Trude Sojka, une peintre et sculptrice tchéco-équatorienne qui a survécu à la Shoah

Photo: archive de Gabriela Steinitz

Gertrud Sojka Baum, appelée plus souvent Trude Sojka, était une peintre et sculptrice juive d’origine tchèque. Rescapée de la Shoah, elle s’est enfuie, après la Seconde Guerre mondiale, pour l’Equateur, un pays dans lequel elle a commencé une carrière artistique couronnée de succès. Près de dix ans après sa mort, sa petite-fille Gabriela Steinitz s’est rendue en République tchèque pour en apprendre davantage sur son destin particulier.

Une histoire entre la Tchécoslovaquie et l’Equateur

Trude Sojka,  photo: archives de Gabriela Steinitz
« Trude Sojka est née en 1909 à Berlin dans une famille tchèque juive. Quand elle était petite, sa famille s’est installée à Prague, rue Na Poříčí. Plus tard, elle revient à Berlin pour y étudier à l’Académie des Beaux-Arts. Elle se marie à un Slovaque et ils partent vivre à Nitra en Slovaquie. Puis arrive la Seconde Guerre mondiale… Ils passent par différents camps de concentration, dont Auschwitz. Ma grand-mère réussit à survivre, mais ce n’est malheureusement pas le cas du reste de sa famille. Cependant, après la guerre, Trude Sojka retrouve son frère qui s’est réfugié en Equateur. Elle se rend donc dans ce pays pour le rencontrer. En gros, je peux donc dire que ma grand-mère est d’abord une artiste et ensuite une survivante de la Shoah. »

En Equateur, Trude Sojka rencontre son deuxième mari, un Allemand, lui aussi survivant de l’holocauste…

« Le frère de ma grand-mère, Walter Sojka, était chimiste mais avait aussi un magasin d’artisanat. Ils se sont rencontrés avec cet Allemand juif, Hans Steinitz, et ils sont devenus très amis. Quand ma grand-mère est arrivée en Equateur, en sortant du bateau, elle a vu son frère Walter et, à côté de lui, son ami Hans. Cela a été un coup de foudre. Ils se sont mariés deux ans plus tard. »

Photo: archives de Gabriela Steinitz
Votre grand-mère est-elle revenue un jour en Tchécoslovaquie ?

« Jamais. Elle n’a jamais voulu. En plus, sous le communisme, jusqu’en 1989, ce n’était pas possible. Mais surtout, elle était trop bien chez elle, comme elle disait. Elle n’est plus jamais partie ailleurs. »

Avait-elle d’autres amis tchèques ou tchécoslovaques en Equateur ? Est-elle quand même restée en contact avec la culture ?

« Ah oui ! Beaucoup ! Beaucoup de Tchèques, juifs et non juifs, étaient venus en Equateur pendant et après la guerre. Il y avait des médecins et toutes sortes de métiers. Même ma mère avait dans sa classe des copains et copines tchèques. Il existait en Equateur une petite communauté tchèque. »

Un voyage sur les traces de sa grand-mère

Trude Sojka,  photo: archives de Gabriela Steinitz
Bien que Trude Sojka soit morte en 2007, quand sa petite-fille n’avait encore que douze ans, Gabriela Steinitz dit avoir été très attachée à elle. C’est en effet sa grand-mère qui l’a incitée à devenir artiste. Gabriela fait aujourd’hui des études d’art en France. Selon le modèle de Trude Sojka, elle se consacre avant tout à la sculpture et à la peinture, mais aussi par exemple à la photographie :

« Je me souviens que quand j’avais trois ou quatre ans, j’allais régulièrement dans son atelier et la voyais peindre ou former ses sculptures. Je me souviens aussi de sa cuisine, elle faisait beaucoup de gâteaux que j’adorais. Elle avait toujours une expression un peu triste, quand elle était seule. Parfois, j’avais envie de faire quelque chose pour elle, mais je ne savais pas quoi et je ne savais pas pourquoi, parce que je ne comprenais pas ce qu’elle avait vécu. »

Dans le cadre de vos études, vous avez effectué, l’an dernier, un Erasmus à Brno, la capitale de la Moravie. Etait-ce la première fois que vous visitiez le pays d’origine de votre grand-mère ?

