Vie et mort de saint Adalbert

Saint Adalbert
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Adalbert est-il un saint national, et notamment pour les Tchèques, pour qui il est connu sous le nom de Vojtěch, ou bien un saint européen ? C’est la question que s’est posée l’historienne Geneviève Bührer-Thierry pour un colloque sur la question des saints et de leur culte en Europe centrale qui a donné lieu à une publication en décembre dernier. Pour Radio Prague, la médiéviste est revenue sur les « tribulations » d’Adalbert et a commencé par rappeler le contexte dans lequel il naît dans la Bohême du milieu du Xe siècle :

De Vojtěch à Adalbert, le premier évêque de la « nouvelle chrétienté »

Saint Adalbert,  photo: Honza Groh,  CC BY-SA 3.0
« Vojtěch est né à un moment très particulier de cette histoire. Il est né vers 956-957, c’est-à-dire immédiatement après la grande bataille du Lechfeld qui est la dernière grande bataille contre les Hongrois. En clair, il est né dans une Europe centrale, pour l’appeler comme cela, qui est en train de se stabiliser parce que les Hongrois, qui ont commis beaucoup de déprédations dans la région, vont se stabiliser et s’installer dans la plaine de Pannonie. De ce fait, les circulations vont être plus faciles dans cette région et la Bohême, qui, est certes aux marges de l’Empire, va devenir une sorte de carrefour d’influences et aussi de routes, puisqu’on va devoir aussi traverser la Bohême pour aller par exemple en Pologne, qui est aussi un Etat en construction. »

La Bohême est aussi un territoire sur lequel il y a des rivalités entre plusieurs familles, notamment entre les Přemyslides, la famille ducale, et les Slavnikides, la famille dont est issu Vojtěch. Dans votre contribution, vous parlez d’une vision traditionnelle de la rivalité entre ces familles et d’une vision plus moderne où les Slavnikides sont vus comme les dépositaires du pouvoir přemyslide dans l’est de la Bohême…

« Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on est dans des sociétés où la compétition entre les familles est très importante. Bien sûr, il y a des rivalités entre les grands groupes familiaux, mais cette rivalité n’exclut pas à un certain moment la coopération. C’est cela que nous appelons une société de compétition et c’est très spécifique de toutes ces sociétés du haut Moyen Âge.

On a le sentiment, dans cette fin de Xe siècle, que le pouvoir ducal, přemyslide, essaie de construire une sorte de principauté, même si elle est très contrôlée par le voisin ottonien et que, à l’intérieur de cette principauté, en effet, leurs principaux ‘concurrents’ sont les Slavnikides. Traditionnellement, on expliquait que les Slavnikides voulaient en quelque sorte prendre le pouvoir pour eux. Aujourd’hui, on a plutôt l’impression d’être dans une configuration où les Slavnikides seraient à l’origine des dépositaires du pouvoir ducal. Ils auraient été dans un premier temps en effet les représentants du duc dans la partie orientale de la Bohême et puis, ils auraient pris de plus en plus d’autonomie et ils en seraient venus à concurrencer le pouvoir ducal.

Un petit peu comme ce qu’il se passe exactement au même moment en Francie occidentale où vous avez des chefs de principauté qui, au bout d’un moment, ne s’estiment finalement pas si dépendants du roi et presque sur un pied d’égalité avec lui. »

Comment Vojtěch devient-il évêque de Prague sous le nom d’Adalbert ? Qu’est-ce que cela représente qu’un Tchèque devienne évêque ?

Saint Adalbert
« En effet, Adalbert est le premier évêque autochtone de Prague. Il faut d’abord savoir que Prague est devenu un évêché indépendant seulement en 973, c’est-à-dire extrêmement tard puisqu’on estime qu’on a les premiers chrétiens dans la région au moins un siècle avant et donc cinquante ans de christianisation véritablement profonde.

Prague était sous le contrôle de l’Eglise bavaroise, qui ne voulait pas du tout que cette région devienne indépendante puisqu’évidemment, cela limitait son influence. C’est la raison pour laquelle ils ont dû se battre assez longtemps et finalement, en 973, Otton Ier et le pape ont accordé à Prague la possibilité d’être un diocèse indépendant, qui ne dépend plus d’ailleurs de l’archidiocèse de Salzbourg, c’est-à-dire des Bavarois, mais qui est rattaché à l’archidiocèse de Mayence. Ce qui les arrange bien parce que Mayence est tout de même très loin et cela les rend donc assez autonomes.

