Un drôle de Semaphore...

Jiri Grossman, Miloslav Simek et Miluska Vobornikova, photo: CTK

Le 16 février dernier, au matin, nous quittait Miloslav Simek, comédien et satiriste tchèque. Il avait fait ses débuts dans les années soixante, dans le célèbre théâtre de Prague: le Semafor. Le 15 février dernier, nous avons célébré l'anniversaire de la naissance d'un autre grand personnage: Jiri Slitr, fondateur, avec Jiri Suchy, du Semafor. Concerts, comédies musicales, films, poésie, le Semafor est, dès sa création en 1959, beaucoup plus qu'un théâtre. Durant les années soixante, il constitue un solide rempart contre les dogmes officiels. Il permettra, aussi, à la société tchécoslovaque de se réconcilier avec elle-même.

Jiri Grossman,  Miloslav Simek et Miluska Vobornikova,  photo: CTK
" C'est une perte inestimable pour sa famille mais aussi pour l'humour tchèque ", témoigne l'acteur Jiri Krampol, longtemps partenaire de Miloslav Simek, décédé le 16 février dernier. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, Simek était le co-auteur, avec Zuzana Bubílková, de l'une des émissions les plus populaires en République tchèque: " Harcèlement politique ". Il s'agissait d'une véritable émission satirique, suivant l'actualité politique au fil des mois avec recul et humour. Simek, en ce sens, était resté fidèle à l'esprit de ses débuts, marqués par un célèbre théâtre à Prague: le Semafor.

Nous sommes à la fin des années cinquante. Le "père des peuples" est mort depuis 1953 mais rien n'y fait : la Tchécoslovaquie vit encore à l'heure du stalinisme. Le 30 octobre 1959, deux amis et chansonniers, Jiri Suchy et Jiri Slitr, fondent le Semafor, petit théâtre emblématique des nombreux autres qui florissent tout au long des années soixante. Un an avant, en 1958, Jiri Suchy avait déjà fondé un autre théâtre, promis à un grand succès: le Théâtre Sur la Balustrade, dont Vaclav Havel deviendra le metteur en scène, après en avoir été... l'éclairagiste ! En 1958, le réalisme socialiste est de rigueur. Officiellement, la culture est encore une lutte entre les forces capitalistes et le camp socialiste. Ce n'est pas le moindre des défis, dans ces conditions, que de faire résonner des notes de twist, de blues et de rock'n'roll sur une scène pragoise ! C'est pourtant ce qui se passe au Semafor. Ajoutons à cela la vivacité et la verve des comédiens, telle Ljuba Hermanova, foudroyante quinquagénaire pratiquant un style grinçant plus apprécié à Broodway que sur les estrades pragoises.

Pierre Philippe, journaliste français, de passage à Prague au début des années soixante, note alors: " Les idoles lancent de leurs repaires qui ont pour nom Semafor, Viola ou Reduta, des tubes que la République entière reprend en coeur. La jeunesse, qui assiège leurs théâtres, ne jure que par eux ! " Ces idoles, sorte de " Salut les Copains " version tchèque, se nomment Matuska, Vondrackova ou encore Eva Pilarova. Cette dernière reprendra en 1966 la célèbre Poupée de Cire, Poupée de Son, de Serge Gainsbourg.

Le dégel politique qui s'amorce en 1963 en Tchécoslovaquie permet au Semafor de continuer l'aventure avec une relative tranquillité, jusqu'à 1968. Mais dès 1964, c'est un autre danger qui guette le Semafor: la vague des groupes anglais, à la tête desquels les Beatles, inonde la Tchécoslovaquie. Les jeunes sont attirés par les nombreux groupes de rock qui se forment rapidement un peu partout dans le pays. Le Semafor gardera les fidèles qui viennent y voir des pièces de théâtre mais, pour les générations les plus jeunes, il est dépassé.

C'est pourtant grâce au Semafor que le phénomène du rock tchèque a pu s'épanouir aussi profondément, pendant les années soixante. Dès 1955, Jiri Suchy fonde le groupe Akord Club, qui se produisait alors au Reduta (sur l'actuelle rue Narodni). Voici ce qu'en dit Havel: " C'était le premier groupe de rock'n'roll connu en Tchécoslovaquie. A la contrebasse jouait Suchy, qui reprenait des tubes en y ajoutant ses propres textes ". Sous l'impulsion de Suchy et de Slitr, le Semafor joue le rôle de précurseur, mais aussi celui de découvreur de talents.

En 1963, le club réalise Konkurs, un film basé sur un concours bien réel, organisé au Semafor pour recruter de nouvelles chanteuses. A la caméra : Milos Forman dans l'une de ses premières réalisations ! Ecoutons-le : " J'assistais aux représentations et je fus stupéfait par le nombre de talents que Prague semblait receler. Des groupes et des chanteurs, surgis de nulle part, faisaient vibrer le grand auditorium." Certains de ces jeunes artistes devront leur succès au Semafor: ainsi Miki Volek, chanteur des futurs Crazy Boys ou encore Vera Kresadlova, qui se produit au Semafor en 1963 pour rejoindre, quelques temps après, le groupe Olympic, appelé à un brillant succès.

Le Semafor a aussi représenté, durant les années soixante, un démenti constant et irréfutable aux dogmes immuables du régime. Par son ouverture aux styles musicaux occidentaux, par la verve de ses comédies, il ne pouvait être que subversif. Encore ceci était-il surtout le fait de la nature même d'un système où la culture est un enjeu idéologique. Jiri Suchy témoigne en ces termes: " Nous n'avions rien à voir avec la satire politique et c'est justement par notre caractère apolitique que nous avons gagné la défaveur du Parti. Nous chantions la rencontre de deux rats, la lune se baignant dans l'étang et tout ceci ne plaisait pas au régime. C'était en fait le public lui-même qui, par allégorie, s'expliquait nos paroles de manière politique ".

A l'image des happenings, fréquents dans la Prague des années soixante, les petits théâtres jouent un rôle subtil mais certain dans le réveil progressif de la société civile. Jiri Grossman, metteur en scène du théâtre Sur la Balustrade, de 1962 à 1968, parle d'un " théâtre d'interpellation ", destiné à éveiller le sens critique du spectateur.

Mais les théâtres ont surtout opéré un retour sur les traditions nationales, non pas celles du défilé du 1er mai, mais celles de l'humour et du cabaret. Suchy et Slitr font ressurgir, à leur manière, l'héritage du Théâtre Libéré de Werich et Voskovec, dans les années vingt. Ils réintègrent dans la société tchécoslovaque la notion d'amusement et de vrai plaisir, à mille lieux de l'idéologie. Vaclav Havel se rend bien compte de l'enthousiasme de ces années: " Nous fréquentions le Semafor, le Rococo, la Reduta et les soirées de poésie du café Viola. On pouvait sortir chaque soir et on avait pas encore assez de temps pour tout faire ! ". Phénomène inédit dans un régime totalitaire, les clubs et les théâtres imposent au régime une reconquête de l'association de fait. Le célèbre journaliste tchèque Peroutka parle même de "pluralisme des groupes " pour désigner la situation des artistes tchèques dans les années soixante.

Les Tchèques doivent au Semafor, comme aux autres scènes théâtrales, peut-être encore plus qu'ils ne l'imaginent. Car l'histoire leur aura souvent assignée un rôle dépassant le seul domaine culturel ! Raison de plus pour se réjouir des nombreux hommages rendus par le monde de la culture et des médias tchèques à Miloslav Simek.