L’échec de Charles IV

Charles IV, 'Vita Caroli'
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Le médiéviste français Pierre Monnet était de passage en Tchéquie à la fin du mois de mai pour proposer une conférence à l’Institut français de Prague autour de la figure de Charles IV, cet empereur du Saint-Empire et roi de Bohême dont est fêté cette année le 700e anniversaire de la naissance. Radio Prague a rencontré l’historien en amont de cet événement durant lequel il a discuté de la représentation iconographique du souverain. D’après Pierre Monnet, Charles IV aurait échoué au moins sur un point puisqu’il n’est pas parvenu à être canonisé…

La canonisation manquée

Charles IV,  'Vita Caroli'
Vous donnez à Prague une conférence dont le titre est « Charles IV : quel roi, quel individu ? ». Quelle est en substance le contenu de cette conférence ?

« Evidemment, mon intention n’est pas de venir à Prague pour apprendre aux Tchèques qui était Charles IV. Ils le savent très bien, ils le font très bien. Il y a une exposition magnifique en ce moment au palais Wallenstein. Donc ce n’est pas du tout mon intention. Quand je pose la question du roi et de l’individu, c’est de prendre Charles IV de manière exemplaire, comme un parcours, une biographie, qui posent des questions générales sur, qu’est-ce qu’être roi au XIVe siècle ? Lorsque je pose cette question appliquée à Charles IV, j’essaie de voir comment, avec lui, et il me semble de façon tout-à-fait construite, il y a non seulement l’idée de se montrer comme roi, mais de créer une image idéale d’un roi, d’un roi sage, d’un roi de gouvernement. Parce que Charles IV n’est pas un guerrier. Il a à peu près construit toute sa politique diplomatique d’alliances, etc. sur la diplomatie. C’est un roi qui se veut sage et c’est un roi qui se veut pieux.

Quand je dis ‘quel roi, quel individu’, il y a une image de Charles IV qui s’impose assez vite, notamment par les portraits et qui fonctionne assez bien. A la réserve près, et c’est ce que j’essaierai de dire à la fin de la conférence, qu’il y a malgré tout un échec de Charles IV. L’échec de Charles, il n’est pas tout de suite après sa mort en 1378, parce que finalement la succession se passe dans un premier temps à peu près bien. Evidemment les choses vont se gâter dans le règne de Venceslas qui va être déposé en 1400.

L’échec principal de Charles IV, c’est de ne pas avoir pu être, comme Saint Louis, qui est son grand modèle, élevé au rang de roi saint. Je crois qu’il avait en tête l’idéal, et au fond le rêve secret, d’être sanctifié, de faire partie de la galerie des rois saints du Moyen Âge. Or il n’y parvient pas. Est-ce de sa faute seule ? Je ne crois pas. C’est que tout simplement en Occident au XIVe siècle, on ne fait plus de roi saint. Parce qu’on a changé d’époque, on a changé d’image de sainteté, on a changé de culture politique. On va rentrer à la mort de Charles IV, en 1378, dans ce qu’on appelle le Grand Schisme pontifical, donc avec plusieurs papes. Et une papauté divisée ne fait plus de saint. »

Et puis il y a le mouvement hussite qui va arriver…

« Exactement. C’est-à-dire que c’est comme si Charles IV était pris à son propre piège. Il y a une volonté sinon de ‘se tchéquiser’, en tout cas de ‘se bohémiser’ : la défense de la langue de Bohême, le vieux tchèque, la défense aussi de Prague comme une ville particulière, centrée vraiment en Bohême mais qui veut s’élever au rang de capitale comme le sont Paris et Londres au même moment, mais sans se standardiser. Donc on a une inflexion proto-nationale peut-être de la culture royale, de la culture politique. Mais du coup, à trop proto-nationaliser sa figure, on ne peut plus la rendre disponible pour une sainteté qui doit dépasser le royaume, qui doit s’offrir à l’ensemble des chrétiens. Quand on est saint dans l’Eglise chrétienne, ce n’est pas uniquement pour les habitants du royaume de Bohême. C’est évidemment pour l’ensemble de la chrétienté. Donc il y a comme un décalage, comme une contradiction entre la défense et l’illustration du royaume de Bohême par Charles IV et sa possible, sinon internationalisation, en tout cas sa possible dilatation à l’ensemble de l’Occident chrétien. »

L’échec principal de Charles IV, c’est de ne pas avoir pu être, comme Saint Louis, qui est son grand modèle, élevé au rang de roi saint.

