La frontière polono-tchécoslovaque n’est pas un long fleuve tranquille

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Depuis l’an dernier, la République tchèque a décidé de rendre pacifiquement quelques centaines d’hectares de territoire à la Pologne. Il s’agit de mettre fin à un litige remontant à la signature d’un traité entre Prague et Varsovie en 1958 à propos de la délimitation des frontières entre les deux pays. Une résolution pacifique de ce différend, malgré le mécontentement de certaines communes, qui tranche avec les vives tensions qui ont agité la Tchécoslovaquie et la Pologne dans la première partie du XXe siècle au sujet de territoires contestés en Silésie et au nord de la Slovaquie. Ce sont ces tensions, qui donnèrent même lieu à un bref conflit armé en 1919, qui sont l’objet de cette rubrique historique de Radio Prague.

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La carte de l’Europe à la fin de la Première Guerre mondiale voit apparaître de nouveaux pays : la Tchécoslovaquie déclare son indépendance le 28 octobre 1918 ; quelques jours plus tard, le 11 novembre, la Pologne proclame et retrouve la sienne. La question de la redéfinition des frontières dans l’Europe médiane, suite à la désintégration de l’Autriche-Hongrie, pose dès le début problème entre les deux nouveaux Etats, malgré les discussions engagées sur le sujet dès la période du conflit mondial et un premier accord signé en novembre 1918. C’est ce qu’indiquait sur nos ondes l’historien Alain Soubigou :

« Entre la Tchécoslovaquie et la Pologne, il subsistait depuis les origines, depuis 1918, un souci dans le règlement de la question du bassin charbonnier de Cieszyn (Teschen en allemand, Těšín en tchèque). Beneš s’était assuré une position diplomatique de poids, il a réussi à obtenir qu’une très grande partie de ce bassin réclamé par les Polonais soit attribué à la Tchécoslovaquie. Et c’est resté dans la mémoire des Polonais durant tout l’entre-deux-guerres et cela a rendu assez complexe l’articulation d’une force entre la Pologne d’une part, et les trois pays moyens de la Petite Entente d’autre part. »

La Petite Entente, c’est l’alliance militaire conclue au début des années 1920 entre la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie, largement tournée contre les volontés irrédentistes hongroises, et soutenue par la France. C’est une alliance à laquelle la Pologne, pourtant proche de Paris, ne participe pas. Il faut dire que les relations entre Prague et Varsovie sont plus que difficiles.

La Pologne réclame les régions de Spiš et d’Orava, deux territoires habitées par une population slave au nord de la Slovaquie, inclues dans l’Etat tchécoslovaque et les forces polonaises occupent partiellement à quelques reprises les zones contestées avant un arbitrage dans les années 1920.

L’autre litige porte sur la région de Těšín, qu’évoquait Alain Soubigou. C’est une région industrielle riche en charbon, d’importance stratégique pour la Tchécoslovaquie, puisqu’elle est traversée par la ligne de chemin de fer qui relie Bohumín à Košice. Prague estime de surcroît avoir des droits sur la Silésie, attachée historiquement à la couronne de Bohême. On ne l’entend pas de cette oreille côté polonais, où l’on argue du fait que la population de la région de Těšín est majoritairement polonaise, quand bien même y vivent également des Tchèques et des Allemands. Le différend a ainsi des racines profondes. C’est ce que notait l’historien Dan Gawrecki, dans un documentaire intitulé « Région de Těšín – Un siècle étrange », diffusé pour la première fois en 2003 à la Télévision tchèque :

« Pour comprendre le conflit autour de Těšín, il faut revenir longtemps en arrière, au moins à l’année 1914, quand débute le conflit mondial et que les trois nationalités présentes sur ce territoire ont des programmes politiques propres qui sont opposés. La plupart des Allemands veulent une grande Allemagne ; les Polonais un Etat polonais et les Tchèques souhaitent une fédéralisation de l’Autriche-Hongrie, dans laquelle ils seraient partie prenante. Quand l’Autriche-Hongrie disparaît, la situation se complique singulièrement. Tout d’un coup sont créés le Comité national tchèque pour la Silésie (Zemský národní výbor pro Slezsko) et son équivalent polonais (Rada Narodowa Księstwa Cieszyńskiego). Les deux organisations se veulent les représentants des habitants de la région et proclament leur souveraineté sur toute la Silésie, avec la région de Těšín, au nom de l’intérêt national de leurs Etats. »

La guerre des sept jours
Les tensions sont telles que le gouvernement tchèque, après diverses demandes refusées par les Polonais, décide de passer à l’offensive. C’est la « guerre des sept jours », appelée « guerre polono-tchécoslovaque » en Pologne. Les troupes tchécoslovaques, composées notamment de légionnaires formés en France et bien aguerries, sont menées par Josef Šnejdárek, un vétéran de la Légion étrangère et des Légions tchécoslovaques. La Pologne est en conflit avec la plupart de ses voisins et la majorité de ses hommes se trouvent alors engagés à l’est contre la république populaire d'Ukraine occidentale. L’historien Jan Rychlík raconte :