« Ce n’était pas la première fois. Je suis venue tout d’abord avec ma mère et ma tante en 2004, alors que j’avais huit ans, pour visiter un peu la ville de ma grand-mère. Ce voyage m’a beaucoup marquée, même si j’étais jeune. Nous avons visité aussi le ghetto de Terezín… Ensuite, je suis revenue en 2015, suite à une rencontre avec une personne tchèque. L’année suivante, j’ai eu l’opportunité de venir à Brno pour y faire un Erasmus. A la fin du semestre, pendant les vacances d’été, j’ai beaucoup voyagé en République tchèque, mais aussi en Pologne, pour retracer l’histoire de ma famille. »

Gabriela Steinitz,  photo: archives de Gabriela Steinitz

Qu’avez-vous découvert ?

« J’ai découvert surtout beaucoup de documents. Au début, je ne savais pas vraiment où j’allais dans mes recherches. J’allais juste dans les archives parfois chercher une date, parfois vérifier si un membre de ma famille avait vraiment existé. J’ai aussi fait des recherches pour mon grand-mère en Pologne et pour le premier mari de ma grand-mère en Slovaquie. Avec son mari, ils ont habité à Nitra jusqu’en 1942. J’ai trouvé par exemple un épisode très étrange que je n’arrive toujours pas à résoudre. En 1942, ils ont été inscrits dans une liste de transport vers la région de Lublin, peut-être vers le camp de Majdanek. Mais ils ont été rayés de la liste et il n’y a aucune trace d’eux jusqu’en 1944. En septembre 1944, après la révolte slovaque nationaliste, ils ont été transportés au camp de regroupement à Seleď, en Slovaquie, et ensuite, pendant un mois, à Auschwitz. C’est là que ma grand-mère a été séparée de son mari. Elle ne l’a plus jamais revu. »

Trude Sojka,  photo: archives de Gabriela Steinitz
« Elle a été transportée à Gross-Rosen que je viens de visiter, il y a quelques jours de cela. Là aussi, j’ai fait beaucoup de découvertes, par exemple une lettre que ma grand-mère a écrite et dans laquelle elle demandait au commandant du camp si elle pouvait garder l’urne avec les cendres de sa fille morte. J’ai découvert aussi des témoignages de gens qui ont connu ma grand-mère mais qui sont malheureusement décédés et que je ne peux donc plus contacter, ou aussi des informations sur sa famille. Par exemple, sa sœur a été transportée avec son mari et leur enfant à Terezín et ils sont morts à Auschwitz. Sa mère, pour sa part, est morte à Maly Trostenets. Voilà ce que j’ai découvert. »

Envisagez-vous de publier le fruit de vos recherches sous forme d’une biographie ?

« Absolument ! J’aimerais faire une biographie et une exposition, peut-être à la Maison culturelle de Trude Sojka à Quito, ou ailleurs. »

Les horreurs de l’holocauste à travers des œuvres d’art

Photo: archives de Gabriela Steinitz
Trude Sojka est aujourd’hui une artiste reconnue dans le monde entier. Elle a reçu plusieurs prix en Amérique Latine, aux Etats-Unis ou encore en France. Elle est connue notamment pour sa technique artistique de recyclage et pour son emploi du ciment dont elle a été la pionnière. Gabriela Steinitz nous décrit son œuvre et ses diverses influences :

« Ses techniques de ciment et de recyclage sont nées de ses expériences pendant la Shoah, dans les camps de concentration. Le ciment est un matériau très dur et en même temps facile à obtenir. Quand ma grand-mère et mon grand-père ont construit leur maison à Quito, ils ont vu comment les maçons utilisaient le ciment. Pour ma grand-mère qui était plus une sculptrice qu’une peintre, il a été fascinant de voir que ce matériau séchait très vite et qu’il était possible de l’utiliser pour faire des formes presque comme avec la céramique. En plus, elle n’avait pas beaucoup d’argent et elle ne pouvait pas se permettre d’acheter de la céramique et de la mettre au four. Ce matériau était pour elle extraordinaire. »

