvre seront marquées par son catholicisme et sa haine du libéralisme. Il dérange ses contemporains par son intransigeance et ses opinions contraires à l'optimisme officiel de la Première république tchécoslovaque et se fait accuser de sympathies fascistes. Dans les années vingt et trente, il voyage en Europe et se rend en Allemagne, en Espagne et en Italie. Il écrit des poèmes, des pièces de théâtre, des récits de voyage, des romans. Outre « Errance », il écrira également un grand ouvrage intitulé « Serviteurs inutiles », un éloge à la Compagnie de Jésus. Après 1948, il est obligé de se retirer de la vie publique. Son livre « Serviteurs inutiles » ne sera publié qu'après sa mort à l'étranger.

Le personnage du duc Albrecht de Wallenstein exerçait sans doute un attrait particulier, voire une fascination, sur Jaroslav Durych. Il faut constater qu'il était loin d'être seul à chercher de l'inspiration dans la vie de ce guerrier du 17ème siècle aux ambitions royales. Wallenstein est né en Bohême en 1583, il a reçu une éducation protestante, mais s'est converti au catholicisme. Après la défaite de la noblesse tchèque par les Habsbourg à la Montagne Blanche en 1620, il est devenu l'homme le plus puissant de l'armée impériale qui défendait l'empire autrichien contre les puissances agressives du nord, notamment contre les Suédois. Indifférent sur le plan religieux, porté sur les sciences occultes et l'astrologie, bâtisseur de palais d'une splendeur annonçant déjà l'art baroque, le généralissime Wallenstein a fait signer un serment de fidélité à ses généraux et s'est substitué ainsi au pouvoir de l'empereur. Son intention était probablement de se faire couronner roi de Bohême. L'empereur d'Autriche Ferdinand II a su cependant déjouer cette conspiration et a fait assassiner Wallenstein à Cheb - Eger.

Trois contes réunis dans le livre « Requiem » évoquent, chacun à sa façon, la situation qui s'est produite après la mort du généralissime. Dans la préface de la traduction française du livre, les traducteurs Hana Jechova-Voisine et Jacques Voisine écrivent: "Durych, qui a traité dans « Errance » l'épisode du massacre de Wallenstein et de ses compagnons à Eger, présente dans « Requiem » trois moments du destin posthume du héros et de sa légende. Les lendemains amers de l'épopée lui sont l'occasion d'exalter le courage et la fierté, de flétrir la lâcheté, et d'associer à la célébration du héros la verdeur d'une ironie féroce."

Le triptyque s'ouvre par le conte intitulé « Le Courrier ». Le lecteur assiste à l'arrivée d'un courrier militaire dans la ville d'Olomouc en Moravie. Il apporte une lettre signée de Sa majesté. Et c'est un curieux quiproquo auquel assistent le cardinal d'Olomouc et le général de l'armée impériale. Il s'avère, au bout d'un moment, que la lettre porte le sceau du duc de Friedland, c'est-à-dire le sceau de Wallenstein. Le cardinal et le général finissent par comprendre que dans certaines parties de l'armée autrichienne, on ne sait pas encore, on refuse d'admettre que Wallenstein est mort, et que ceux qui ont pris part à sa conspiration sont en prison. Autrement, il ne serait pas possible que ce courrier hardi et violant parle de Sa Majesté, le roi Albrecht de Wallenstein, qu'il ose demander un serment de fidélité à ce nouveau roi et interdise toute sorte d'association et de collaboration avec celui qu'il a appelé l'ex-empereur Ferdinand II. Il devient évident que le courrier est convaincu que le généralissime a brisé le pouvoir impérial et s'est fait couronner roi de Bohême. Ce n'est qu'au moment où l'on présente les preuves irréversibles que le généralissime a été victime d'un attentat, que ses compagnons ont été tués et sa conspiration déjouée, que le courrier doit se rendre à l'évidence. Dans son for intérieur, il n'arrive cependant pas à accepter une telle fin de son idole. Parti du palais, il enfonce les éperons dans les flancs de son cheval, se jette contre les palissades et se tue.

