Philippe Descola : ce que peuvent apporter les sciences sociales

Philippe Descola, photo : Charles Mallison, CC BY-SA 3.0

Philippe Descola, anthropologue parmi les importants du temps présent, était ces jours-ci en République tchèque, à l’invitation de l’Institut Français de Prague et du festival Fotograf. La sixième édition de cette manifestation photographique, qui s’est achevée ce mardi, s’articulait autour du thème Culture/Nature. C’est précisément l’opposition entre ces deux concepts que Philippe Descola a battu en brèche dans un ouvrage au titre éloquent, « Par-delà nature et culture ». Avant de nous parler de la conférence qu’il allait donner mardi soir sur le rôle des sciences sociales face au bouleversement climatique, il est revenu sur cette idée dans cette rubrique historique qui fait exceptionnellement un détour par l'anthropologie :

Philippe Descola,  photo : Charles Mallison,  CC BY-SA 3.0
« C’est l’idée d’un anthropologue qui a passé les premières années de sa vie professionnelle en Amazonie, dans une population du Haut-Amazone, d’Amérindiens, et qui à cette occasion s’est rendu compte que cette opposition entre nature et société n’avait guère de sens. Et quand je suis revenu du terrain, je me suis fixé comme objectif de mieux comprendre les formes de relations entre humains et non-humains qui se déploient autour de la Terre, dont l’opposition entre nature et culture n’est qu’une des variantes. C’est celle que nous avons mis en place, nous en Europe, au cours des derniers siècles et dont nous avons pensé pendant longtemps à tort qu’elle concernait la totalité du monde.

Evidemment, c’est une opposition qui paraît simple : d’un côté, on a des humains qui détiennent le langage, qui ont une capacité symbolique, qui ont la liberté de s’associer et de se donner des conventions et de l’autre, on a un environnement de plantes et d’animaux qui semblent indépendants de l’action humaine. En réalité, cette opposition est quelque chose de très récent dans l’histoire de l’humanité et on ne peut pas la prendre comme un modèle pour penser les formes de relations entre humains et non-humains. Donc l’objectif, que je me suis fixé comme anthropologue, c’est d’essayer de comprendre la diversité des formes de relations entre humains et non-humains en faisant abstraction de cette opposition, en la prenant en tout cas comme l’une des manifestations de ces relations, comme un cas particulier. »

Dans le cadre de ce festival Fotograf, vous donnez une conférence intitulée « Un monde trop humain ». C’est une négation du non-humain ?

« En fait j’ai vu que le point d’interrogation avait disparu : ‘Un monde trop humain’ ! Mais c’est interrogation. La conférence va porter sur la question de l’anthropocène. L’anthropocène, c’est donc cette nouvelle ère géologique que des géologues ont proposée de faire débuter à l’époque de la révolution industrielle et qui se caractérise par le fait que les humains sont devenus une force géologique. C’est-à-dire qu’ils affectent le système de la Terre, notamment le système climatique, par les activités à la surface de la Terre. C’est une notion qui me paraît importante parce que la dissociation entre la nature et la culture, ou la nature et la société, montre bien son peu de fondement empirique, en ce sens que des scientifiques – ce ne sont pas des anthropologues qui parlent, ce sont des spécialistes de géologie, de sciences climatiques -, nous disent que l’influence humaine est telle sur la Terre, qu’elle en a modifié le système général de fonctionnement et qu’il y a donc un basculement, un ‘tipping point’ comme on dit en anglais, et qui, à la différence de ce qui se passait pendant longtemps…

Feux de brousse,  photo : Razmataz' via Foter.com / CC BY-NC-SA
C’est le genre de choses que j’étudie moi comme anthropologue, c’est-à-dire la façon dont des populations partout dans le monde ont anthropisé leur environnement, l’ont transformé, pas nécessairement d’ailleurs de façon consciente mais par leurs pratiques culturales. Ne serait-ce que par des feux de brousse en Australie par exemple, on modifie la composition floristique du désert central de l’Australie. C’est un phénomène qui date depuis les débuts de l’hominisation, depuis très longtemps, mais ce qui s’est passé depuis un siècle et demi, depuis deux siècles, c’est une transformation profonde. Ce n’est plus simplement une anthropisation qui se produit, mais une modification réelle du fonctionnement du système de la Terre.

Photo : Barbora Němcová
Je pense que c’est important à prendre en considération. Les organismes internationaux comme la Conférence des parties sur le changement climatique (COP), ou le GIEC, réfléchissent et essaient de prendre des mesures mais on voit bien que ces mesures sont encore beaucoup trop timides. On a appris il y a quelques jours que la quantité d’émission de gaz à effet de serre dans les derniers mois rendait hautement improbable l’objectif d’un maintien à 2 °C du réchauffement climatique avant la fin du siècle. La plupart des spécialistes, la plupart des climatiques, savent bien qu’on aura en fait atteint un réchauffement de 2 °C, même si on commence à prendre des mesures maintenant, et à l’évidence on ne les prend pas de façon assez systématique, d’ici une vingtaine d’années, une trentaine d’années au maximum. »

Photo : GD Taber via Foter.com / CC BY-NC-ND
Cette notion d’anthropocène, comme les travaux des COP et du GIEC, font plutôt appel à des scientifiques, à des climatologues, des géologues… Que peut l’anthropologue face à cette notion d’anthropocène et comment, en tant qu’anthropologue, avez-vous pris conscience de la réalité de cette nouvelle ère géologique ?