Le premier évêque en 973 est un Saxon et le deuxième évêque est Adalbert. Il est choisi à l’évidence par l’empereur Otton II qui va l’investir à Vérone. Adalbert devra aller chercher l’investiture, qui est donnée à l’époque par l’empereur, jusqu’en Italie où il se trouve en 983. Bien entendu, c’est très important que ce soit un ecclésiastique autochtone qui soit choisi comme évêque de Prague. Il est difficile de savoir en revanche quel a été le rôle du duc přemyslide dans cette histoire. A-t-il été tellement content de voir un Slavnikide occuper le siège de Prague ? Ce n’est pas très évident et on peut penser que c’est aussi à l’origine des difficultés qu’Adalbert va rencontrer dans l’exercice de son ministère. »

Dur d’être un évêque en Bohême

Quels sont justement ces difficultés ? Que nous disent-elles du processus de christianisation des pays tchèques ?

Saint Adalbert
« Adalbert s’est trouvé rapidement confronté à une sorte d’incompréhension entre le message qu’il voulait porter et ses ouailles qui ne l’écoutent pas du tout, qui ne comprennent sans doute pas ce qu’il dit. Il leur reproche de ne pas se comporter comme des chrétiens. Pour eux, comme pour beaucoup de ces populations nouvellement converties, être chrétien, c’est d’abord être baptisé. A partir du moment où on est baptisé et confirmé par l’évêque, on est chrétien et finalement cela suffit.

Adalbert a été élevé dans l’Eglise de l’Empire. Il a été élevé une grande partie de sa vie à Magdebourg, au contact d’ecclésiastiques qui vivent dans des sociétés christianisés depuis plus longtemps et il estime que son devoir, en tant que chef du troupeau, c’est d’obliger ses fidèles à respecter, par exemple le calendrier chrétien, à ne pas tenir le marché le dimanche, à respecter les règles du mariage, à ne pas se faire justice eux-mêmes. Tout cela, c’est un discours qui manifestement n’est pas facilement entendu.

A quoi on peut ajouter la fameuse question des esclaves. La Bohême se trouve sur une route un peu transversale, qui traverse l’Europe d’Est en Ouest, et notamment sur une grande route commerciale qui va de Ratisbonne, c’est-à-dire de la vallée du Danube en Bavière, jusqu’à Kiev. C’est par cette route que circulent les esclaves qui sont vendus sur les marchés méditerranéens et qui sont encore très nombreux. Adalbert est, comme tout évêque chrétien qui se respecte, hostile au commerce des esclaves. Or le commerce des esclaves, c’est aussi une ressource très importante pour les ducs přemyslides, pour les marchands qui trafiquent ces esclaves qui viennent de l’Europe orientale et il n’est pour eux pas question d’arrêter ce genre de commerce. »

Adalbert sur les routes, jusqu’au martyre

Cet épiscopat se passe mal et Adalbert part en exil. Il va à Rome où il vit quatre années dans un monastère. Il retourne finalement en Bohême, on sait qu’il a peut-être été en Hongrie y baptiser Etienne. Il part à Rome dans un second exil avant de faire un nouveau voyage qui l’entraîne à travers la Francie… Que signifie cette grande mobilité d’Adalbert ?

Saint Adalbert
« Cela nous dit d’abord que les ecclésiastiques sont sans doute dans l’Europe de cette époque, du Xe siècle, de la fin du Xe siècle, ceux qui circulent le plus. Ils circulent parce qu’ils sont missionnaires, ils circulent parce qu’ils font des pèlerinages. Ils ne sont pas les seuls à circuler. On a l’image d’un Moyen Âge très statique alors qu’en réalité, c’est une société où les gens circulent beaucoup. Cela peut étonner parce qu’évidemment, il n’y pas de moyens de circulation comparables à ceux qui existent aujourd’hui. Néanmoins, c’est une Europe d’une grande mobilité, au moins pour les élites. Les paysans sont peut-être plus attachés à leur sol et à leurs récoltes ; il faut bien qu’ils soient là. Mais les élites circulent énormément.