Tandis que le premier conte parle de la légende qui survit au héros, le deuxième volet, intitulé « La prairie de Budweis », évoque le dégrisement des compagnons du général Wallenstein au lendemain de sa défaite. Ils se rencontrent sur une prairie, autour de la masure abandonnée d'un équarrisseur, non loin de la ville de Budejovice en Bohême du Sud. C'est un rendez-vous des généraux qui ont mal choisi leur chef et risquent maintenant de perdre leurs biens, leurs carrières, et peut-être même leurs vies. C'est comme le lendemain d'une orgie pleine de vie et de passions, lendemain qui se noie dans la grisaille, dans la peur de l'avenir et dans la lâcheté.

"L'allée était sans fin. Les arbres montaient silencieusement avec une morne gravité (...) C'était des tilleuls, pas très vieux, mais d'une certaine façon étrangement expérimentés, bizarres et presque sournois. Ils étaient par rang de quatre, au milieu passait une large voie, et de chaque coté une contre-allée assez spacieuse. Le soleil, à les regarder, se recroquevillait, et les troncs semblaient s'appuyer sur leurs ombres froides et obliques en se moquant du soleil et du jour. Mais l'étrange était que de tous côtés ces troncs dressés silencieusement, menaçants, s'inclinaient vers le milieu de cette grande voie; certains s'inclinaient davantage, et il paraissait que c'était précisément ces tilleuls curieux qui n'en pouvaient plus d'attendre, qui voulaient voir les premiers de tous s'il arrivait enfin, si on l'amenait enfin." C'est par ces paroles que Jaroslav Durych décrit, dans le troisième conte du recueil, l'allée menant vers le dernier refuge de Wallenstein - la chartreuse de Valdice. Dans l'enceinte de la chartreuse, le généralissime a fait construire une église pour abriter sa tombe. Maintenant, il repose sous les dalles, mais le monde des vivants refuse encore de lui donner la paix. Un curieux cortège a emprunté l'allée des tilleuls pour se diriger vers sa dernière demeure. Une luxueuse carrosse amène ici le général suédois Banér et son épouse, car le domaine de Valdice a été pris par l'armée suédoise, armée contre laquelle Wallenstein avait lutté.

L'atmosphère lugubre et l'incertitude planant sur les intentions de son mari pèsent sur madame Banér, envahie par une vague peur de la mort. Le lecteur suit la noble compagnie jusqu'à l'intérieur de l'église qui retentit de prières de chartreux. Le général Banér fait ouvrir le caveau et sortir le cercueil de Wallenstein. L'auteur ne nous fait grâce d'aucun détail du cadavre hideux, déjà rendu méconnaissable par la décomposition, qui dort "au milieu de la pourriture, insouciant, nonchalant, comme si son cercueil n'était pas ouvert, comme s'il n'y avait pas là le général de la couronne suédoise avec sa pieuse épouse dans sa robe neuve, avec des personnages haut gradés et des soldats..." Et le général suédois dit à son épouse épouvantée, ainsi qu'aux gens qui l'accompagnent et reculent face à cette profanation de sépulture: "Ce général a été la cause de cette grande guerre, et aussi du fait que mon roi suédois entra avec son armée sur la terre allemande et périt dans la bataille de Lützen; à cause de quoi c'est justice que la tête et le bras droit, l'un et l'autre, soient conservés en mémoire à tout jamais en la terre suédoise." Sur ordre du général, la tête et le bras sont détachés du cadavre et emballés dans un tapis. Le cortège se met en route pour le voyage du retour. Le général Banér se demande si l'odeur sépulcrale du paquet au contenu macabre disparaîtra avant l'arrivée du butin en Suède. "Il sourit à l'idée que la joie des conseillers de la couronne pourrait se tourner en rictus sous l'effet du caractère particulier de ce butin désiré et précieux..." Et Madame Banér s'aperçoit qu'elle n'a plus peur de la mort.

("Requiem" de Jaroslav Durych traduit par Hana Jechova-Voisine et Jacques Voisine est paru aux éditions ELLUG.)