Un projet d’union européenne au XVème siècle (2)

La prise de Jérusalem lors de la première croisade

Retour aujourd’hui sur le projet d’union européenne du roi tchèque Georges de Poděbrady en 1464, avec Martin Nejedlý, professeur d’histoire médiévale à l’université Charles de Prague. Cette fois-ci nous aborderons l’activité diplomatique qui entoura ce projet avant-gardiste et nous découvrirons l’importance du contexte tchèque pour son élaboration.

La prise de Jérusalem lors de la première croisade
Affichant un but anti-musulman, le traité d’union du roi tchèque vise en fait moins à la guerre qu’à la paix entre Etats chrétiens d’Occident.

« La notion de paix sociale est un peu anachronique au 15ème siècle et il s’agissait plutôt d’éviter des conflits entre les pays membres de l’union. Même si l’aspect anti-turque est présent dans le projet de Georges de Poděbrady, il n’a pas une place aussi importance que les buts anti-musulmans des précédents projets d’union européenne ».

Dans l’esprit de Georges de Poděbrady, cette croisade devient presque une échappatoire pour aboutir à la paix en Europe et surtout à l’arrêt des croisades entreprises contre son propre royaume, accusé d’hérésie hussite par la papauté.

D’ailleurs, la première croisade d’Occident, lancée en 1095 par le pape Urbain II au concile de Clermont, devait également servir d’exutoire aux violences entre factions féodales en Occident. Mais cette « paix de Dieu » avait aussi pour but de libérer les Lieux Saints et en premier lieu Jérusalem.

Dans les années 1460, l’idée de croisade est devenue anachronique : tout au plus souhaite-t-on reconquérir les territoires occupés en Europe par les Turcs. L’emploi du mot croisade traduit donc surtout l’habileté politique du roi tchèque, qui saisit là un bon alibi pour réintégrer la Bohême dans le concert des nations chrétiennes d’Occident.

Georges de Poděbrady
Pour cela, Georges de Poděbrady entreprend une vaste activité diplomatique grâce à des ambassadeurs lancés sur les routes d’Europe.

« A l’issue des guerres hussites, le royaume de Bohême avait déjà adopté les deux religions coexistantes, catholique et utraquiste et pour garder cette spécificité, il avait besoin d’une grande offensive diplomatique. Il était en conflit avec le pape et il tenait à montrer que le royaume de Bohême n’était pas hérétique et que son souci premier était la paix universelle et, éventuellement, la lutte contre l’invasion turque. L’ambiance de tolérance relative qui règne en Bohême dans les années 1460 ou pour la première fois coexistent en Europe deux religions chrétiennes, favorisait aussi un statut de Juif qui ne serait pas vraiment ressenti comme parias, même si les Juifs comme partie spécifique ne sont pas mentionnés dans le projet ».

Tolérance religieuse, réflexion autour d’une Union d’Etats égaux en droit, toute la modernité du projet du roi tchèque est liée à la situation spécifique de la Bohême au XVème siècle. Car ce projet avant-gardiste est né d’une conjoncture difficile, qui voit la Bohême reléguée par la papauté au rang de véritable outsider de la Chrétienté occidentale, pour cause d’hérésie.

L’énergie diplomatique qui entoure le projet d’union européenne a donc aussi pour but de redorer l’image de la Bohême en Europe. Car la réputation d’hérésie y est solidement ancrée.

François Villon
A preuve ce passage tiré de la « Ballade des menus propos », que le poète français François Villon écrit en 1458 : « Je reconnais la faute des Bohêmes, je reconnais la puissance de Rome, je connais tout, hormis moi-même. ». Notons également que la victoire des Tchèques contre les cinq croisades européennes lancées contre eux leur a façonné une redoutable réputation de guerriers. Nous pensons ici au témoignage de Gilles de Bouvier, chroniqueur du roi de France Charles VII. Il évoque l‘armement et la tactique de combat des soldats hussites, citant les chariots fortifiés et le fléau d’armes.

Parmi les nobles qui soutiennent le projet Georges de Poděbrady, on trouve un écuyer, connu sous le nom de Jaroslav. A partir de 1464, avec un groupe de compagnons, il entreprend un voyage à travers l’Europe afin de proposer le projet d’union européenne au roi de France Louis XI, mais aussi de rétablir les liens avec les cours d’Europe.

L’accueil qu’il reçoivent auprès des populations visitées s’améliore au cours du voyage mais il rencontre parfois une franche hostilité : ainsi dans une auberge de Genève, la tenancière les met dehors dès qu’elle apprend qu’il s’agit de Tchèques, donc forcément d’hérétiques. En France, leur venue fait figure d‘événement quelque peu exotique car la Bohême reste un pays lointain à l‘époque.

La cathédrale de Notre-Dame à Paris
Les commentaires de l’ambassade tchèque témoignent également du renouveau tchèque après le rigorisme hussite. Jaroslav ne peut s’empêcher de s’émerveiller pour les lieux qu’il parcourt. A Paris, il monte sur les tours de Notre-Dame et apprécient « la largeur, longueur et grandeur de la ville sur la Seine ». Souvent critique au début de son voyage, pour le côté pompeux des cérémonies religieuses par exemple, il nuance sa vision au cours du voyage.

Un voyage d’humanistes en plein siècle humaniste, qui illustre aussi la volonté du roi tchèque de sortir la Bohême du provincialisme dans lequel son isolement par la papauté l’avait poussé. Georges de Poděbrady était très intéressé par l’évolution des techniques artisanales en Europe et l‘écuyer Jaroslav le raconte très franchement dans son journal : l’ambassade tchèque s’emparera de force de trois artisans spécialisés de Bourges afin de les ramener dans le royaume de Bohême. Les captifs s’échapperont à la première occasion venue !

Les ambassades de Jaroslav, comme celle de Léon de Rožmital en 1465, ne parviennent pas à convaincre le roi de France de signer le traiter d’union européenne. Il n’en sort pas moins des traités diplomatiques qui replacent la Bohême sur la scène européenne. En s’attaquant à l’isolement de la Bohême en Europe, Georges de Poděbrady inaugure une tradition solide dans l’histoire tchèque, du règne des Habsbourg jusqu’à celui du communisme.