Ce qui est intéressant dans le cas d’Adalbert, c’est de voir qu’il voyage à l’échelle de toute l’Europe chrétienne, bien au-delà du simple Empire, qu’on appellera plus tard le Saint-Empire romain germanique, mais il est déjà là avec l’Empire ottonien. Il va en Francie, sur le tombeau de saint Martin de Tours, qui est considéré comme un des plus grands apôtres en Europe occidentale. Il va à Paris se recueillir à Saint-Denis, sur le tombeau de celui qu’on pense être un disciple de saint Paul, qui est venu évangéliser les Parisiens. C’est faux mais tout le monde le croit ; c’est ça qui est important. Et puis bien sûr, il va mener ce voyage missionnaire vers l’Europe orientale, au-delà de la Vistule, en s’appuyant sur le duc des Polonais, Boleslas le Vaillant. »

Vous pouvez nous parler de cette mission au cours de laquelle il va perdre la vie. Qu’est-ce qui la motive ? Ce sont les Piast polonais qui lui demandent de partir, c’est l’empereur ?

« C’est un peu plus compliqué que cela. En réalité, Adalbert a effectivement quitté son siège de Prague et est allé se réfugier en quelque sorte à Rome et il a demandé au pape de résigner sa charge, c’est-à-dire de démissionner. Voyant qu’il ne venait pas à bout des Pragois, Adalbert a pensé que ce n’était pas du tout là sa mission principale et qu’il fallait donc qu’il fasse autre chose. Ce que lui aurait voulu, c’était s’enfermer dans un monastère et prier jour et nuit pour le salut de son âme et de celle des autres chrétiens. Le problème c’est que, en droit canonique, quand on est évêque, on l’est pour toute la vie. Même si on est malade, même si on est plus capable, on n’a pas le droit en principe de démissionner. Il faut une autorisation spéciale.

Les vestiges de site de Libice des Slavnikides,  photo: Geodis Brno / Seznam Mapy
Dans un premier temps, l’archevêque de Mayence a fait pression sur le pape pour qu’il revienne à Prague. Il est donc revenu en 992 et puis, lors de son deuxième voyage à Rome en 994, il a appris que, pendant qu’il était à Rome, le duc přemyslide avait fait massacrer toute sa famille, les Slavnikides, pour se débarrasser d’eux et il a donc convaincu le pape qu’il lui était impossible de retourner à Prague dans ces conditions. Le pape l’a alors autorisé à utiliser sa fonction d’évêque pour aller convertir de nouvelles populations. C’est la raison technique principale pour laquelle il est parti.

La deuxième raison, elle est, je dirais, une recherche de perfectionnement spirituel. Adalbert est quelqu’un de très tourmenté par la nécessité d’être utile aux autres chrétiens. A quoi s’ajoute l’aide précieuse de Boleslas le Vaillant, le duc des Polonais, qui est un ami de la famille slavnikide et qui a déjà recueilli un des frères d’Adalbert. Il s’agit de Soběslav qui n’était pas à Libice lors du massacre des Slavnikides et qui s’est réfugié chez les Polonais. Boleslas le Vaillant va donc donner à Adalbert le soutien matériel dont il a besoin pour aller dans ce qui est la Prusse à l’époque. Il faut savoir que les Prusses, qui ne sont pas les Prussiens de Bismarck, sont des populations baltes. Ils n’ont rien à voir avec les populations germaniques qui ne sont alors pas présentes dans ces régions. Boleslas va lui fournir un bateau, une escorte armée pour se rendre de l’autre côté de ce qu’il estime être plus au moins la frontière de son duché, la Vistule, en passant par Gdansk. »

De l’importance des reliques de saint Adalbert

Il perd la vie lors de cette mission. Il y a une incompréhension visiblement entre les païens et ces missionnaires chrétiens. Dès lors qu’il est mort, le corps d’Adalbert devient un enjeu important. Quel est l’enjeu autour des reliques d’Adalbert ?

« C’est évidemment extrêmement important. Boleslas le Vaillant est très vite averti à la fois de l’échec de la mission et du martyre d’Adalbert, qui est assez rapidement mis à mort par des païens, des païens qui en réalité voient bien que toute forme de christianisation est une forme de soumission aux autorités chrétiennes qui sont de l’autre côté du fleuve.

La mort d'Adalbert
L’objectif de Boleslas est en effet de récupérer les reliques d’Adalbert, qui se trouve être aussi le premier martyr très célèbre de ce qu’on appelle la ‘nouvelle chrétienté’, c’est-à-dire des pays d’Europe centrale et orientale. Il va récupérer les reliques d’Adalbert qui se trouve être quand même aussi un ami proche de l’empereur Otton III. Il les récupère pour les ensevelir à Gniezno, c’est-à-dire au centre de son pouvoir. C’est un moyen pour le duc des Polonais de légitimer son pouvoir, de le sacraliser, par des moyens chrétiens. »

Alors qu’Adalbert a été assez malheureux dans sa mission épiscopale en Bohême, alors que sa famille a été assassinée en Bohême par les Přemyslides, ces mêmes Přemyslides vont essayer de s’approprier la mémoire de saint Adalbert. Est-ce un enjeu de légitimation que d’avoir les reliques d’un saint sur son territoire ?