Charles IV « l’Allemand »

Vous travaillez en Allemagne, vous êtes le directeur de l’Institut français d’histoire à Francfort. Comment voyez-vous la façon dont les Allemands d’un côté et les Tchèques de l’autre, qui fêtent son 700e anniversaire, se sont approprié la figure de Charles IV ?

« Evidemment, Charles IV est au milieu d’une longue histoire des rapports entre le Saint-Empire, qui deviendra plus tard l’Allemagne, et puis le royaume de Bohême, qui deviendra plus tard la République tchèque. Il faut savoir que les chroniqueurs allemands dès le temps de Charles IV, dès le XIVe siècle et après, cela s’approfondit au XVe siècle, ont toujours eu un regard ambivalent sur Charles IV. Parce que Charles IV est quand même fils de duc et comte d’Empire par les Luxembourg. Cela appartient au territoire du Saint-Empire. D’autre part, parmi ses quatre épouses, il épouse quand même, après Blanche de Valois, trois princesses allemandes. Il parle très bien l’allemand et il finit par être couronné empereur à Rome en 1355. Donc, indubitablement, il fait partie de l’histoire du Saint-Empire.

En même temps, les chroniqueurs allemands vont longtemps lui reprocher de ne pas avoir été assez allemand et au fond d’avoir bradé en quelque sorte l’Empire au profit des seuls intérêts du royaume de Bohême. Cela se cristallise autour de ce texte qu’est la Bulle d’or de 1356 que Charles IV fait adopter et qui réserve l’élection du roi des Romains, appelé à devenir empereur, par sept princes électeurs dont le roi de Bohême, ce qui n’avait rien d’évident pour les princes d’Empire de l’époque. Et donc, c’est de faire entrer le Saint-Empire dans un modèle électoral qui longtemps a été interprété comme un blocage de la construction nationale, homogène, du Saint-Empire. On lui fait ce reproche. On lui fait le reproche d’avoir tout centré sur Prague. Première université de type allemand, enfin sur le modèle parisien, c’est la création de l’Université de Prague en 1348. C’est la première en pays d’Empire mais vous voyez bien où est Prague, c’est en position très périphérique. Et puis ce n’est pas une université purement allemande. On y parlait et enseignait le latin mais aussi en tchèque et en allemand.

Donc au fond, jusqu’au XIXe siècle, pour beaucoup d’Allemands, il n’est pas assez germanique, il n’est pas assez national. Et on l’a même accusé d’être diviseur, diviseur du Saint-Empire. Et puis une autre accusation qu’on a portée contre lui, c’est d’avoir été trop inféodé à la papauté romaine. On parle de lui comme d’un ‘Pfaffenkönig’, comme d’un roi des curés. Alors qu’aujourd’hui, l’interprétation, c’est qu’il a su sortir le Saint-Empire d’une sorte de confrontation délétère qui avait eu lieu pendant des siècles entre l’empereur d’un côté et la papauté de l’autre, où le Saint-Empire y a perdu beaucoup de plumes. »

Cette vision allemande de Charles IV a-t-elle évolué ?