« Il est normal évidemment qu’on fasse appel aux climatologues, aux géologues, aux spécialistes des échanges d’énergie entre l’océan et l’atmosphère, parce que ce sont eux qui mesurent le degré de réchauffement climatique et qui mesurent les évolutions à très long terme, multiséculaires, multimillénaires, de l’évolution du climat. Ce que les anthropologues ou ce que les sciences sociales peuvent apporter, c’est l’analyse précisément des interactions entre humains et non-humains qui rendent compte de cette situation, ce que ne font pas évidemment, parce que ce n’est pas leur métier, les climatologues.

Photo : Infomastern via Foter.com / CC BY-SA
On peut également faire autre chose : l’expérience que nous avons dans la longue durée de l’analyse de la façon dont les sociétés interagissent avec leur environnement peut nous permettre d’envisager des solutions, qui sont sans doute des solutions radicales, mais qui sont des solutions qui ont été parfois mises en application, concrètement parce qu’aucune réalité historique n’est véritablement transposable, et qui sont des solutions imaginables pour essayer d’infléchir la situation présente. Je pense en particulier à la question des communs ; c’est-à-dire aux formes d’appropriation des biens communs. On connait depuis quelques siècles un mouvement continu de privatisation des biens communs : les forêts, les pâturages, les ressources en eau… Ce mouvement s’est accentué au cours des dernières années, avec les ressources génétiques… Or il est absolument suicidaire puisqu’il est bien évident que la privatisation des biens communs et la transformation des biens communs en une source de profit ne peut accélérer que de façon dramatique ce mouvement de transformation du système de la Terre.

Donc la première chose à faire, c’est de réfléchir au fond sur ce que nous humains, pas tel ou tel individu, telle ou telle collectivité, tel ou tel pays, mais nous humains pouvons faire pour récupérer l’usage de ces communs et en somme stopper ce mouvement d’appropriation généralisée. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais au fond, notre expérience dans les sciences sociales, est d’avoir observé, et de connaître, un très nombre de façons d’établir des liens entre humains et non-humains, nous donne une capacité d’imaginer des solutions différentes, que n’ont pas nécessairement les politiques, que n’ont pas nécessairement les gens qui sont spécialistes d’écologie ou de climatologie parce que ce n’est pas leur domaine. Nous, chercheurs, avons une responsabilité de ce point de vue d’imaginer des solutions différentes. On sera suivis ou pas, je n’en sais rien, mais on peut peut-être commencer à être suivis par la société civile, avant d’être suivis par les politiques. »

Photo : belpo via Foter.com / CC BY-NC
Parce que vous invitiez à sortir de la logique des droits individuels, qui n’est pas transposable aux non-humains, pour aller vers des droits des écosystèmes. Pouvez-vous développer cette idée qui peut paraître étrange, pas forcément intuitive ?

« Si justement ! Enfin, elle n’est pas intuitive pour nous. Elle n’est pas tellement nouvelle ; c’est qu’au fond, dans l’histoire de l’humanité pour employer un terme un peu général, des situations de ce type se sont produites et continuent d’exister en périphérie de ce que j’appelle le système naturaliste. C’est-à-dire que des collectifs considèrent que les humains ne sont au fond qu’une émanation d’un territoire, d’un environnement, d’un monde, et que ce monde, c’est-à-dire un écosystème avec des humains, des non-humains, mais aussi des esprits, des divinités…, et constitue un tout dont les humains ne sont que des garants, des gens qui chargés de le faire tourner… mais qui n’en sont pas des propriétaires. L’idée de l’appropriation individuelle n’est pas si ancienne ; elle a commencé à se développer à partir de la fin du Moyen Âge en Europe. Mais elle est très bizarre pour de très nombreuses autres civilisations, toutes celles antérieures et pour d’autres encore à l’heure actuelle. Autrement dit, c’est cette logique de l’appropriation individuelle qui a conduit à ce mouvement d’appropriation des communs dont je parlais tout à l’heure.

C’est pour cela que j’invite à réfléchir sur la possibilité de considérer des écosystèmes, c’est-à-dire au fond des systèmes de relations localisés dans des environnements singuliers, avec certaines formes de relations entre humains, et certaines formes de relations entre non-humains, comme des sources de droits dont les humains seraient peut-être garants ou des prolongements ou des choses comme cela. Il s’agit en fait d’inverser le système du droit tel que nous le connaissons à l’heure actuelle.

D’ailleurs des juristes ont réfléchi à cela. Leurs travaux ne sont pas forcément très connus. Je pense à Christopher Stone par exemple, un grand juriste américain qui a écrit un article révolutionnaire dans les années 1970, ‘Should Trees Have Standing ?’ (‘Les arbres devraient-ils avoir un statut ?’). Il y a donc des précédents. »

Les élections politiques aux Etats-Unis,  photo : ČTK
Vous parliez de sensibiliser d’abord la société civile. Nous sommes actuellement en période électorale aux Etats-Unis, bientôt en Europe, et il est vrai que ces sujets d’écologie politique ne sont absolument pas au cœur des débats. Comment expliquez-vous cela ?

« C’est accablant je dois dire ! Je suis les élections politiques aux Etats-Unis comme en France évidemment, et je suis absolument accablé parce qu’en dehors des Verts… Même les Verts d’ailleurs sont très timides. Ils sont fort sympathiques mais ils sont très timides sur ces sujets. Ils sont plus concernés par des questions au jour le jour. Allons-nous fermer la centrale de Fessenheim ? Allons-nous ou non faire ou telle ou telle centrale nouvelle génération ?

Je vois mon rôle et celui d’autres intellectuels qui s’intéressent à ces idées comme un aiguillon et un fournisseur de questions, pas forcément de réponse, pour inciter la société civile à pousser la classe politique à sortir de son dogmatisme, de sa léthargie, vis-à-vis de ces questions. »