« Apparemment, c’est quelque chose de très important. Ce que nous remarquons, c’est que dès l’an 1000, l’empereur réussit à récupérer une partie des reliques d’Adalbert. Il va les distribuer un peu partout dans l’empire : à Aix-la-Chapelle, à Rome, à Esztergom en Hongrie. En revanche, il ne va pas en donner aux Praguois. D’une certaine manière, les Praguois ont mis Adalbert dehors donc ils n’ont pas la légitimité de les récupérer. Néanmoins, les Praguois ont considéré qu’il serait normal qu’ils aient eux aussi accès aux reliques d’Adalbert.

Le reliquaire de Saint-Adalbert à Gniezno,  photo: Ludmiła Pilecka,  CC BY 3.0
Puisque personne ne veut leur en donner, ils vont aller les chercher eux-mêmes, par la force. Ils profitent de l’affaiblissement de la dynastie polonaise des Piast et de la crise politique dans les années 1030. En 1038, le duc přemyslide Břetislav et l’évêque de Prague vont monter une expédition militaire. Celle-ci vise surtout à récupérer la Silésie, qui est une région frontalière entre la Pologne et la Bohême. Elle était très convoitée en raison des ressources minières qu’elle renferme. Cette expédition est victorieuse. Alors ils décident d’aller jusqu’à Gniezno pour récupérer les reliques de l’évêque. En 1039, les armées de Břetislav et de l’évêque Sévère envahissent la ville de Gniezno, prennent d’assaut la cathédrale et essayent de s’emparer des reliques de d’Adalbert.

Nous connaissons ces événements grâce à une littérature hagiographique, c’est-à-dire qui raconte la vie des saints. Evidemment, Adalbert ne veut pas bouger. Comme souvent quand on vole des reliques, si le saint n’est pas d’accord, il ne se laisse pas emporter. Impossible d’ouvrir le tombeau, tout ceux qui cherchent à l’ouvrir de force sont paralysés. Finalement Sévère, l’évêque de Prague a une vision dans la nuit. Il voit Adalbert qui lui dit : ‘si vous voulez vraiment me récupérer, il va falloir accepter les lois chrétiennes que je voulais mettre en place’. Le duc, l’évêque et tous les soldats vont prêter serment sur les reliques d’Adalbert de réformer la société, d’interdire les tavernes le dimanche et les concubinages multiples. En contrepartie Adalbert va se laisser emporter. Ils vont l’ensevelir dans la cathédrale de Prague.

Sauf que les Polonais ont toujours considéré que les Praguois n’avaient pas volé les bonnes reliques et que les reliques qu’ils ont ne sont pas celles d’Adalbert. Aujourd’hui, quand on va dans la cathédrale de Prague, il y a une petite chapelle dédiée à saint Adalbert. Elle est au sud de la chapelle axiale au fond de l’abside. Ce n’est pas très impressionnant, il faut vraiment savoir qu’il est là. Alors que dans la cathédrale de Gniezno il a un énorme tombeau baroque en argent qu’on ne peut pas rater. Aujourd’hui, il y a donc deux crânes de saint Adalbert, un à Prague et un à Gniezno, chacun accusant l’autre de ne pas avoir le bon crâne. »

Puisque Adalbert n’était pas bicéphale j’imagine…

Le crâne de Saint Adalbert à la cathédrale de Saint-Guy,  photo:  Pelz,  CC BY-SA 3.0
« Non, Adalbert n’était pas bicéphale pour autant que l’on sache. Mais des histoires de reliques volées, c’est très fréquent dans la chrétienté. Souvent les principaux détenteurs prétendent que, connaissant leur valeur précieuse, ils les ont cachées et remplacées par d’autres. Donc souvent les détenteurs principaux prétendent que ce ne sont pas les bonnes reliques qui ont été volées. C’est normal de voler des reliques car le saint ne se laisse voler que s’il est d’accord. On se retrouve comme cela avec plusieurs crânes ou plusieurs mains, tibias de saints. Ce n’est pas une exception. Simplement là, on touche un personnage qui joue un rôle très important dans la mémoire collective d’Europe centrale, particulièrement en Pologne. »

Adalbert et la recherche du jardin sans mauvaises herbes

On a l’impression que toute sa vie et au-delà, il aura été la victime d’enjeux et de rivalités politiques, d’abord entre les Přemyslides et les Slavnikides, entre les Přemyslides et les Piast, entre les Saxons et les Bavarois dans le Saint-Empire. Est-ce une impression fondée ?