« Tout cela aboutit à ce que le 23 janvier 1919, l’armée tchécoslovaque lance une action militaire qui contraint le Conseil national polonais en place à Těšín à évacuer vers la ville de Bielsko. Dès l’intervention des grandes puissances, des négociations de cessez-le-feu se tiennent à partir de début février. Après des discussions très compliquées, un compromis est finalement trouvé pour séparer la région de Těšín au niveau de la rivière Olza, appelée Olše en tchèque, c’est-à-dire telle que la frontière existe aujourd’hui. »

La France et le Royaume-Uni font pression pour mettre fin à cet engagement armé, dont le bilan est de plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés. La conférence de Spa, organisée en Belgique en juillet 1920, arrête une solution. La région de Těšín est séparée de telle sorte que la voie ferrée reliant la Moravie à la Slovaquie soit sur le territoire tchécoslovaque et marque la frontière avec la Pologne. Prague cède également plusieurs villages dans les régions contestées de Spiš et d’Orava.

Les relations entre les deux pays ne s’améliorent cependant guère. Jan Rychlík remarque par exemple que Varsovie, qui est en guerre contre la Russie soviétique, accuse les Tchécoslovaques de favoriser l’avancée bolchevique. Une grève dans les chemins de fer empêche ainsi l’acheminement d’armes vers la Pologne. Face à ces accusations, Edvard Beneš aurait répondu : « Nous vous aidons déjà en ne combattant plus contre vous », une citation dont l’historien doute de la véracité.

Edvard Beneš,  foto: ČT
Les tensions ressurgissent dans les années 1930, parallèlement à la montée du nazisme et à l’irruption de la problématique des Sudètes allemandes. Insatisfaite du règlement de la question de Těšín, la Pologne voit dans la crise de Munich l’opportunité de satisfaire ses revendications sur la Zaolzie, le nom que donnent les Polonais pour la partie de la région de Těšín administrée par les Tchécoslovaques. Selon Jan Rychlík, le président Evdard Beneš a alors tenté de solutionner le problème qui se profilait, mais sans succès :

« Le président Beneš a personnellement adressé une lettre à son homologue polonais Ignacy Mościcki, dans laquelle il lui proposait de résoudre les questions sensibles entre les deux pays. En substance, il lui disait que la Tchécoslovaquie était prête à renoncer au minimum à une partie litigieuse de la région de Těšín, en échange de la neutralité amicale de la Pologne dans le conflit à venir avec l’Allemagne. Ignacy Mościcki n’a pas répondu à cette lettre, car entre temps, il y a eu la conférence de Munich. Et le gouvernement polonais de Felicjan Sławoj Składkowski a immédiatement profité de cette situation. »

Après un ultimatum demandant la cession immédiate de la dite Zaolzie le 30 septembre 1938, la Pologne, dès la réponse favorable de Prague, occupe militairement le territoire. Certains Tchèques et Allemands, qui ne peuvent justifier d’y vivre depuis au moins 1918, sont expulsés, une mesure qui répond aux tracas parfois causés aux nationaux polonais durant la période d’administration tchécoslovaque. L’annexion ne dure cependant qu’un temps, car dès la fin du mois de septembre 1939, quand l’armée polonaise est défaite par l’Allemagne nazie, le territoire de Těšín est rattaché au Reich.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, une surprenante idée de confédération polono-tchécoslovaque est soutenue ici et là dans l’entourage des gouvernements en exil. Cela n’empêche pas les questions litigieuses de ressurgir, plus vives que jamais, au sortir de la guerre. En 1945, il y a d’ailleurs une nouvelle pomme de discorde avec le territoire de Kladsko, appelé Kłodzko en polonais, que les Allemands sont contraints de céder. Cette région, qui a un temps appartenu à la couronne de Bohême, est plutôt peuplée par des Tchèques, en plus des Allemands. Elle échoit pourtant à la Pologne. C’est l’Union soviétique, dont l’armée a libéré la Pologne et la majorité du territoire tchécoslovaque, qui va devoir jouer le rôle d’arbitre. On écoute Jan Rychlík :

« En 1945, il y a une série d’escarmouches locales avec des unités des douanes tchécoslovaques et des milices composées d’habitants polonais. Mais il y avait un risque d’une attaque de plus grande envergure au niveau de la ville de Ratiboř. Et les autorités soviétiques ont donc dû intervenir. Pour ce qui est de la région de Těšín et pour toute la frontière tchécoslovaque, ils ont donné raison à la Tchécoslovaquie. D’autre part, ils ont confirmé les frontières polonaises au niveau de l’Oder et de la Neisse, ce qui, il faut le dire, d’un point de vue historique et ethnographique est un non-sens. Jamais aucun Polonais n’avait vécu à l’ouest de Wrocław. »

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Un traité « d’amitié » parachève le deal en 1947, avec quelques menues modifications. Il sera confirmé par l’accord de 1958 entre la Tchécoslovaquie et la Pologne, que nous évoquions en introduction. Cependant, d’après Jan Rychlík, les deux pays ont gardé des relations relativement tendues durant la période communiste, des crispations qui se sont notamment manifestées au niveau de leur frontière commune, qui n’a réellement été ouverte qu’en 1991.