Photo: archives de Gabriela Steinitz
« Ensuite, je pense que pendant ses expériences dans les camps de concentration, elle a utilisé tout ce qu’elle a trouvé autour d’elle. Par exemple, elle a trouvé un clou et c’était pour elle quelque chose de fascinant. Elle pouvait y voir tout un monde. Un clou pouvait représenter même un personnage. Elle a donc fait des assemblages avec le ciment comme une espèce de gomme et les matériaux retrouvés, du verre, du métal, mais jamais de plastique qu’elle n’aimait pas. C’est de cette manière qu’elle a construit ses sculptures et ses tableaux en relief. »

Quels étaient ses sujets ?

« Les sujets varient en fonction du temps. Ma mère, qui est une historienne de l’art, a divisé sa création en quatre étapes. La première, c’est juste après l’holocauste. A cette époque, Trude Sojka a fait des tableaux très touchants, surtout des corps féminins, abstraits ou très tristes avec des couleurs sombres comme le bleu, mais aussi le rouge car elle avait très peur du feu. Lors de la deuxième étape, elle a découvert l’art autochtone de l’Equateur. Elle a été fascinée par les pétroglyphes, des dessins dans des cavernes. Elle a voulu mélanger son style expressionniste avec ces dessins. C’est aussi une œuvre très symboliste, avec beaucoup d’oiseaux puisque ‘Sojka’ signifie ‘geai’. »

« La troisième étape est influencée par le fait que Trude Sojka a eu des enfants. Ses œuvres sont plus tendres, elles représentent des scènes de maternité. Mais aussi, elle a été enceinte quand elle était en camp de concentration. Elle a perdu son enfant deux semaines après la libération. Cela représentait pour elle un thème dur qu’elle devait aborder par sa peinture. Enfin, la dernière étape, c’est à la fin de sa vie, elle a fait des thèmes encore plus tendres, mais aussi beaucoup d’œuvres abstraites, comme l’univers, la nature, la forêt, la mer, mais aussi le carrousel et d’autres thèmes qui font penser au jeu et à l’enfance puisqu’elle a vu naître ses petites filles. »

A Quito, la capitale de l’Equateur, vous avez ouvert, avec votre mère, la Maison culturelle de Trude Sojka. Que peut-on y voir ?

« C’est surtout ma mère qui l’a ouvert, en 2009. J’ai moi aussi participé mais j’étais encore trop jeune. Il est possible d’y voir bien sûr les œuvres de Trude Sojka, mais aussi un petit mémoriel de l’holocauste. Il est situé au sous-sol, dans une chambre que mes grands-parents ont construite pour y stocker de la nourriture, des couvertures et d’autres objets qu’ils auraient pu utiliser en cas de nouvelle guerre. Ils étaient toujours effrayés par cette possibilité, même en Equateur. Ma mère a aménagé cette chambre et y a exposé des photos de camps de concentration, de la guerre, des ghettos… Nous avons aussi un espace pour les expositions temporaires, surtout de jeunes artistes qui s’intéressent aux thèmes de la paix, de la lutte contre la discrimination. Nous voulons aussi ouvrir un petit café avec des spécialités tchèques selon les recettes de ma grand-mère. »

Photo: archives de Gabriela Steinitz
« Parfois, nous organisons aussi des projections de films tchèques et de petites fêtes, des réunions des Tchèques. L’ambassadeur tchèque en Equateur et au Pérou passe dans cette maison lors de chacune de ses visites dans le pays et les autres Tchèques expatriés s’y rassemblent eux aussi. C’est un vrai centre tchécophile en Equateur. »

Vous avez dit que vous voudriez faire prochainement une exposition consacrée à Trude Sojka en République tchèque. Quel est l’avancement de ce projet ?

« Le projet est actuellement un peu paralysé par manque de fonds. Nous cherchons à financer le transport entre l’Equateur et Prague, ce qui est le plus cher. Sinon, nous savons ce que nous allons exposer. Nous avons un accord avec le mémorial de Terezín. Nous n’avons pas encore de date précise, mais l’exposition pourrait se tenir vers la fin de l’année prochaine. »