Saint Adalbert
« Je ne suis pas sûr qu’il ait été une victime. Je crois qu’il est très représentatif des élites d’Europe centrale et orientale qui sont résolument du côté de l’Empire et qui ont accepté une forme d’acculturation très profonde. Adalbert, c’est quelqu’un qui a abandonné son nom slave pour le nom de l’archevêque de Magdebourg qui est celui qui l’a confirmé. Il a abandonné, d’une certaine manière, sa langue, en parlant latin et allemand bien plus souvent que tchèque quand il n’est pas à Prague. Il a abandonné les us et coutumes de ses compatriotes au point de ne plus comprendre les enjeux. Il est dans une forme de radicalité religieuse. C’est quelqu’un qui ne fait pas de compromis. Il sait très bien que les populations baltes sont hostiles à toute christianisation et qu’il risque sa vie en y allant. Il recherche le martyre. En tout cas c’est ce que disent ses hagiographes.

Il est moins une victime que quelqu’un qui se trouve pris entre des exigences qui ne sont pas compatibles. Il ne peut pas, en tant qu’évêque, imposer cette forme de radicalité religieuse à une société qui est en voie de christianisation. Peter Brown, qui est un grand historien de la christianisation, dit que ‘l’horizon de la christianisation, c’est le jardin sans mauvaises herbes’. Or, tous les gens qui font du jardinage savent que les jardins sans mauvaises herbes ça n’existe pas. C’est un travail sans cesse renouvelé. La christianisation, c’est un peu cela. C’est quelque chose qui prend énormément de temps surtout si on veut christianiser en profondeur. Pour donner un exemple, beaucoup d’historiens du christianisme estiment que la fin de la christianisation en profondeur de la France, qui est chrétienne depuis l’Empire romain, arrive au XVIIe ou XVIIIe siècle. Dans le cas d’Adalbert, on est à un siècle de présence chrétienne dans la région. »

« La figure d’Adalbert n’est pas attachée à une nation »

Geneviève Bührer-Thierry, vous vous questionnez pour savoir si Vojtěch/Adalbert est un saint national ou un saint européen. Finalement vous concluez en disant que c’est plutôt un saint transnational. Pouvez-vous expliciter cette idée ?

« Adalbert est mort en 997. En 1997, il y a eu beaucoup de célébrations autour du millénaire du martyre d’Adalbert avec de nombreuses publications. Partout nous l’avons célébré comme saint européen, patron de l’unité spirituelle de l’Europe, faiseur de ponts entre l’Est et l’Ouest, etc. Il est, aujourd’hui, à l’évidence une figure du rassemblement autour d’une idée de l’universalisme européen et des ‘racines chrétiennes’ de l’Europe. Ça c’est sûr.

'Les Saints et leur culte en Europe centrale au Moyen Âge',  photo: Brepols
Ensuite, Adalbert est un saint patron à la fois des Polonais, des Tchèques, des Hongrois et des Prusses. Ça fait beaucoup de nationalités. C’est la raison pour laquelle que je pense que la figure d’Adalbert n’est pas attachée à une nation. La meilleure preuve, c’est la manière dont les Praguois et les citoyens de Gniezno se disputent ses reliques. En revanche sa figure est attachée à une idée supranationale qui est une idée liée à l’Empire chrétien tel que les Ottoniens essayent de le mettre en place. De là à dire que l’empire chrétien ottonien participe d’une manière ou d’une autre aux fameuses racines chrétiennes de l’Europe, c’est une autre histoire. L’Europe ne sort pas seulement de là. Qu’il y ait un élément à prendre là-dedans me semble assez évident. »

Les Saints et leur culte en Europe centrale au Moyen Âge (XIe - début du XVIe siècle), ouvrage dirigé par Marie-Madeleine de Cevins et Olivier Marin, dans lequel on peut retrouver la contribution de Geneviève Bührer-Thierry, est paru en décembre 2017 aux éditions Brepols.