« Il a fallu quand même évidemment tout un travail qui a été réalisé au XXe siècle, mais pour l’essentiel après 1945, pour apaiser sa figure du côté allemand. Parce que, disons jusqu’en 1945, il y a eu une instrumentalisation de cette figure par les nazis sous le IIIe Reich après 1933, c’est-à-dire dans une confrontation vraiment très brutale avec le royaume de Bohême. Pour une partie de l’historiographie nationaliste, et même ensuite nazie après 1933, ce qui se profile derrière c’est la question des Sudètes, c’est-à-dire de la présence allemande en dehors du Saint-Empire et notamment dans les contrées orientales. »

Charles IV « le Tchèque »

Donc on peut comprendre qu’à cette vision allemande beaucoup plus « nuancée » du personnage de Charles IV, répond en Bohême, en République tchécoslovaque puis tchèque, une appropriation peut-être beaucoup moins critique de la figure de ce « roi idéal » ?

« En effet, on parlait de l’image un peu partagée, d’abord par la chronistique allemande contemporaine puis jusqu’aux historiens du XIXe et du XXe siècle. En revanche, assez tôt, la figure de Charles IV s’impose comme un élément quasiment intouchable de la culture, de la langue tchèque. D’abord parce que l’habileté de Charles IV a été d’employer des chroniqueurs à son profit, qui très vite fixent dans la chronistique royale, pragoise, etc. une image de majesté, de rassembleur, de grand roi. Evidemment, les événements postérieurs vont donner raison à cette image. On regarde la Bohême au XVe siècle, ce sont les guerres hussites et puis petit à petit, après la fin des Luxembourg en 1437, les Habsbourg et donc l’intégration, et donc ce que du côté tchèque on perçoit comme une germanisation du royaume de Bohême dans un ensemble austro-bohémo-hongrois qui, au fond, ne va cesser qu’en 1918, avec des privilèges reconnus davantage au royaume de Hongrie qu’au royaume de Bohême. On est plutôt dans un ensemble ou dans un contexte obsidional. Il faut donc nationaliser, faire reposer l’identité sur des racines lointaines et Charles IV s’y prête à merveille. L’histoire tchèque étant vécue ensuite comme une décadence, avec le XVIIe siècle et la Montagne Blanche, etc. A chaque fois, c’est réduction du royaume, cette soumission à un empire qui le dépasse, et cela ne fait que rehausser la figure de Charles IV.

Karel IV.
Passe là-dessus le XIXe siècle, qui, en pays tchèques comme partout, est dominé par l’histoire nationale. C’est le moment où on a besoin de nationaliser l’histoire mais la France fait la même chose, l’Allemagne fait la même chose, etc. Là, on a évidemment les grandes figures qui ‘bohémisent’, ‘tchéquisent’ Charles IV à outrance. Je pense évidemment à la grande histoire de František Palacký. Et puis il y a en 1878, au 500e anniversaire de la mort de Charles IV, cette grande biographie de Josef Kalousek, qui le pose véritablement comme le rassembleur, le grand héros de l’identité et de l’indépendance tchèque.

On reste un peu dans cette ambiance aujourd’hui et je crois qu’il faut être attentif à l’emploi et à l’instrumentalisation actuelle de sa figure. Je ne la trouve pas exagérément nationalisante du côté tchèque. Après tout, chacun a droit à avoir ses héros nationaux. En France, on a Jeanne d’Arc, on a Saint Louis. Je veux dire qu’il n’y a pas d’opposition idéologique à retrouver dans l’histoire un certain nombre de repères ou de figures identitaires. Là où il faut sans doute être attentif, c’est de montrer que, sans le contexte européen, sans restituer un ensemble de pays, de territoires, de cultures, qui étaient déjà au XIVe siècle très en communication, on ne comprend pas Charles IV. Je n’ai pas de problème à ce qu’on me dise qu’il est tchèque. Il est né à Prague, il parlait le tchèque, il a vécu toute sa vie à Prague, il a créé cette ville, donc on ne va pas lui retirer ça. Mais il faut voir toutes les circulations culturelles qu’il y a derrière et l’intégration à cette époque de ce règne dans un ensemble européen qui lui donne sens. »